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Critiques - Page 5

  • Tentatives & projets...

    1881847722.jpg

    Je redécouvre Thibault de Vivies par le biais d'un de ses textes publié sur Publie.net : Tentative de pourquoi j'ai toujours si mal à la tête, un monologue percutant composé de tirades plus ou moins longues, une ponctuation économe, des phrases saccadées qui se déroulent et se percutent dans l'esprit d'un narrateur déboussolé, pour rebondir dans l'esprit du lecteur. L'auteur crée une voix déstabilisante, celle d'un individu dont il est difficile de cerner la personnalité et la nature, et qui tâche de mettre de l'ordre dans sa vie et ses pensées, d'appréhender le monde qui l'entoure et d'y survivre - des tentatives au prime abord déstructurées et tâtonnantes et qui font pourtant peu à peu sens et s'inscrivent dans une démarche introspective cohérente, que chaque lecteur reconstruira comme il l’entend. On se laisse porter par la succession et l'enchevêtrement de mots, à la découverte d'un univers intérieur atypique et d'un parcours bouleversant. Un texte étonnant que je recommande vivement.

     

    Présentation, extrait et achat en ligne http://www.publie.net/tnc/spip.php?article84

     

    Le site de l'auteur http://www.tentatives-lesite.net/ 

    Son premier roman, Me suis fait tout seul, publié en 2002 par les éditions Pétrelle, est réédité par les éditions Jets d’encre. Je l'avais lu lors de la première édition.

    931843450.jpgMe suis fait tout seul est là encore un monologue, ou plutôt un dialogue entre un homme brisé, "une sale gueule", et un monde sourd à ses appels, le dialogue entre le désespoir et l'indifférence. Cet homme que la société a mis en marge se raconte avec lucidité, en sachant qu'au fond, il ne s'en sortira pas, que ses tares psychologiques et ses déviances ne lui laisseront pas de repos. Il commet un crime sexuel et se retrouve pour quelques années en prison, sans que ses troubles psychiques soient un instant pris en compte, ou tout du moins, qu'une tentative de traitement se mette en place. Il en ressort tout aussi désaxé, convaincu que sa réintégration sociale est impossible. Ainsi, il traîne sa liberté toute neuve comme un boulet, et, désemparé, il la reçoit comme une autre forme d'enfermement.
    Son errance l'entraîne à devenir l'homme à tout faire dans un sinistre bordel, où il se sent bien un temps, mais qu'il quitte un jour, "vers de nouvelles aventures". En réalité, son existence sans but est motivée par un déphasage psychologique constant, routinier, et les pérégrinations qu'il nous conte là sont poignantes d'ironie dramatique : l'on y ressent une pointe de sarcasme, qui vise surtout les autres hommes et leur "monde terrible" et une bonne dose de dégoût, que le narrateur retourne le plus souvent contre lui-même.
    Thibault De Vivies a d'abord écrit pour le théâtre et publiait là son premier roman, mais on y ressent à chaque instant les influences de l'écriture dramatique : chaque chapitre semble fonctionner comme un tableau et le style spontané, où une certaine poésie perce par endroits, est totalement oralisé, sans tabous ni pudeur ; un texte brut qui paraît destiné à être lu à haute voix, voire joué sur scène, même si là n'était pas l'intention de l'auteur, qui disait : "J''essaie de mettre de côté, pour un temps du moins, le théâtre, et de me recentrer sur ce que j'ai à exprimer en utilisant l'écriture romanesque où je me sens pour le moment plus libre".
    (B. Longre)

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  • Genèse du personnage, entre histoire et fiction.

    Tu signais Ernst K. de Françoise Houdart
    Ed. Luce Wilquin

    Que sont véritablement Juliette, Laura, Emma et (surtout) Ernst, quelques-uns des protagonistes de cet admirable récit romanesque ? Quel rôle ont-ils réellement joués dans les drames que dépeint, en les réinventant souvent, l’écriture riche et sonore, aux nombreuses embellies métaphoriques, de Françoise Houdart ? Des personnages de papier, c’est une certitude, mais leur statut n’en reste pas moins indéfini, car rarement on aura vu des créations littéraires prendre corps et se faire chair à ce point ; tout particulièrement Ernst K., jeune recrue de l’armée allemande qui logea chez l’habitant (en l’occurrence dans la maison de Juliette et de sa fille Laura) durant près de dix-huit mois, entre 1917 et 1918, comme tous ces soldats pour lesquels l’armée réquisitionnait des logements en Belgique occupée.

    1871238979.jpgLa romancière avoue ses incertitudes dès le début, s’adressant au personnage éponyme, qui fut aussi un homme dont il ne reste que peu de traces : « A ce stade de ma recherche, j’ignore encore pourquoi je te poursuis ; pourquoi j’instruis ton procès d’existence en te supposant tel qu’il faudra que tu sois en mes hypothèses d’auteur et mes propres conviction. (…) Tu as laissé derrière toi un message crypté dont j’ai entrepris de pénétrer le mystère. » La fascination que la romancière éprouve, et réitère tout au long du roman, pour Ernst K., rappelle en partie une autre vaste entreprise littéraire entre imagination, réinvention et réalité historique – celle que Bernado Carvalho relate dans Neuf nuits. Les deux récits, de même que les deux hommes qui les ont inspirés (Ernst K. et Buell Quain, anthropologue américain), n'ont que très peu de choses en commun, hormis l’obsession qui s’est emparée de deux écrivains (l’une belge, l’autre argentin) et qui les a incités à composer des romans fiévreux, tenant autant de la fiction que de la quête personnelle. Tandis que Bernado Carvalho avait en main quelques photos, des lettres, des archives et des témoignages (incertains), Françoise Houdart, pour creuser le cas « Ernst K.» a dû se contenter d’un petit carnet de dessins et des souvenirs éparpillés d’une vielle dame – Laura, la petite qui avait huit ans en 1917, quand le jeune Allemand pénétra pour la première fois dans la maison de Juliette.

    Indices ou mirages ? Peu d’éléments en tout cas pour mener l’enquête, à la fois dans la réalité historique de la première guerre mondiale (des événements à grande échelle) et dans une reconstruction semi imaginaire qui s’intéresse de tout près à l’humain et aux souffrances endurées individuellement en ces temps de tourmente – les pénuries, les arrestations, la tyrannie et l’arbitraire qu’un commandant fait régner dans le village (comme c’était la règle), la peur et le froid qui s’insinuent au plus profond des êtres. Il y a aussi Eduard, l’ami d’Ernst, qui écrit à sa femme Emma : « La guerre, elle pourrit l’âme en dedans. » ; Emma, la femme ennemie, que l’on apprend à connaître lors d’une permission accordée à Ernst, et qui subit des épreuves similaires à celles de Juliette, la logeuse belge d’Ernst – des destinées étrangères l’une à l’autre et pourtant parallèles, qui se rejoignent implicitement quand toutes deux perdent leur mari et qu’Ernst prend soin des deux femmes, avec discrétion et compassion.

    On retient l’ardeur avec laquelle la romancière construit son enquête, retraçant les déplacements d’Ernst (probablement chauffeur du commandant) en s’appuyant sur les dessins du carnet – qui représentent des châteaux, des demeures anciennes ou des paysages des alentours – un travail topographique de taille, qui va de pair avec la documentation historique. Cette ardeur, on la retrouve dans la précision stylistique, qui ne souffre aucun défaut, et dans la volonté de la romancière de mettre en mots ses doutes – pour ensuite les chasser afin de poursuivre son œuvre de reconstruction fictive.

    Il reste au lecteur de démêler les fils d’un récit hybride et palpitant, génériquement inclassable, entre Histoire, mémoire et imaginaire - l’histoire, principalement, de la micro guerre de Juliette et de son époux barbier, de l’« occupant » qui leur a été imposé jusque dans l'intimité de leur propre maison – ce jeune homme qui refuse pourtant d’être assimilé à l’armée allemande et à ses exactions. Tu signais Ernst K. est une œuvre imposante qui s’attache, paradoxalement, au quotidien d’un petit nombre de gens ordinaires – une vieille femme qui meurt d’épuisement, un vicaire résistant, agent secret, un barbier maladroit, des enfants qui travaillent sans relâche pour faciliter le quotidien de leurs parents, une cuisinière généreuse, quelques notables pris au piège de l’occupation ennemie, des délateurs (encouragés par les occupants) et des foyers détruits par les déportations de travailleurs vers les mines ; et aussi un soldat « à la périphérie de l’horreur », que ses supérieurs n’ont pas encore envoyé au front, et une romancière fascinée, qui crée ce personnage pivot et fuyant tout à la fois, qu’elle utilise pour explorer le processus créatif tout en prenant conscience de l’emprise qu’il a sur elle, et de ses difficultés à le maintenir dans un cadre fixe et programmé : « Ainsi es-tu devenu un être doué d’existence. J’écris ces mots (…) et ceci me paraît pléonastique. Existeraient-ils des êtres qui ne possèdent pas le don d’exister ? Mais à la réflexion, es-tu un « être », toi ? (…) De toi, Ernst, j’ai la profonde certitude que cette potentialité d’exister hors de ton contexte romanesque émane de ta seule volonté. (…) Tu n’étais qu’un nom écrit au crayon sur la première page d’un carnet de dessins (…) Je l’ai lu, je l’ai dit, et tu es devenu quelqu’un. »
    (B. Longre)

    http://www.wilquin.com/

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  • Lisez le garçon...

    cgutman.jpgJournal d’un garçon de Colas Gutman, Médium de l’école des loisirs, 2008

    Un garçon qui tient un journal intime ? C’est soit « une fille, soit un pédé, soit une fille-pédé »… du moins de l’avis du père et du demi-frère du narrateur. Ce qui n’empêche heureusement pas celui-ci de tenir son journal (et de s’y tenir, de septembre à juin) pour notre plus grand plaisir. Car tout y passe et rien n’est simple : sa famille recomposée, sa sœur qui joue à la rebelle, ses amis qui n’en sont pas (surtout le sosie de Julien Lepers, un « gentil » garçon qui s’est pris d’affection pour lui…), ses tristes amours (d’avance vouées à l’échec avec une « fille de terminale ») ou encore la très collante Nathalie Sicard, qui le poursuit de ses assiduités. Le désenchantement ambiant est cependant compensé par la finesse d’esprit de ce narrateur qui tente de rester « distant et classe » en toutes circonstances… Un jeune lycéen qui n’a pas sa plume dans sa poche, adepte d’une autodérision âpre et laconique qui lui permet peut-être de moins souffrir que d’autres, en dépit de situations humiliantes qui laissent le lecteur proche de l’hilarité. A lire absolument et à faire circuler.
    B. Longre (mai 2008)

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  • Condamnés au Paradis

    Au plus loin du tropique de Jean-Marie Dallet - Editions du Sonneur

    Condamnés au Paradis

    « Quand vous serez tous morts petits Blancs qui sentez le cadavre de vos possessions, l'île entière m'appartiendront, et le dernier d’entre vous je l’envelopperai dans le drap cloué au-dessus de mon comptoir, ce drap sur lequel j’ai peint "Rôtissez tous au fond de l’enfer" avec mes caractères hakka bien plus beaux que vos lettres en chiures de mouche, puis j’irai brûler le tout au fond de mon jardin – à cette pensée Ah You éclate d’un rire qui découvre trois chicots, multiplie les rides de son visage gris jaune alors que la lumière de l’aube filtre à travers les auvents entrouverts, il est là debout au milieu de son échoppe… »

     

    677775199.jpgParataito, « Paradis » en maori, un atoll perdu (« plat, petit et tout en rond (…) à peine un point noir entre Tuamotu et Gambier »), colonie pénitentiaire oubliée de tous, abrite encore une drôle de troupe qui tient à peine sur pied : cinq vieillards condamnés à l’exil, aussi disparates les uns des autres que leurs crimes respectifs – Ma Pouta, la vieille maquerelle, Trinité, le métis unijambiste, Pétino, le vieux militaire pétainiste, Corentin, le prêtre concupiscent, et Ah You, le Chinois qui tient boutique et qui n’attend que la disparition des quatre autres pour devenir le souverain des lieux… Il faut dire qu’au fil des années, ils ont déjà vu nombre des leurs s’éteindre et, survivants d’une longue liste de bagnards ayant échappés à la guillotine, ils s’accrochent tant bien que mal à ce qui leur reste de vie, au quotidien qui s’étire sans fin et aux quelques bribes de souvenirs à travers lesquels ils se définissent et se complaisent à revivre ce que le temps a définitivement effacé.

    En ce 1er janvier, tandis qu’ils attendent la goélette pénitentiaire qui les ravitaille deux fois l’an, ils s’apprêtent à se rendre à l’office religieux que Corentin s’obstine à célébrer, bien que ses compagnons ne manquent jamais de s’endormir avant la fin de son sermon, et que ces derniers connaissent d’avance les élucubrations que va leur servir le vieux pervers… quand un cyclone frappe l’île et ses alentours, provoquant deux événements qui vont temporairement bouleverser l’ordonnancement (certes déjà un peu bancal) du quotidien de ces prisonniers sans geôliers : la mort de l’un d’entre eux et l’arrivée de Kerlan, jeune naufragé semi amnésique échoué sur la plage, qui bien vite devient le protégé des quatre vieillards restants – ils entreprennent de le sauver in extremis des bernard-l'hermite, de panser ses plaies, de le soigner, de le nourrir, de le bichonner, bref, de l’accueillir dans leur univers déglingué et lui confier quelques-uns de leurs souvenirs.

    Dès les premières lignes, cette étonnante robinsonnade séduit le lecteur, qui se perd et se retrouve dans les monologues fluides et truculents de chacun des personnages, le narrateur intervenant régulièrement pour remettre un peu d’ordre dans le récit (l’absence de délimitation entre le « je » et le « il » impersonnel ne perturbe pas longtemps) ; les soliloques (ou dialogues avec ce qu'ils furent et ne sont plus) sont composés de lambeaux de mémoire, de plongées nostalgiques dans leurs passés respectifs (rarement idylliques, mais qu’ils ont néanmoins pris l’habitude de magnifier) : un épanchement de rancoeurs accumulées pour certains, une litanie des regrets pour d'autres, un éternel ressassement qui se traduit dans l’écriture elle-même, syntaxiquement décalée, à l’image des pensées qui se chevauchent dans l’esprit des narrateurs qui prennent la parole en alternance. L’auteur fait entendre la voix de rebuts, mis au banc d’une société rigoriste, des naufragés involontaires de l’existence dont l’humanité n’est toutefois pas à démontrer et dont le véritable Eden se trouve ailleurs que sur cet atoll, coin de paradis qu’ils maudissent (« enfer posé sur les flots », « atoll de désolation »). Des personnages qui forment un microcosme signifiant, reflet de la société qui les a rejetés mais à laquelle ils restent attachés, coûte que coûte, en reproduisant sur leur bout de terre un semblant d’organisation sociale ; soulignons cependant que ces figures certes emblématiques (le prêtre, le militaire, la putain, le commerçant et l’esclave) ne sont jamais monolithiques ou fonctionnelles, en dépit de la théâtralité qui émane de l’ensemble, mais restent très attachants malgré leurs tares ou leurs défaillances.

    Ce qui ressort de ces portraits nous concerne tous : donner un sens à une existence dérisoire (et parfois à un passé qui ne l’est pas moins), trouver une logique au chaos de la vie, dépasser l’horizon unique auquel chacun de nous a pu s’accoutumer… Qu’espèrent encore Ma Pouta, Trinité, Pétino, Corentin et Ah You ? Une rédemption possible pour les crimes commis (ou dont ils ont été injustement accusés) ? Un pardon ? Pas vraiment. Une délivrance, peut-être ? Un départ de l’atoll ? Un retour, en tout cas, à la « civilisation » qui les a abandonnés. En revanche, le naufragé Kerlan semble en quête de tout autre chose – d’une libération, mais qui se traduirait d’une autre manière, tant il aspire à la solitude que l’île, loin d’être déserte, ne pourra lui offrir qu’une fois les autres partis ou morts.

    Sur le mode de la robinsonnade (du naufrage à la délivrance – qui ne revêtent pas le même sens pour tous), Jean-Marie Dallet tisse un roman jubilatoire, où le huis clos n’a rien d’étouffant, où règne une atmosphère au contraire souvent joyeuse et cocasse – un récit hors normes, entre réalisme cru et allégorie poétique, qui s’achève sur une touche de sérénité, une échappatoire à l’enfer du monde et de la civilisation. Une oeuvre brève, dense, polyphonique et savoureuse, à laquelle on se hâtera d'aller goûter.

    (B. Longre, mai 2008)

    http://www.editionsdusonneur.com/

    Depuis Les Antipodes, édité au Seuil en 1968 et préfacé par Marguerite Duras, Jean-Marie Dallet a écrit une quinzaine de romans, dont Dieudonné Soleil, qui obtint la Bourse Goncourt du récit historique. Il a toujours « navigué » entre la Méditerranée, le Pacifique Sud et Paris. Encre de guerre est son deuxième roman publié aux Éditions du Sonneur.

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  • Zizi ou zézette ?

    Zizi ou zézette ? de Laetitia Zuccarelli, T. Magnier, 2008

    Sur le mode de l’énumération, Laetitia Zuccarelli fait le tour d’une famille, du papi à la petite sœur, de la tata au papa, chaque double page répondant à l’interrogation contenue dans le titre. L’originalité de l’ouvrage tient à deux éléments : la nudité des personnages – chose suffisamment rare dans un ouvrage jeunesse pour être soulignée – et le fait que ces derniers soient incarnés par de petites poupées de chiffon cousues main, pourtant confectionnées de façon réaliste, avec ce qu’il faut de pilosité (quelques brins de laine placés aux bons endroits). Quant au texte (« Pépé ? Zizi ! / Maman ? Zézette !... » et ainsi de suite), en harmonie avec les figurines qui lui font face, est brodé sur une toile de couleur crème. Même si le discours est simpliste et réducteur (forcément, on ne saurait s’arrêter à cette différence pour définir les individus), l’ouvrage offre une manière astucieuse, franche et néanmoins pudique d’aborder les différences physiques avec les tout petits.
    B. Longre (mai 2008)

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  • Publications théâtrales, Revue des livres pour enfants

    Quelques pièces pour la jeunesse, à découvrir et à lire...
    Ces recensions ont paru dans le numéro 239 de
    La Revue des livres pour enfants (
    La Joie par les livres / BNF, février 2008)

    Sous un ciel de chamaille de Daniel Danis - L'Arche éditeur
    Dis-le-moi ! d'Erwan Bargain - Lansman
    Ohne de Dominique Wittorski - Actes Sud-Papiers
    La Petite Danube de J-P. Cannet, ill. d’Edmond Baudoin - Les éditions Théâtrales
    La Robe de Gulnara d'Isabelle Hubert - Lansman
    Juliette toute seule de Florence Klein - Lansman
    Rêves de théâtre, Florence Klein, ill. Madeleine Tirtiaux Lansman et le CDWEJ
    Alice et autres merveilles de Fabrice Melquiot - L'Arche éditeur
    L’épouvantable petite princesse de Geneviève Damas - Lansman
    Le navigateur et l’enfant de Jean-Rock Gaudreault - Lansman

     

    L'éditeur

    Sous un ciel de chamaille de Daniel Danis
    L'Arche éditeur
    À partir de 10 ans

    Quelque part à la frontière d’Israël et de la Palestine, naît une amitié interdite entre Lirane, 8 ans, fillette juive qui habite une vraie maison entourée de terres fertiles et Ferhat, 11 ans, Palestinien qui vit dans un camp de réfugiés poussiéreux ; une relation avec ses hauts et ses bas, entre attirance et répulsion, renforcée par la perte respective d’un frère et d’une sœur morts dans un attentat. La folie adulte des «chamailles» est bientôt supplantée par celle des éléments qui se déchaînent, la nature reprenant ses droits et unissant les humains dans les mêmes souffrances. L’auteur, sans prendre parti, plaide pour la réconciliation et l’espoir d’un avenir commun. Malgré le sujet délicat, tout est parfaitement dosé, les dialogues vifs et entraînants, les personnages très attachants.

     

    L'éditeur

    Dis-le-moi ! d'Erwan Bargain
    Lansman
    À partir de 9 ans

    La veille de son déménagement, Lisa tente d’avouer son amour à son ami Théo, mais le garçon joue l’indifférent et feint de dédaigner ce genre de sentiment. Des années plus tard, Théo, rongé de regrets, se souvient de cet épisode qui a marqué son enfance. La pièce se présente comme un débat sur le sentiment amoureux (ses symptômes, ses causes, le pour et le contre, le sens du mot « bonheur » et d’autres choses encore), mené avec une lucidité mêlée de candeur par deux enfants de huit ou neuf ans. Suffit-il d’être amoureux pour être heureux ? C’est ce que soutient Lisa, vite contredite par son ami, qui prend au pied de la lettre les métaphores associées au coup de foudre et à l’amour. Un charmant badinage teinté d’une douce nostalgie, qui parlera aussi aux adultes.

     

    Collidram

    L'éditeur

    Ohne de Dominique Wittorski
    Actes Sud-Papiers
    dès 13 ans

    Ohne (la préposition allemande signifiant « sans ») va chercher du travail à l’ANPE et se trouve confronté à la rigueur et au jargon bureaucratiques. Le dialogue en trois temps qui s’instaure entre le personnage, décalé et en apparence très naïf, et l’employé, pourtant plein de bonne volonté, donne lieu à nombre de quiproquos et de méprises, une manière de mettre l’accent sur les absurdités de notre époque (entre autres celle du langage) et les angoisses liées au chômage. Malgré son âpreté et sa complexité, la pièce a remporté le Prix de littérature dramatique des collégiens, décerné pour la première fois en 2007 par l’ANETH – prix baptisé «Collidram » pour 2008, faisant intervenir plusieurs classes de collège d’Ile de France.

     

    L'éditeur

    La Petite Danube de Jean-Pierre Cannet, ill. d’Edmond Baudoin
    Les éditions Théâtrales
    À partir de 12 ans

    Au pied des Carpates (« dans une éternité d’enfance et de guerre »), Anna, fille de garde-barrière, grandit avec le bruit des trains dans les oreilles – des wagons qui vont vers une destination finale, le camp de « prisonniers » situé non loin de chez elle. Presque rien n’est « montré », hormis une veste à rayures trouvée par Anna, qu’elle surnomme Arthur et qui devient son unique compagnon de jeux, puis un prisonnier décharné, pourchassé par des soldats, qu’elle croise dans les bois. Poignant, le texte capte avec justesse et pudeur l’horreur des crimes nazis, tout en dénonçant la lâcheté des individus lambda, dont les parents d’Anna, qui restent sur leur quant-à-soi et collaborent quand il le faut. Les illustrations au fusain en disent peut-être un peu trop, mais la langue est belle, limpide, l’atmosphère étouffante, et le dénouement, nimbé de fantastique, n’en devient que plus percutant.

     

    L'éditeur

    La Robe de Gulnara d'Isabelle Hubert
    Lansman
    À partir de 12 ans

    Entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, une communauté d’apatrides vit depuis des années dans des wagons abandonnés. Le narrateur conte l’histoire de sa mère Mika, alors âgée de 13 ans, une fille joyeuse et généreuse qui, la veille des noces de sa sœur grande Gulnara, tache malencontreusement la robe de mariée avec du goudron. Mika part alors en quête de celui ou de celle qui voudra bien l’aider à réparer son erreur et tombe sur un commerçant qui lui propose de se vendre afin de gagner de quoi offrir une nouvelle robe à sa sœur. Un marché risqué, que Mika accepte, sans savoir qu’une autre solution a été trouvée. De courtes scènes, une intrigue qui tient en haleine, une ironie dramatique parfaitement construite, une galerie de personnages incarnant divers travers ou qualités (solidarité, avarice, égoïsme) et un dénouement tragique pour cette fable atemporelle sur l’innocence corrompue.

     

    Le blog

    L'éditeur

    Juliette toute seule de Florence Klein
    Lansman
    à partir de 10 ans

    Sous-titrée « Un voyage dans l’histoire du théâtre occidental », la pièce est construite à la manière d’une fable dont le propos serait, tout simplement, le théâtre ; ses origines, le jeu et le travail des comédiens, l’art de la mise en scène et de la scénographie, les textes et leurs auteurs... Dans ce monologue, Juliette, la comédienne, joue (à sa manière) la Juliette de Shakespeare mais endosse aussi tous les rôles possibles : narratrice, actrice, personnage et conférencière, elle revient sur l’enfance du théâtre et présente Dionysos, Shakespeare, l’épouse de Brecht, ou encore Sarah Bernhardt et Tchekhov. La volonté didactique qui préside à l’ensemble est évidente mais le texte charme pour sa fraîcheur, sa fantaisie et le ton direct que la narratrice emploie pour s’adresser au lecteur/public.


    Rêves de théâtre, la mise en scène au XXe siècle
    Florence Klein, illustrations Madeleine Tirtiaux

    Lansman et le CDWEJ, collection Empreintes.
    À partir de 12-13 ans

    En prolongement de Juliette toute seule, Florence Klein raconte la pratique théâtrale (émergence du metteur en scène, costumes, jeux, etc.), son histoire (portraits de dramaturges et de comédiens qui ont marqué le siècle) et sa propre expérience. Publié à l’initiative du Centre Dramatique de Wallonie pour l’Enfance et la Jeunesse, cet ouvrage documentaire concis et aéré, émaillé d’anecdotes et agrémenté de nombreuses illustrations, est complémentaire de la pièce citée ci-dessus et permet de réfléchir, entre autres, aux rapports entre texte et mise en espace.

     

    L'éditeur

    du même auteur

    Alice et autres merveilles de Fabrice Melquiot
    L'Arche éditeur

    À partir de 9 ans et plus

    La trame s’inspire d’Alice au pays des merveilles, que l’auteur subvertit avec inventivité en faisant intervenir d’autres personnages (Le petit Chaperon rouge, la poupée Barbie, Pinocchio, E.T. etc.) qui se rebellent un peu, las de leur rôle traditionnel, ou qui se perdent dans l’histoire d’Alice, la croisent puis repartent vers d’autres histoires, sans plus savoir où ils en sont....
    Proprement irracontable, se distinguant par l’impertinence de son ton et l’originalité de sa construction, la pièce, qui suit pourtant l’intrigue initiale, reste imprévisible, composée d’interludes musicaux, de rêves enchâssés (peut-être ceux d’un vieil homme à la barbe fleurie) et de rencontres loufoques où Alice apparaît comme une fillette lucide, contemporaine et fantasque, qui (on s’en doutait), accepte difficilement de grandir.

     

    L'éditeur

    L’épouvantable petite princesse de Geneviève Damas
    Lansman
    À partir de 7 ans

    Un roi et une reine, désespérés de n’avoir pas d’enfant, s’adressent à… l’auteur de la pièce afin qu’il leur fournisse l’héritière mentionnée dans le titre : naît donc Adélaïde, gâtée par ses parents, capricieuse et (forcément) tyrannique. La seule à pouvoir l’apprivoiser ? Sa Mémé, qui décide de l’emmener en voyage et de lui faire découvrir d’autres horizons. Au-delà de la réflexion sur l’éducation et sur les rapports de force entre enfants et adultes, le texte aux dialogues enlevés, fantaisiste à souhait, relate le parcours d’une fillette qui apprend à s’ouvrir aux autres, par le biais de diverses mises à l’épreuve. Le recours astucieux à l’auteur pour résoudre certains problèmes et venir en aide aux personnages permet une mise en abîme qui ajoute à la cocasserie de l’ensemble, tout en confrontant le lecteur, en filigrane, à ce qui sous-tend la construction d’un récit.

     


    L'éditeur
    du même auteur

    Le navigateur et l’enfant de Jean-Rock Gaudreault
    Lansman
    à partir de 9 ans

    La rencontre de deux solitudes : Nora, négligée par son père qui rentre tard le soir, et un retraité plein de bonne volonté, qui veut se rendre utile. L’enfant est d’abord irritée par la présence quotidienne du vieil homme, puis fascinée quand il se met à lui raconter sa vie d’aventures, au temps où il était navigateur. Le renversement des rôles ne manque pas d’intérêt : le vieil homme apprend à Nora à redevenir enfant en la faisant rêver ; le dénouement est un peu rapide mais la pièce reste émouvante, sans mièvrerie.

    © B. Longre

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  • Du français

    233639773.jpgParler le monde, la naissance d’une langue de Nouchka Cauwet et Sylvie Serprix, éditions Bélize, 2007

    Après Ecrire le monde et Compter le monde, Nouchka Cauwet nous offre un troisième ouvrage remarquable, un voyage (ou plutôt six…) à travers les mots, qui narre la naissance de la langue française, son évolution diachronique et les contacts multiples (emprunts, échanges, influences) qu’elle a entretenus avec d’autres langues – le latin, le grec, l’anglais, l’italien, l’arabe ou l’hébreu… On comprend ainsi le que le «combat du latin et du gaulois » fut long et plus difficile qu’on croit, on apprend comment les mots « poivre » ou « sucre » sont parvenus jusqu’à nous (depuis les Indes lointaines…), ce que les Portugais ont transmis, ou encore comment divers mots ont fait des allers-retours entre France et Angleterre… Les illustrations aux tons chauds de Sylvie Serprix se mêlent harmonieusement aux pages et aux reproductions de cartes, de textes, de tableaux anciens, et enrichissent cet ouvrage vivant et ouvert sur le monde, ponctué d’activités, qui enchantera les enfants mais aussi les plus grands – à qui il reste toujours des choses à découvrir… B.Longre

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  • Où ont-ils la tête ?

    Les enfants sans têtes d’Antoine Bouvier, Les impressions Nouvelles, 2008

    205305607.jpgLe titre fait référence à la chanson des Pixies (Where is my mind ?) que chantent les cinq personnages autour d’un feu, une nuit d’été. Cinq jeunes gens, garçons et filles, qui s’interrogent sur leur existence, sur l’amour physique et les sentiments qui vont ou non avec, se cherchent – se trouvent ou se perdent – à l’âge frontière de tous les possibles, quand on croit encore que rien n’est déterminé. Le trait fluide et souple d’Antoine Bouvier épouse harmonieusement la fragilité des sensations et des pulsions, les questionnements sans réponses, entre vie en groupe, aspirations à la solitude et tentation d’être à deux. Un joli roman graphique, un brin mélancolique, qui plaira tout autant aux adolescents d’aujourd’hui qu’à ceux d’antan. B. Longre

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  • Femme, nue et fière de l'être

    1437728764.jpgLa Femme toute nue de Karine Bernadou, Sarbacane, BD, 2008

    Femme, nue et fière de l'être

    D'étonnantes saynètes muettes composent cet album construit autour d'un personnage attachant et plutôt cocasse :  LA femme toute nue, telle qu'elle s'affiche d'emblée, qui déambule sur des pages sobres et des décors à peine esquissés, entre rires et larmes, coups de foudre, jouissances et peines de cœur, découverte de soi et des autres, naïveté et lucidité… assumant son statut et sa nudité avec un naturel confondant – et revendiquant avant toute chose le droit à la liberté individuelle, à l'amour libre et à l'erreur, à travers des expériences qui forgent un parcours. L'absurdité des vignettes n'est qu'apparente, car ce à quoi elles renvoient fait toujours sens et mouche, avec subtilité – en particulier dans des histoires intitulées La trace de ton ombre (où l'ombre de l'amant qui la délaisse reste collée à sa peau…) ou bien Printemps (quand la fusion des corps donne littéralement naissance à une petite fleur). Ces jeux de miroirs (et de masques) parfois cruels (mais il faut savoir se défendre…), jeux sur les mots (pris au pied de la lettre, sans cesse explorés), jeux des corps et des sexes (comme le très réjouissant Arbre à moustaches), ou jeux tout court donnent à voir un réel délibérément décalé, nimbé de légèreté.
    (B. Longre)

     

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  • De l'Olympe au cybersexe

    Histoire de l'érotisme, de l'Olympe au cybersexe, de Pierre-Marc de Biasi, découvertes Gallimard, 2007

    300845816.jpgPromenade à travers les âges qui ne se cantonne pas au seul Occident, cet ouvrage revendique un érotisme « affirmatif et civilisateur » et entend revenir sur quelques idées reçues, en proposant une lecture intelligente et lucide d'un phénomène qu'on ne saurait réduire à la simple sexualité, à l'assouvissement immédiat du désir ou aux pulsions des uns ou des autres. Car l'histoire de l'érotisme est avant tout « celle de ses représentations » artistiques (de l'art figuratif à la littérature, de la musique au cinéma) – dont nombre d'exemples parsèment ces pages. De l'Eros antique à l'Eros contemporain, Pierre-Marc de Biasi offre un vaste panorama émaillé d'anecdotes et d'analyses passionnantes. Et de conclure que deux ennemis menacent aujourd'hui l'érotisme en tant que « vecteur de culture, de liberté collective et d'épanouissement individuel » : une pornographie « de masse », envahissante et médiocre, soumise à la loi du marché (dont la devise serait « tout, tout de suite »), et « l'inquisiteur barbu, le jeteur d'anathèmes et de fatwas, la figure millénaire du censeur iconoclaste » dont le retour en force en inquiète plus d'un. L'ouvrage s'achève sur un abécédaire, florilège d'extraits littéraires « en proie à la fièvre d'Eros », de Diderot à Baudelaire, d'Ovide à Pierre Louÿs, d'Anaïs Nin à Bataille, de Sade à Claudine Galléa, qui incitera à prolonger l’exploration. B. Longre

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  • « Au cœur du corps des choses »

    Perfection de Claude Minière
    Editions Rouge Profond, Stanze.

    « Au cœur du corps des choses »

    La collection « Stanze », créée et dirigée par Christian Tarting, entend « traiter les questions d’esthétique (contemporaines, et plus anciennes) selon une essentielle logique d’écriture », et les deux textes qui l’inaugurent sont sur ce point exemplaires, en cela que l’écriture y est en osmose avec les sujets traités : deux textes exigeants du poète, historien et critique d’art Claude Minière (son journal, Pall Mall, est paru aux éditions Comp’Act), dont Perfection, un traité transdisciplinaire, inclassablement poétique, qui nous mène sur les chemins escarpés d’une pensée toujours mouvante et complexe.

    1161355551.jpgL’auteur, entre vers et prose, se penche sur la perfection, qui est plus un idéal qu’un objet d’étude en soi ; il tâche cependant d’en circonscrire quelques facettes, de proposer des pistes pouvant mener à des définitions, malgré tout ce que la notion a de fuyant. Il s’efforce toutefois de résoudre cette question : comment en effet parler de ce qui échappe, à première vue et selon « un lieu commun », à l’entendement, de ce qui paraît insaisissable, sans existence tangible ? La poésie est l’une des voies possibles, car Claude Minière l’affirme (à la manière du peintre Barnett Newman) : il faut rendre la perfection au réel, la dégager de l’abstraction, de la dichotomie abstrait/concret, et suivre Lucrèce qui disait : «Nous n’existons que par un joint exact entre le corps et l’âme » ; l’idée de ce joint insécable fait nécessairement écho à une autre affirmation du poète : « La perfection est inséparable ». Ainsi, « la perfection n’est pas le perfectionnement. Elle n’est pas contre le quotidien, elle lui est coextensive », ancrée dans le monde, « les pieds sur terre », comme il aime à le répéter.

    Claude Minière exprime tout du long son désir de limpidité (« Je parle la langue de tous les jours. Je vous parle »), tout en revendiquant l’éclatement de ses pensées qui semblent délibérément dispersées de page en page – surtout que l’hermétisme apparent du propos ne perturbe pas le lecteur, mais qu'il se laisse plutôt porter par un texte où tout fait sens au bout de la route, qu'il accepte les collages, assemblages, juxtapositions et bonds en avant, les nombreux oxymores qui forment un beau tissage d’échos et de rappels, jamais linéaire, librement poétique : « sans que dominât une trame constante », car « la parole directe est sinueuse ».

    Une poésie douce et aride à la fois, convoquant des images qui font l’effet de taches de couleur dispersées sur la page, affectant visuellement la lecture, quelques belles évocations du monde végétal, une nature qui est là comme pour renforcer cette préoccupation constante d’un retour au sens premier des mots, à la source – d’un retour au réel et à sa perfection.
    Blandine Longre

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  • Le jeu de l’amour et des incertitudes

    Autant en emporte la femme d'Erlend Loe - traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud - Gaïa, collection taille Unique 2005 / Parution en poche : 10-18, mars 2008

    Le jeu de l’amour et des incertitudes
    De la difficulté de vivre à deux – de la difficulté d’être soi-même.

    2142328917.jpgPrésentation audacieuse pour ce deuxième roman du Norvégien Erlend Loe traduit en français, après Naïf (paru lui aussi en 10-18) : des entrées numérotées, signe, en surface, d’un parcours balisé, d’un récit maîtrisé et d’un enchaînement narratif connu d’avance – un ordonnancement chronologique qui est un leurre car le narrateur, dont les doutes et les hésitations, les anxiétés et les incertitudes presque maladives ne cessent d’imprégner le récit, fait plutôt penser à ces autistes qui ont un besoin vital de repères, de jalons répétitifs et rassurants pour avoir la sensation de posséder quelque contrôle sur une existence et un monde angoissants.
    Une personnalité sans relief, des désirs informulés (en apparence presque inexistants), le sentiment d’être en décalage, une platitude et une circonspection qui marquent sa crainte de s’impliquer plus avant dans ses rapports avec les autres : ce portrait au départ peu flatteur du protagoniste central, soudain livré aux assauts amoureux de Marianne, dont la fantaisie est contagieuse, évolue au fur et à mesure que la relation entre les deux jeunes gens se transforme et s’amplifie, au point de devenir essentielle. Ils ne peuvent bientôt plus se passer l’un de l’autre, en dépit des querelles et des sautes d’humeur, des lubies ou des blessures qu’ils s’infligent mutuellement. Car si la fantasque et très épicurienne Marianne n’est pas toujours commode, il est vrai, le jeune homme, avec sa cohorte de doutes et de questionnements qui frisent parfois l’absurdité, n’est pas plus facile à vivre. Les malentendus – pourtant sans gravité et donnant lieu à des scènes loufoques – abondent et le narrateur comprend qu’il n’est pas si simple de vivre à deux, d’autant que Marianne s’est très naturellement installée chez lui, sans qu’il l’y ait invitée…

    Et pourtant, ce qu’elle éprouve pour lui sera réciproque, il le veut : « la présence soudaine de Marianne entre ces murs était, en un sens, foncièrement ahurissante (…) Je fus saisi par une fâcheuse sensation de précarité. (…) Je me décidai à tomber raide dingue amoureux d’elle. Voilà. J’allais même commencer pas plus tard que le jour d’après. » Mais il ne suffit pas de le décider pour éprouver un sentiment… et le narrateur s’interroge sans répit sur ses actes et ses pensées, renâclant à se persuader de l’authenticité de son amour : « je pinaillais en permanence sur des choses totalement superflues au regard de ce grand amour que nous étions en train de construire. » Plus loin, alors que Marianne l’a quitté (pour quelques jours) après une dispute : « je reconnaissais que je m’illusionnais en croyant que je n’avais pas besoin d’elle (…) j’étais surtout inquiet de ne pas pouvoir identifier ce que j’éprouvais comme étant du sentiment amoureux (…) Or juste avant de m’endormir, je me suggestionnais qu’il s’agissait néanmoins de sentiment amoureux.» On verra dans ce passage torturé l’illustration même des troubles existentiels du narrateur ; bientôt, il perd son travail et Marianne lui propose de partir en voyage – un périple spécial, unique et sans précédent : « des vacances durant lesquelles tout ne sera qu’expériences (…) et la voilà repartie à ressasser qu’il vaut mieux être en voyage qu’arriver à destination… » L’errance ferroviaire qui va suivre est tout aussi originale et imprévisible que les liens qui se font et se défont entre les deux personnages, et l’on se prend à s’imaginer être à leur place, entre insouciance et gravité, légèreté et grands sentiments, même si c’est Marianne qui mène le jeu dans lequel son amoureux se laisse emporter, opposant une résistance boudeuse peu efficace.

    Cette histoire d’amour à la fois familière et atypique, piquante et singulière du premier au trois centième épisode, forme un roman pittoresque, ponctué d’événements ou de conversations cocasses qui oscillent entre absurde et idiosyncrasies - grâce aussi à quelques personnages secondaires gentiment ridicules ou farfelus (dont Nidar-Bergene, amie de Marianne et adepte de la thérapie par le cristal…). Mais au-delà de l’humour omniprésent (renforcé par la naïveté - toute relative - du narrateur, Autant en emporte la femme appartient à ce nouveau genre littéraire nommé le «naïvisme»), c’est à une quête identitaire que nous convie Erlend Loe, à travers le portrait ce personnage qui ne cesse d’avancer, en dépit de ses incertitudes, dans sa connaissance de lui-même, remettant au goût du jour le célèbre précepte socratique…
    © B. Longre

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  • Pas Raccord vu par Antoine Dole

    Un article qui me fait grand plaisir, paru dans le n° 23 du magazine Sensitif et qu'Antoine Dole propose maintenant sur son blog 

    1444236797.jpgMilitant actif pour la défense des droits des homosexuels à NY, Stephen Chbosky est un témoin pluridisciplinaire : écrivain, scénariste, éditeur, réalisateur, autant de casquettes qui n’ont d’autre but que de témoigner d’une réalité où marginaux et vilains petits canards ont une place prépondérante. Pas étonnant, donc, de le retrouver co-créateur de la série « Jericho » (actuellement diffusée sur M6) où l’isolement et ses dérives sont des données obsessionnelles de premier plan.
    « Pas raccord » est la traduction du roman culte « The perks of being a wallflower », traduit dans pas moins de six langues. On y suit Charlie, un ado « freak » pour ses petits camarades, lycéens formatés, mais un surdoué pour son prof de littérature qui tente de l’éveiller à sa singularité en lui proposant des oeuvres exigeantes et hors circuit. Bonhomme à deux vitesses, en dehors des normes assurément, et "parce qu'il est unique, le monde dans lequel il vit ne lui pardonnera pas d'exister". On se réjouit quand le pote homo et la jolie Sam décident de le prendre sous leur aile, de séances du Rocky Horror Picture Show en apprentissage de soi et de la vie : l’éveil est total. Le tour de force de Stephen Chbosky est de restituer cette adolescence faussement naïve, dont les bouleversements se révèlent à la fois drôles et douloureux. La langue chahutée du héros de l’édition originale est parfaitement confortée dans cette traduction habitée de Blandine Longre, restituant la singularité du bonhomme : de la (dé)construction syntaxique particulière et baignée d’un lexique azimuté, émerge un Charlie à fleur de peau, tout en décharges, faux contacts et explosions. (A. Dole)

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  • Révolution porcine… affreuse, sale et méchante ?

    Sept petits porcelets de Dorothée De Monfreid, Gallimard jeunesse, 2008

    Révolution porcine… affreuse, sale et méchante ?


    Dorothée de Monfreid, que l'on connaît entre autres à travers ses romans publiés à L'école des loisirs (dont l'excellent Croquepied), s’en donne ici à cœur joie pour brouiller les pistes narratives et proposer un joyeux panachage intertextuel, le récit s'inspirant ouvertement de contes bien connus : les allusions aux Sept petits chevreaux ou aux Trois petits cochons, déjà contenues dans le titre, ont été habilement déguisées et "digérées" par l'auteure, qui offre la vision moderne d'une famille nombreuse dont le quotidien se résume à un invraisemblable chaos. Monsieur et Madames Porc "enragent" d'avoir à contenir leurs sept porcelets, qui se comportent comme des... cochons et transforment leur maison en véritable porcherie... "Il y a de la boue sur les fauteuils, de la vieille purée séchée par terre, des meubles cassés, des traces de chocolat sur les murs, des giclées de soupe jusqu'au plafond. Et en plus, ça sent souvent mauvais."

    329039523.jpgSans parler de la pollution sonore émise par la tribu tout entière, la maison résonnant des cris et des insultes qui fusent sans discontinuer. Logique, se disent les humains, les porcs sont des porcs... tout en prenant conscience des parallèles à établir entre cette famille cochon et les familles humaines : les parents débordés, irrités à longueur de journée par une progéniture dénuée de savoir-vivre, distribuent sans compter fessées et brimades, tandis que les enfants, de plus en plus désobéissants, aimeraient bien se débarrasser de ceux qu'ils considèrent comme des tyrans en puissance qui leur imposent d’intolérable limites : "Non, vraiment, on ne peut plus supporter d'être traités de cette manière." s'exclame l’aîné (à l'allure plutôt inquiétante), instigateur d'un complot qui, dans les grandes lignes, détourne les aventures du Petit Poucet : "On va abandonner les parents dans la forêt."

    Le texte ne manque pas de cocasserie, mais demeure indissociable des illustrations qui l'accompagnent, dans lesquelles sont contenues plusieurs parties du récit. Petit ou grand, chacun y trouve son compte et l’on s'amuse tout autant des délirantes facéties des jeunes cochons livrés à eux-mêmes (qui, bientôt, sans autorité pour les guider, font de leur maison le décor d'un huis-clos digne de Sa Majesté des mouches) que l’on comprend, à demi-mots, les belles « leçons » éducatives et démocratiques suggérées par le récit ; récit qui s'apparente à la célèbre fable politique de George Orwell, La ferme des animaux... Un pur régal, à déguster de préférence en famille…
    © B. Longre

    Cet ouvrage a d'abord paru aux éditions Bréal en 2004.

    D'autres ouvrages "cochons"

    Pas cochon ! de Christine Beigel, Illustrations d’Anna Karlson - Gautier-Languereau

    Copains comme cochons de Jean-François Dumont - Flammarion, Albums du père castor

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  • Un prix pour Indridason

    1752539332.jpgLe 6e prix du Polar européen du Point a été décerné à Arnaldur Indridason pour son roman L'Homme du lac, paru chez Métailié. Il a été remis le 27 mars dernier, lors de l''inauguration du 4e festival Quais du polar de Lyon.

    Je n'ai pas lu ce dernier (pourquoi ? par manque de temps, tout simplement...) mais avais aimé La Cité des jarres et La Femme en vert, publiés chez le même éditeur.

    La Cité des Jarres d'Arnaldur Indridason - traduit de l’islandais par Eric Boury - Métailié, 2006 (Points Seuil 2006)

    Une grande famille...

    Le monde littéraire islandais reconnaît en Arnaldur Indridason un excellent auteur de romans noirs. La Cité des Jarres se présente comme une enquête palpitante, rondement menée par l’inspecteur Erlendur – en réalité pas aussi désordonné ou antipathique qu’il n’y paraît, peut-être un peu enclin à régulièrement s’endormir tout habillé et à ne pas se soucier de sa tenue débraillée ; mais Erlendur est un investigateur efficace et cela se sait à Reykjavik. L’atmosphère pluvieuse et franchement hostile, ses difficultés familiales (les visites impromptues de sa fille Eva Lind, droguée notoire) ne l’empêchent cependant pas de rebondir avec détermination à chaque nouvelle étape de son enquête, qui le mène dans le passé douteux d’un dénommé Holberg, un vieil homme que l’on vient de retrouver mort dans un appartement humide ; un meurtre « typiquement islandais » d’après Sigurdur Oli, collègue d’Erlendur, « un truc dégoûtant, gratuit »… jusqu’à ce que l’inspecteur retrouve, caché au fond d’un tiroir, une énigmatique photographie en noir et blanc, représentant la tombe d’une fillette morte à quatre ans. Et tandis que ses équipiers voudraient simplifier cette affaire, lui s’obstine et persévère, convaincu que c’est en fouillant dans le passé que l’on élucidera les troubles du présent.

    Trente ans plus tôt, Holberg aurait été accusé de viol, puis innocenté, un fait essentiel que lui apprend Marion Briem, une collègue maintenant à la retraite… La reconstitution du passé n’est pas de tout repos, mais Erlendur ne cède devant aucune difficulté, quitte à croiser en chemin nombre d’individus peu reluisants et à bouleverser pas mal de vies, dont la sienne : « Erlendur avait lu un jour que le passé était une terre étrangère et il l’avait bien compris. (…) Cependant, il n’était pas prêt à faire table rase du passé. » Les doutes qui peuvent l’abattre font rarement surface, excepté lorsqu’il se confie à Eva Lind, sa fille qui semble peu à peu se rapprocher de lui : « Voilà le genre d’enquête que c’est. Elle est semblable à un esprit malfaisant qui aurait été libéré. (…) Rien d’autre qu’un foutu marécage. »

    415935132.jpgLe récit connaît peu de pauses et l’enchaînement narratif, singulièrement alerte (rien à voir avec les polars lancinants et malhabiles du romancier suédois Henning Mankell), fait intervenir une pléthore de protagonistes, brossant dans le même temps une intéressante fresque de la population islandaise, toutes classes sociales confondues. L’enquête demeure approfondie et vraisemblable du début à la fin et explore en particulier les relations entre parents et enfants (un thème annoncé par les tensions qui président à la relation entre Erlendur et sa fille), les thèmes croisés de la filiation, de la déstructuration familiale et de la recherche génétique — on se souvient peut-être que le pays fait fonction de grand laboratoire dans ce domaine, depuis l’implantation, dans les années 1990, de la société islando-américaine DeCode Genetics, chargée de recenser, rassembler et analyser les données génétiques et généalogiques de tous les Islandais, une population (moins de trois cent mille habitants, il faut le souligner) idéalement homogène depuis la colonisation de l’île, au XIe siècle ; une expérience scientifique qui a suscité bien des controverses depuis que le gouvernement islandais a donné son autorisation en 1998, ce qui n’empêche pas certains habitants d’être en totale opposition…

    L’auteur ne donne pas ici un point de vue personnel explicite sur cette expérimentation à grande échelle – mais expose indirectement ses dangers potentiels mais aussi ses bénéfices, en faisant dire à Erlendur, qui s’adresse à l’une des responsables du « centre d’étude du génome» (ainsi rebaptisé dans le roman…) : « Vous êtes les dépositaires de tous ces secrets-là. Les vieux secrets de famille. Les tragédies, les deuils et les morts, tout cela parfaitement classé dans les ordinateurs. Des histoires familiales et individuelles. (…) Vous conservez tous ces secrets et pouvez les ressortir à volonté. »… © B. Longre

    Lire l'article de Pascale Arguedas

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  • Hommage

    Lire Olympe de Gouges, dans le texte et telle qu'Elsa Solal l'a imaginée.

     

    Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, d'Olympe de Gouges - Mille et une nuits

    Révolution, émancipation, modération.

    "Homme, es-tu capable d'être juste ? C'est une femme qui t'en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique."

    423244907.jpgIl y a plus de deux siècles, le 3 novembre 1793 exactement, Olympe de Gouges, née Marie Gouze, fut guillotinée : condamnée par le tribunal révolutionnaire pour avoir osé écrire, dans un dernier pamphlet, que chaque département devait pouvoir choisir sa forme de gouvernement (s'opposant ainsi à l'indivisibilité de la République) et pour avoir maintes fois critiqué l'extrémisme des révolutionnaires. Ce ne fut pas le moindre des écrits de cette femme de lettres et de cette âme résolument indépendante, en avance sur son temps. Coqueluche des salons à la mode et cercles littéraires, dramaturge engagée (on lui doit même une suite du Mariage de Figaro, Le mariage inattendu de Chérubin, 1786), elle est une figure de proue du combat pour l'émancipation des femmes et n'aura de cesse que de défendre l'égalité des sexes.

    Ce combat perpétuel l'amène à rédiger un texte majeur, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. "Elle fait alors de l'écriture un véritable acte politique afin de prouver que les femmes peuvent être utiles hors de la sphère domestique, contrairement à la pensée du "fonctionnalisme sexuel" qui ne définissait la femme que par sa fonction biologique et lui refusait une raison abstraite indispensable aux activités de l'esprit", écrit Emanuèle Gaulier dans l'excellente postface de cet ouvrage. La mise en oeuvre de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 déçoit Olympe de Gouges, car en dépit de son caractère "universel", la question du vote des femmes et de leur libération n'est pas à l'ordre du jour : elle répond avec ce texte, calqué sur la première "déclaration" ; chaque article y est féminisé et énonce les droits naturels et raisonnables des femmes ; les femmes ont "le droit de monter sur l'échafaud", elles sont donc en droit de voter, d'être des citoyennes à part entière et de ne plus subir le joug d'un père ou d'un mari.
    Directement inspirée par la philosophie des Lumières, cette féministe de la première heure se bat sur tous les fronts, avec bon sens et modération : elle dénonce l'esclavage, milite en faveur de la création d'un théâtre national pour les auteures, défend le droit au divorce et les droits des filles mères ou des prostituées. En 1791, elle propose un nouveau contrat social (Contrat social de l'homme et de la femme, publié dans cet ouvrage) dans lequel elle demandait déjà que les enfants puissent porter le nom de leur père ou de leur mère (en France, cette loi est entrée en vigueur au 1er septembre... 2003 !). "A la lecture de ce bizarre écrit, je vois s'élever contre moi les tartufes, les bégueules, le clergé et toute la séquelle infernale", prévoit-elle... Elle y prône aussi une "chaîne d'union fraternelle" entre femmes, qu'elles soient "femmes publiques" ou "femmes de la société".

    La lecture de ce petit ouvrage courageux, qui n'a rien perdu de son bon sens et de sa valeur humaniste, donne à méditer, et l'on étudiera avec attention les articles VI ("toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.") et XIII ("Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.") : on est en effet en droit de se demander si les avancées dans ce domaine ne pourraient pas encore être améliorées, pour le bien-être social de toutes et de tous...  © Blandine Longre

     

    Olympe de Gouges, une pièce d'Elsa Solal - Lansman Editeur

    La subversion faite femme

    « La diversité doit être le fondement du droit naturel universel. »

    607095536.jpgOn parle beaucoup de Marie-Antoinette (en témoigne la fascination qu’elle exerce sur nombre d’artistes), mais relativement moins d’une autre guillotinée, elle aussi victime d’une révolution à laquelle elle avait pourtant activement participée ; elle mérite malgré tout davantage de célébrité que l’épouse de Louis XVI (qui elle s’est contentée d’être reine) – ne serait-ce que pour son humanisme universaliste. Porteuse d’un vrai message, Olympe de Gouges, plus révolutionnaire que ses bourreaux prétendaient l’être, fait figure d’avant-gardiste dans la défense des droits humains – ceux des femmes, des plus démunis, des esclaves… – en prônant un égalitarisme global qui lui valut sa tragique fin. La courte pièce d’Elsa Solal est une parfaite illustration de tout ce que fut cette militante emportée, insolente, opposée au fanatisme de Robespierre, toujours agissante et lucide ; « Je sais qui je suis », écrit-elle à son ami Louis-Sébastien Mercier depuis sa cellule de la Conciergerie, tandis qu’elle attend une parodie de procès.
    En seulement cinq tableaux percutants, l’auteure brosse le portrait fidèle et saisissant d’une femme que rien n’a pu arrêter – pas même les appels à la prudence de Mercier alors que la Terreur bat son plein. Mercier a beau la supplier de se retirer de la vie parisienne, de faire profil bas et de renoncer à publier son dernier texte, Les Trois Urnes ou le salut de la patrie (qui remettait en cause l’indivisibilité du gouvernement), elle s’obstine, tout en ayant conscience « qu’on n'est pas maître de son sort ». La pièce est conçue comme un pamphlet (en abordant tous les chevaux de bataille de l’auteure de La Déclaration des droits de la femme), mais aussi comme une tragédie, selon le principe que nul ne peut échapper à son destin.
    Ce texte (déjà été mis plusieurs fois en espace) a le mérite de brosser le portrait d’un personnage à part entière, singulier et attachant jusque dans ses discours politiques, tout en mettant en relief sa fonction d’iconoclaste éclairée dans laquelle s’incarne l’émancipation féminine des siècles à venir. © Blandine Longre

    http://www.lansman.org/

    Elsa Solal

    http://olympedegouges.wordpress.com/

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  • Albums à foison

    Je croule sous les albums estampillés jeunesse (qui restent néanmoins accessible aux plus grands…la preuve, je les lis) et manque de temps pour en parler dans le détail – en attendant des articles plus élaborés, quelques présentations en vrac, assorties de liens qui permettront de prolonger les découvertes.

    832708378.jpgD’abord la découverte d’un album réjouissant chez Textuaire (voir Krochnouk Karapatak de Julien Martinière, publié par le même éditeur), intitulé La Ville en chantier : l’auteure, Anne Moreau , y met en scène deux petits personnages dans un décor qu’ils construisent peu à peu, à partir d’objets récupérés qu’ils recyclent à leur façon. Inventivité graphique, mise en page travaillée, élaboration d’un univers poétique singulier qui permet de dépasser la simple thématique environnementale : tout y est. Un album muet, pour tous. Le plus : des fiches jeux à télécharger ici, pour prolonger l'aventure des deux bâtisseurs.

    361865855.jpgPlus classique, mais pas moins réussi : Thésée, d’Yvan Pommaux (L’école des Loisirs). Le mythe, « fabuleuse histoire d’amour, de peur et de fureur », est ici fidèlement retranscrit, raconté dans le détail (depuis la conception du héros jusqu’à l’évocation de sa vie future), accompagné par des illustrations qui oscillent, comme souvent avec l’auteur, entre bande dessinée et album, et proposent des personnages très vraisemblables. Un glossaire complète ce bel album grand format.

     

    1583691272.jpgDu côté du conte, j’ai aimé Pourquoi personne ne porte plus le caïman pour le mettre à l’eau (le Sorbier) : non seulement le texte est signé Blaise Cendrars (extrait de ses Petits contes nègres pour les enfants des blancs, datant de 1928) mais les illustrations déstructurées de Merlin ajoutent à la cocasserie de l’ensemble , tout en étant particulièrement ouvragées.
    Les éditions du Sorbier offrent des contes appréciables, comme ceux de la collection Au berceau du monde.

     

     

    1905048608.jpgJ’avais déjà eu l’occasion de présenter d’autres contes, publiés aux éditions espagnoles OQO. Avec Le grand livre des portraits d’animaux, de Svjetlan Junakovic, un vrai livre d’artiste, on entre dans une autre dimension : l’auteur s’est approprié des toiles de maîtres pour les recréer à sa manière – les humains étant ici remplacés par des animaux, aussi expressifs que les modèles d’origine, qui conservent les costumes d’époque : babouin, brebis, lapine, bouc, tortue ou hippopotame peints par un… plagiaire (ou presque !) de talent, qui a su respecter les techniques de Vermeer, Rembrandt ou David. Un beau livre qu’on ne se lasse pas de parcourir. http://www.oqo.es/sj/

    576077482.jpgDes contes encore, mais cette fois « en balade » : des textes signés Cathy Ytak , illustrés par Joëlle Gagliardini, Simon Kroug et Corinne Salvi, publiés aux éditions La cabane sur le chien, et qui ont la particularité de proposer des destinations et itinéraires de randonnées : des promenades que l’on peut effectuer dans le Jura ou bien se contenter de découvrir à travers des histoires fantaisistes, au cours desquelles on croise un Lamartine fort mélancolique (!), un renardeau distrait ou des lutins en quête de paix.

     

    1710638202.jpgChez un autre éditeur indépendant, Balivernes, vient de paraître un album inspiré par une aventure bien réelle qu’ont suivie l’auteure, Lenia Major et l’illustratrice, Sandrine Lhomme : la naissance d’oisillons dans une jardinière suspendue à la fenêtre d’un immeuble. Cela donne Devant chez moi, l’histoire d’un petit garçon qui s’attache à la tourterelle venue pondre puis élever ses petits sous son nez. Les illustrations originales (entre collage, dessin, et emploi de divers matériaux) accompagnent un texte joyeux, abordable dès 4 ou 5 ans.

    1042223472.jpgSignalons aussi la parution, aux éditions du Jasmin, d’un livre qui n'est pas à proprement parler un album (il ne raconte pas d'histoire mais incite plutôt à la rêverie) : Le jardin du calligraphe, de Françoise Joire, auteure-illustratrice et conteuse. Sur le même principe que ses Arabalphabêtes, abécédaire sur le thème des animaux, ce nouveau livre propose une déambulation graphique botanique : aromates, arbres, fruits ou fleurs sont écrits en arabe, chaque terme étant retravaillé pour évoquer la forme de la plante choisie. Des fioritures en pointillés qui restent sobres et agréables à l’œil.

    615119262.jpgDans un tout autre registre, on saluera le retour de l’affreuse Constance - Après Constance et Miniature et l’expérience traumatisante de la pension, la fillette met un navire sens dessus dessous dans Constance et les Pirates de Pierre Le Gall et Eric Heliot (Hachette jeunesse). Quant aux éditions Usborne, elles surfent elles aussi sur la vague piratesque avec A bord d’un bateau pirate de S. Courtauld et B. Davies (pour les petits, une aventure-documentaire), auquel on préfèrera Fenêtre sur un bateau pirate de Rob Loyd Jones et Jörg Mühle – chaque page propose de multiples rabats permettant de découvrir l’intérieur des navires ou les fonds marins. Un ouvrage aux illustrations réussies, qui a bénéficié des conseils d’un expert du Musée Maritime de Londres.

    Pour finir, on ira voir du côté de L’enfant silence de Cécile Roumiguière (qui nous en avait déjà donné un bel avant-goût), illustré par Benjamin Lacombe (Seuil jeunesse) , d’Au feu les pompiers j’ai le cœur qui brûle de Christine Beigel et Elise Mansot (Gautier-Languereau) et de Lilia de Nadine Brun-Cosme, illustré par Anne Brouillard (éditions Points de suspension), trois livres dont je reparlerai.

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  • Le langage des fleurs... tibétaines

    La Controverse dans le jardin aux fleurs de Langdün Päljor - fable traduite du tibétain et annotée par Françoise Robin, éditions Bleu de Chine.

    Le langage des fleurs...

    1949109236.jpgCe court texte met en scène une polémique, au premier abord amusante et anecdotique, soulevée par les fleurs de Lampe de Turquoise, une vieille femme qui prend soin de son jardin avec une attention toute maternelle ; elle n’intervient pas immédiatement dans le débat, mais préfère d’abord y assister et écouter chaque intervenant, en se disant avec circonspection : « si cette querelle se concluait de façon heureuse, cela servirait assurément d’exemple à tous. » C’est donc une fable qu’a composée Langdün Päljor, sous la forme d’une discussion argumentée, et dans laquelle les questions soulevées s’incarnent dans les différentes fleurs présentes : l’orgueilleuse rose trémière, qui revendique son incomparable beauté et ainsi sa suprématie sur toutes les autres variétés florales (« Mon vert feuillage, large et abondant / Symbolise l’ombrelle des dirigeants puissants. »), le sage pélargonium, qui tâche de ramener la rose à plus de tolérance, mais qui bien vite est rabroué par la clématite, l’opportuniste, qui se range avec flagornerie du côté de la rose (celle-ci lui procure une tige à laquelle grimper), puis « l’intelligente » pensée qui propose aux honnêtes Six-pattes (les abeilles) de départager les fleurs…
    Les allusions politiques sont ici à peine déguisées, et c’est la plus raisonnable des fleurs, la pensée, qui analyse subtilement la situation :

    « Si la trémière menace les foules égales à l’origine,
    Et que plus tard on la reconnaît comme notre ornement suprême,
    Elle nous tyrannisera tous, nous les humbles »

    La leçon politique nous concerne tous, justement, à plus ou moins grande échelle, et il revient à chaque lecteur de l’interpréter en fonction de sa propre expérience. L’on sent bien que l’écrivain cherche à illustrer des comportements humains universels, il reste que le contexte tibétain laisse aussi entendre que Langdün Päljor énonce quelques vérités qui concernent directement les dirigeants chinois, leurs querelles pseudo idéologiques et les intrigues de palais qui engendrèrent entre autres la fameuse « Révolution culturelle ». Il exprime aussi l’idée que l’harmonie pluriculturelle est possible entre les peuples qui cohabitent et que tous se valent, quelles que soient leurs singularités, des valeurs humaines exprimées par le biais des abeilles, qui appellent à la fraternité : « …évertuez-vous à assurer la prospérité du jardin / Par le cordial engagement d’entraide mutuelle. » Des mots qui renvoient à ce que Lampe de Turquoise exprime dès le début : « Ce sentiment de joie vient de ce que les multiples fleurs (…) ravissent tous les esprits. »
    Ce beau plaidoyer pour l’harmonie entre les peuples et pour la diversité tient une place privilégiée dans l’histoire littéraire d’une région du monde où le taux d’alphabétisation est extrêmement faible — sans parler de l’histoire mouvementée d’une culture que tente d’étouffer un gouvernement chinois obnubilé par l’idée d’uniformité nationale. Cette fable est en effet le premier texte de fiction qui fut publié au Tibet après la Révolution Culturelle, dans la première revue littéraire de langue tibétaine (Art et littérature du Tibet). Sa publication en français peut donc être considérée comme un petit événement éditorial – les autres textes traduits du tibétain, peu nombreux, appartenant à la littérature classique. Et pourtant, ainsi que l’indique Françoise Robin (traductrice et enseignante de langue et littérature tibétaines à l’INALCO) dans son introduction plus que bienvenue, « la sphère littéraire contemporaine est active au Tibet. Et nous ne le savons pas. » Nul doute que cette parution incitera à se pencher davantage sur une culture méconnue (hormis ses aspects religieux, qui ne font cependant pas tout.)

    On sait combien la censure peut être source d’inventivité, les auteurs devant se résoudre à exprimer leur pensée par des voies détournées, de manière plus ou moins heureuse : Langdün Päljor, figure de proue et défenseur de la culture tibétaine, use du procédé conventionnel mais toujours efficace de l’allégorie avec talent, dans une langue limpide et raffinée qui alterne prose et versification (de beaux passages dont la fonction métaphorique n’est pas qu’ornementale…) entre classicisme et modernité. © B. Longre

    1892687278.jpgwww.bleudechine.fr/

    Françoise Robin est aussi la traductrice des Contes facétieux du cadavre (avec la collaboration de Klu rgyal tshe ring) Bilingue tibétain-français (Langues et Mondes, L’Asiathèque), de L'Artiste tibétain et de La Fleur vaincue par le gel de THÖNDRUPGYÄL (Bleu de Chine).

    Les éditions Bleu de Chine ont un catalogue à découvrir absolument, qui comprend quelques textes traduits du tibétain. On trouvera en page d'accueil de leur site les "8 revendications pour Pékin". Ils publient également un ouvrage collectif (dirigé par Alain Bouc, Marie Holzman et Claude Meuriset) intitulé L'Envers des médailles J.O. de Pékin 2008, qui dénonce l'imposture que ces jeux sont devenus...

    "La Charte de l’Olympisme est discrète sur les Droits de l’Homme car un grand nombre de pays représentés les violent. Néanmoins les principes fondamentaux exprimés en début de texte affirment l’objectif de « promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine». Ils ajoutent que l’esprit olympique « exige la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et de fair play ». (Extrait de la 4e couv.)

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  • Gregory Galloway

    La disparition d'Anastasia Cayne
    traduit de l'anglais (USA) par Nathalie Perrony, Albin Michel jeunesse, Wiz suspense, 2008 - à partir de 14 ans et +

    Anna forever

    Roman inclassable, qui tient à la fois de l’enquête et du roman d’apprentissage, La disparition d'Anastasia Cayne est surtout un tour de force narratif bien ficelé, visant à déstabiliser durablement le lecteur.
    1701859046.jpgLe narrateur, un lycéen de 16 ans d’apparence très quelconque et dont on ne saura jamais le nom, se morfond dans une petite ville américaine très ordinaire auprès de parents à l’esprit étroit et au quotidien étriqué. Jusqu’au jour où débarque Anna Cayne, qui va transformer son existence morose : une jeune fille énigmatique, cultivée, fascinée par la mort, par le magicien Houdini, par Rimbaud ou Kerouac, et dont l’accoutrement gothique n’est qu’un masque parmi d’autres. Anna et le narrateur deviennent très vite amis, puis tombent amoureux et sont désormais inséparables. Anna, énergique et débordante d’idées parfois saugrenues, a l’imagination féconde et un fort penchant pour le mystérieux ; la rédaction de notices nécrologiques reste l’une de ses activités préférées mais elle aime aussi à concocter des messages codés, collectionne des objets hétéroclites et c’est encore elle qui initie le garçon à l’amour physique, à l’alcool, mais aussi à la poésie, à la littérature fantastique ou à la musique, sans pour autant se montrer autoritaire ou méprisante envers ce petit provincial qui s’attache à elle. Mais sept mois après son arrivée, Anna disparaît subitement, du jour au lendemain.

    Le narrateur résume ainsi son histoire : « Je suis tombé amoureux d’une fille, et puis elle est partie ; plus tard, elle a essayé de revenir –du moins c’est ce que je crois – et je suis partie à sa recherche. » Tout part de la disparition d’Anna, et le récit, cohérent de bout en bout, se construit à partir de fragments de souvenirs, d’objets symboliques, de documents divers ou de musiques. Il se souvient d’Anna, tâche de reconstruire les événements qui ont précédé sa disparition. Avec elle, tout était prétexte à inventer de nouveaux jeux, donnant l’impression de se complaire à compliquer les choses – l’on comprend peu à peu que les choses sont effectivement compliquées, qu’il faut savoir creuser et dépasser la surface lisse et trompeuse de la réalité, que rien n’est jamais simple : ni la neige (en référence au titre anglais), ni les sentiments, ni les relations humaines, et surtout pas l’énigme à laquelle nous sommes confrontés, et qui fonctionne comme moteur du récit puisque tout reste à résoudre et à découvrir.

    711758760.jpgAccumulation de questions, desouvenirs, d'indices... le moindre événement apparaît alors sous un jour nouveau, semble suspect – comme s’il fallait prêter attention au moindre détail du récit rétrospectif (et introspectif) pour ne pas manquer un seul élément qui nous mettrait sur la voie. Ajoutons à cela que le point de vue est nécessairement lacunaire, ce qui ne fait qu’amplifier la sensation de mystère. La participation active du lecteur est donc requise, et l’on suit avec anxiété le garçon, qui avance de fausses pistes en vrais espoirs – la vérité est fluctuante et mouvante, impossible à saisir, tant elle présente une multiplicité de facettes.

    Parallèlement à cette enquête à rebours, le roman est aussi une merveilleuse chronique adolescente ; chaque tranche de vie est narrée avec finesse, tout sonne juste et l’on se plaît vraiment en compagnie d’Anna et de son amoureux, qu’on a du mal à quitter. Un roman fascinant, difficile à lâcher, et dont le dénouement ouvre sur de multiples possibilités, ce qui, paradoxalement, nous oblige à choisir celle qui nous convient le mieux, selon sa propre sensibilité. En consultant le site conçu par l’auteur, on trouvera encore d’autres pistes, en particulier musicales... © B. Longre

    à signaler : ce roman a d'abord paru dans une collection de littérature générale aux USA, avant de sortir dans une collection pour grands ados.

    www.albin-michel-jeunesse.com

    www.wiz.fr

    www.assimpleassnow.com

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  • Juvenilia

    451517487.jpgHyde Park Gate News - The Stephen Family Newspaper - Virginia Woolf, Vanessa Bell, with Thoby Stephen
    Introduction et notes Gill Lowe, Avant-propos Hermione Lee - Hesperus Press.

    Le journal de Hyde Park Gate - Traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch - Mercure de France, 2006

    Un enchantement juvénile, semaine après semaine...


    Les éditions Hesperus publient un ouvrage inédit de Virginia Woolf (née Stephen), un petit événement éditorial et littéraire qui devrait ravir amateurs et curieux. Gill Lowe a longuement étudié certains manuscrits inédits de la famille Stephen (qui dormaient depuis des années à la British Library), et cette étonnante publication, destinée à la fois au grand public et aux chercheurs, est le fruit d’un travail patient : les manuscrits reproduits ici sont ceux d’un journal rédigé en 1891-1892 et en 1895 par Vanessa, Virginia et Thoby, les enfants de Leslie Stephen (biographe, éminent critique littéraire) et de Julia Jackson, la famille résidant au 22, Hyde Park Gate. Les garçons étaient envoyés en pension, mais les filles étudiaient à la maison, et occupaient une partie de leur temps libre en rédigeant cette publication collective… Réalisés artisanalement, les journaux (hebdomadaires) relatent principalement les événements quotidiens de la maisonnée (les plus graves étant abordés avec légèreté ou tout simplement omis), les sorties et les divertissements des enfants, les péripéties des animaux domestiques, en laissant une place importante à la fiction et à l’imagination, en toute liberté ; une précieuse source primaire qui apporte d’abondantes informations biographiques et littéraires sur la jeune Virginia, que l’on voit ici, à l’âge de dix ans, faire ses premières armes avec la rédaction de petits récits fictifs et de juvenilia comme "A Midnight Ride".

    L’ensemble est un régal, un sentiment en partie généré par le ton vivifiant et satirique qui se dégage de nombre de productions (l’ironie étant passablement amplifiée par le procédé narratif de la troisième personne…) : « love letters » parodiques que s’échangent des couples d’amoureux ingénus ou stupides, histoires sans paroles, abécédaires sous forme de poèmes, portraits cocasses de visiteurs inopportuns ou ennuyeux, extraits de journaux intimes (là encore factices), jeux de mots et astuces inventés par les enfants, récits des événements et des anecdotes ponctuant la vie de famille (anniversaires, fêtes de Noël, retours de Thoby, etc.), ou surnoms dont sont affublés certains membres (dont Laura, enfant d’un premier mariage de Leslie, « the Lady of the Lake », internée la plupart du temps)… remplacés, au fil du temps, par des textes abstraits plus complexes et matures.

    Les journaux sont ici disposés en colonnes, ainsi qu’ils l’étaient à l’origine, et les précisions relatives aux supports et aux plumes utilisées ajoutent au caractère authentique et poignant de l’ensemble, de même que la reproduction des erreurs orthographiques des petits écrivains... On retrouvera aussi en fin d’ouvrage la biographie complète de chacun des membres de la famille et des amis proches apparaissant dans les journaux, ainsi que quelques clichés photographiques qui participent de la délicieuse atmosphère désuète d’un temps bel et bien révolu, celui de l’enfance insouciante et joyeusement érudite. © B. Longre

    http://www.hesperuspress.com/

    http://www.virginiawoolfsociety.co.uk/

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  • Autour des mots - 7

    Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    c4339beab5a08b69d5b73d8ab284d65c.jpgQu'importe le flacon - Dictionnaire commenté des expressions d'origine littéraire de de Jean-Claude Bologne - Larousse, Le souffle des mots.

    Amusante érudition

    Cette réédition, sous un nouveau titre, des Allusions littéraires (1989) est une excellente initiative, en cela qu'elle permet de remettre sur le devant de la scène un ouvrage passionnant de Jean-Claude Bologne - par ailleurs auteur, dans la même collection, de Une de perdue, dix de retrouvées, chiffres et nombres dans les expressions de la langue française (2004) et Au septième ciel, dictionnaire commenté des expressions d'origine biblique (2005).

    Dans une introduction détaillée il s'explique sur son "choix capricieux et fondamentalement subjectif du carnet de bal" (plus de quatre cents entrées et, faute de place, l'auteur nous offre plus de 300 allusions supplémentaires en fin d'ouvrage, certes moins connues, mais  néanmoins rencontrées au fil de ses lectures), et tente de définir ce qu'est une allusion littéraire et ce qu'elle n'est pas, à savoir : une expression entrée dans le langage courant, extraite d'une oeuvre littéraire, mais pas nécessairement fidèlement retranscrite (contrairement à la citation ou au proverbe, des formes fixes) ; il admire la malléabilité et la spontanéité de l'allusion littéraire qui, selon lui, "n'a pas l'agressivité de la citation, qui est étalage de culture et sent son pédant."

    Sa collecte, fructueuse, a été effectuée dans le langage d'aujourd'hui, car comme tous les linguistes intelligents, Jean-Claude Bologne voit dans le langage un matériau vivant, évolutif, impossible à figer (n'en déplaise à ceux qui régulièrement se lamentent sur le sort que l'on fait à la langue française...), en témoignent les variantes, les modifications et les interprétations diverses qu'il propose tout au long de ce dictionnaire commenté ; dans le même temps, et suivant le même ordre d'idées, il nous invite ouvertement à une lecture vagabonde, désordonnée, qui n'obéit qu'au principe de plaisir.

    On navigue donc à vue entre les petites phrases que nous ont léguées des dizaines d'auteurs francophones ou non - et même si certains forment le fond de la récolte (Lafontaine, Molière, Hugo, Voltaire, Corneille, Shakespeare, Andersen ou Rabelais, etc.), on sera souvent surpris de redécouvrir qui a dit ou écrit quoi ; florilège : "Dieu existe, je l'ai rencontré" (André Frossard, 1969), "chacun son métier, les vaches seront bien gardées" (Florian, 1792), "partir, c'est mourir un peu" (Edmond Haraucourt, 1891), "Mais ceci est une autre histoire" (Kipling, 1888), ou encore "On n'est jamais si bien servi que par soi-même" (Charles-Guillaume Étienne, 1807, peu gâté par la postérité). Chaque entrée est l'occasion d'explications et d'analyses approfondies, truffées d'anecdotes érudites.
    Mais "qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse" écrivait Musset en 1832, et quelle que soit la source première de chacune de ces allusions, ce qui compte en définitive c'est qu'elles aient perduré et que nous soyons nombreux à faire de la littérature sans même le savoir... © B. Longre

    Jean-Claude Bologne

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  • Sorcières du 8 mars

    905476651.jpg8 mars : Journée de la femme...

    Les dates figées me déplaisent un peu - on sait que souvent, elles n'existent que pour donner bonne conscience à certains. Il reste qu'elles sont aussi l'occasion de coups de projecteur sur les dysfonctionnements encore avérés de nos sociétés, mais aussi de mettre l'accent sur les discriminations encore plus graves qui touchent les femmes dans d'autres coins du monde.

     De mon côté, j'en profite pour reparler ci-dessous d'un ouvrage dont la lecture m'avait passionnée - et qui a l'avantage d'analyser des faits passés à l'aune du présent (et vice-versa), et pour conseiller à nouveau d'aller faire un tour sur le blog que Caroline Scandale consacre au féminin et à ses représentations dans la littérature jeunesse - entre autres.

    Quelques liens vers des articles sur le féminin sur ce blog ainsi que sur Sitartmag

     

    Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes d'Armelle Le Bras-Chopard (Plon)

    Et la sorcière fut…
    ou l’histoire d’une attaque en règle et de ses résurgences.

    Le titre de cet ouvrage érudit, fouillé, étayé par de nombreuses sources primaires, met d’emblée l’accent sur le regard masculin profondément biaisé qui fut à l’origine d’événements meurtriers historiquement circonscrits : la chasse aux dites sorcières et les procès en sorcellerie qui agitèrent l’Europe deux siècles durant, du XVe à la fin du XVIIe siècle.

    Une vaste répression fabriquée de toutes pièces, dont les méthodes s’inspiraient directement de l’inquisition, mais cette fois dirigée presque exclusivement contre les femmes, et qui s’explique par la « menace, née de l’imaginaire masculin : la puissance montante, réelle ou supposée des femmes aux foyers. » Le « problème est celui du pouvoir », rappelle l’auteure dès l’introduction, faisant écho à la thèse qu’elle développait dans un précédent ouvrage, Le masculin, le sexuel et le politique, et qui reposait sur l’idée que des siècles durant, le pouvoir, apanage du mâle et de sa puissance sexuelle, s’est construit sans les femmes – l’ennemi commun à toute la masculinité.

    1825056705.jpgEffectivement, 80 pour cent des condamnés au bûcher sont des femmes, jugées « démoniaques » par des hommes, forcément, qui s’appuient sur des traités de démonologie pondus au fil des décennies – par des hommes, forcément ; des "coupables" pour la plupart intégrées dans la société – à ne pas confondre avec les guérisseuses ou autres vieilles femmes qui vivent en marge de la société rurale. La femme accusée d’avoir forniqué en secret avec le Diable (un rituel qui scelle le pacte) n’a, en apparence, rien qui puisse la différencier de ses voisines et le phénomène n’est en aucun cas « périphérique », contrairement à ce que soutenait Michel Foucault.

    L’auteure de s’interroger alors sur les motivations de cette attaque en règle de la femme tentatrice et instigatrice, à l’image d’Eve, qui cède librement au Diable (« décrété mâle », nécessairement), et de prendre en compte « cette appartenance des victimes au sexe féminin comme élément constitutif de la définition même de la sorcellerie démoniaque ». Ce postulat de départ permet de déployer une thèse qui rejoint la sphère politique, en établissant des correspondances précises entre sexualité et pouvoir – le Diable étant avant tout celui qui cherche à déstabiliser la hiérarchie divine et à renverser Dieu, son maître, en trouvant des complices consentantes, des femmes qui se soumettent à lui, et se rendent ainsi coupables de miner l’ordre social et sa stricte hiérarchie.

    La doctrine démonologique, telle que les théologiens et les inquisiteurs l’ont concoctée, s’appuie sur de nombreux traités, manuels et récits de procès, la référence dans le domaine restant le Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières), écrit en 1486 par Henry Institoris et Jacques Sprenger, deux dominicains qui ont donné une définition précise de la sorcellerie, dont se sont inspirés nombre de religieux et de juges - hormis cet ouvrage, Armelle Le Bras-Chopard s’est appuyée sur un corpus de six autres documents, constamment cités au fil de son développement.
    L’auteure évoque ainsi le caractère profondément arbitraire des procès qui vont être intentés aux femmes durant des décennies, pour un crime considéré si « extraordinaire » – plus grave encore que l’hérésie – qu’on pourra juger « hors du droit », et décortique très soigneusement le mécanisme de cette construction idéologique, dont il reste des échos parfois virulents dans la société du XXIe siècle. On apprendra entre autres comment s’est amplifiée une misogynie déjà bien présente dans la société, entraînant une détérioration du statut de la femme qui a pu favoriser l’essor des procès, comment la représentation du diable s’est matérialisée (après avoir été longtemps une figure impalpable) et a été peu à peu associée à une sexualité perverse, comment les femmes (nymphomanes et inconstantes, on s'en doute) soumises au diable sont consentantes et investies de pouvoirs nuisibles (tous plus abracadabrants les uns que les autres), ou encore comment les prétendus sabbats se déroulaient (on remercie ici l’imagination sans bornes des juges et des inquisiteurs… !)

    2001162253.jpgLa chasse et les procès sont interdits à partir de la fin du XVIIe siècle – les puissants se seraient-il convertis à l’humanisme ? Seraient-ils soudain devenus sensibles au sort des condamnées ? Restons lucides ! S’ils se penchent sur ces « épidémies » démoniaques qui ne se contentent plus de se propager aux seules campagnes mais commencent à s’attaquer aux centres urbains, c’est principalement pour des raisons politiques : la multiplication des procès (et leur lot de tortures et d’incitations à la délation) a pris une ampleur presque incontrôlable que le pouvoir central regarde d’un œil méfiant ; on commence à réagir aux abus de pouvoir des petits juges de campagne et certains s’étonnent enfin de découvrir qu’on ne trouve de sorcières que dans les lieux où se déroulent les procès… Dans le même temps, la gestion des sujets de l’Etat se démarque peu à peu de la sphère religieuse et de ses fantasmagories. Les femmes restent toutefois interdites de politique (« une femme au pouvoir est peu différente d’une sorcière ») et, placées sous la tutelle du mari, elles se voient refuser les droits élémentaires qui ne reviennent qu’aux hommes dans l’Etat moderne qui se construit au fil des décennies ; la loi, qui définit clairement le statut de la femme et limite son influence dans la sphère publique, a remplacé le bûcher. Dans La société démocratique qui se met en place, la dictature du genre demeure. La sorcière a certes disparu, mais la femme est « longtemps encadrée par les lois masculines », qui l’empêchent de prendre trop d’ascendant et, pourquoi pas, de comploter pour renverser le pouvoir masculin. Au XXe siècle, le féminisme et la revendication du droit de vote font « resurgir le spectre de la sorcière » et la menace d’un complot (cette fois organisé) contre les hommes se matérialise à nouveau.

    L’ouvrage est passionnant de bout en bout, et la manière dont l’auteure relie, avec lucidité, les faits du passé (qu’on pourrait croire enterrés) au monde contemporain y est pour beaucoup ; sa conclusion, particulièrement vigoureuse (dans laquelle elle ne prône nullement le différentialisme et en appelle au contraire à la « mixité des sexes ») prend des allures de salutaire pamphlet : une dénonciation de la misogynie encore prégnante dans nos sociétés dites laïques (où la renaissance du religieux devrait pourtant alarmer) et égalitaires, où l’image de la sorcière (qu’incarne la femme émancipée, désireuse de se soustraire à l’oppression masculine) est encore largement véhiculée dans l’inconscient collectif, en témoignent les propos qui s’échappent plus ou moins délibérément de la bouche de certains politique ou médias. Le pouvoir masculin irait-il jusqu’à faire renaître le fantasme de la sorcière des cendres des bûchers ? s’interroge très pertinemment Armelle Le Bras-Chopard. Une conclusion en suspens qui encourage à la réflexion et à une vigilance de tous les instants… © B. Longre

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  • Mort anonyme

    380238938.jpgUne nuit de Christine Féret-Fleury, Editions Motus, collection Mouchoir de poche.

    Une écriture limpide, des flocons qui tombent, une galerie de personnages pris à un instant T, sur le vif, « chacun dans sa vie» - quelques habitants d’un immeuble qui ont tous aperçu la voiture rouge, (mal) garée, en bas ; une voiture solitaire bientôt couverte d’un « tapis de velours blanc » et dont personne ne se soucie vraiment (hormis le policier retraité qui s’offusque…). Ce n’est qu’au petit matin qu’on découvrira ce que cachait la présence de cette voiture.
    Les illustrations très basiques (conçues par l’auteure – c’est en effet l’un des principes de la collection) ne proposent aucun portrait : seulement des objets qui incarnent l’un ou l’autre personnage et, en leitmotiv, une fenêtre close, qui pourrait symboliser l’indifférence au reste du monde, le repli sur soi, au chaud – ce qu’entend dénoncer Christine Féret-Fleury par le biais de la poésie, sans moraliser ni culpabiliser le lecteur (ou à peine). L'histoire pudique et poignante d'une mort anonyme. B. Longre

    http://motus.zanzibart.com/

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  • Prix Rhône-Alpes du livre 2008

    Emmanuel Merle reçoit le prix de littérature pour son recueil de poèmes Un homme à la mer (Gallimard) ; Edmond Raillard est récompensé pour sa traduction du catalan du Dernier Livre de Sergi Pàmies, de Sergi Pàmies (Éditions Jacqueline Chambon) ; Olivier Ihl, pour son essai intitulé Le Mérite et la République, essai sur la société des émules. Quant au prix jeunesse, créé en 2007, il revient à Fabrice Vigne pour son roman Les Giètes, paru dans la collection « Photoroman », avec des photographies d’Anne Rehbinder (Éditions Thierry Magnier) - on pourra lire un article consacré à ce roman dans Sitartmag (roman certes publié par un éditeur jeunesse, mais dans une collection destinée aux grands ados et aux adultes et qui appartient donc davantage au domaine de la littérature générale).

    Quant à Sergi Pamies, j'avais aimé un recueil de nouvelles intitulé On ne peut pas s’étouffer avec des vermicelles
    (déjà traduites du catalan par Edmond Raillard), aux éditions Chambon / Le Rouergue.

    Lire le dossier dans Livre&Lire (mensuel du livre en Rhônes-Alpes, édité par l'Arald)

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  • Cassé (Kurt Cobain)

    db5ea4606bfc624ef170307d41a5928c.jpgLecture hautement recommandable...

    Cassé (Kurt Cobain), de Christophe Paviot - Naïve, 2008

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  • Archi-texture

    f44ab2059fab32470a6f2aa3afef5500.jpg

    Un ouvrage hybride, qui mêle architecture et littérature, publié dans une collection baptisée... Architexto.

     

    Martiat & Durnez, architectes + Frédéric Saenen, écrivain
    Editions fourre-tout, en co-édition avec le Centre international pour la ville, l'architecture et le paysage (Bruxelles), ouvrage en partie bilingue français-anglais, coll. Architexto, 2007

    (Re-)Constructions en tout genre...

    Architexto se présente comme une collection de neuf ouvrages hybrides (2006-2009) qui accompagnent des expositions, et dont le but avoué est de favoriser la transdisciplinarité entre architecture et écriture, un bel échange entre deux disciplines qui ont en commun l’idée de construction.

    Dans ce cinquième volume, les travaux des architectes François-Xavier Martiat et Sibrine Durnez (diplômés de l’ISA Saint-Luc de Wallonie et installés à Liège depuis 2004), côtoient La porte à côté, un texte de Frédéric Saenen – co-fondateur de la revue Jibrile et collaborateur de nombreuses revues littéraires. Une rencontre artistique féconde qui part, selon les deux architectes, du principe suivant : « Lire un livre demande une démarche personnelle et renvoie à l’acte volontaire de l’architecte qui traduit l’histoire des gens en espaces. Comme l’auteur qui écrit. » Ces derniers présentent vingt-huit maisons avec plans, photographies, accompagnés de quelques commentaires afin de situer l’édifice et les travaux réalisés (constructions neuves, extensions, transformations.)

    De son côté, Frédéric Saenen s’interroge : « Est-il deux domaines plus propices à l’enchevêtrement des regards et des destinées ? » Et c’est justement de cela dont il est question dans la nouvelle qu’il propose (une « modeste maison de la fiction », pour reprendre sa citation de Henry James) : une série d’épisodes juxtaposés, microcosmes édifiés parallèlement les uns aux autres qui mettent en scène des personnages dont les destinées sont vouées à se télescoper et dont la clé de voûte émerge peu à peu. Une histoire certes modeste dans son propos, mais à travers laquelle se déploient de multiples ramifications (sociales, familiales, existentielles) et dont les solides fondations soutiennent un puzzle narratif efficace qu’il incombe au lecteur de reconstruire… ce dernier, que l’auteur invite à entrer « par effraction » dans les territoires inconnus de ses personnages, prend ainsi plaisir à circuler dans ce dédale minuté avec précision, qui explore entre autres les notions croisées de fatalité et de hasard – pas nécessairement antinomiques – dans un décor qui pourrait fort bien ressembler à certaines des maisons exposées dans le même ouvrage... © B. Longre

    éditions Fourre-tout

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  • Bzz...

    L’Ode à la Mouche d'Odile Bonneel et Apostille de Cécile Bonneel, dessins de Nathyi Regner, Les Carnets du Dessert de Lune, 2004

    C’est bien connu, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre…

    fb434e0221af4dca27bb425d3791f2b5.jpgLa Société Protectrice de la Mouche Française (dont l’unique membre répertorié à ce jour, Cécile Bonneel, est aussi la fondatrice…) a beau s’époumoner dans son apostille, dénoncer le cruel acharnement des chasseurs – munis de tapettes manuelles ou électriques – rien n’y fait… Car Odile Bonneel (notez bien que seul change le prénom), qui signe cette Ode à la mouche (et les meurtres qui y sont étalés) n’a nullement l’intention d’abandonner son « sport favori » et nous donne, au grand désespoir de Cécile, quelques leçons dans l’art d’exterminer « ces nuisibles à six pattes », « engeance du diable »…

    « The fly killeuse » n’y va pas de main morte – tout est en effet dans le geste et dans la position : « En équilibre sur une jambe, ou en ressort sur les deux jambes pour viser le plafond, la pratique est élégante et racée. » Son record ? Soixante petits cadavres le quart d’heure… La tuerie ne connaît pas de limites et s’apparente à une véritable passion, capable de procurer une jouissance à nulle autre pareille ! Tant et si bien que lorsque le gibier vient à manquer, « il suffit de rouvrir la porte-fenêtre pour faire à nouveau le plein de mouches. »
    Stratégies dignes d’un général d’armée, plans d’attaques censés déjouer les ruses des insectes pour échapper à la tapette manuelle (L’ère préhistorique…) ou à la tapette électrique, le must… instrument de torture et arme de destruction massive autrement performante que son ancêtre, capable de transformer l’amateur en professionnel.

    Ces petits textes inventifs et décapants, accompagnés des illustrations allègrement cruelles de Nathyi Regner, composent un ouvrage fort réjouissant, dont la noirceur renforce le plaisir sadique du lecteur : bientôt, qu’il ait déjà pratiqué ou non le sport en question (prochaine discipline olympique ?) il est comme contaminé par l’enthousiasme de la killeuse, pour peu qu’il ait quelques insectes à se mettre sous la dent – pardon, à exterminer !
    © B. Longre

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  • Autour des mots - 6

    Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    33d37493094b3c782af82a801e1fdad7.jpgL’anglais, It is not the joy ! de Christiane Courbey, Chiflet & Cie

    Personne n’a oublié Sky ! My husband ! le célèbre ouvrage de Jean-Loup Chiflet (John-Wolf Whistle pour les anglicistes…), où l’auteur s’amusait à traduire mot à mot proverbes, expressions figées et autres idiotismes, du français à l’anglais. Le répertoire que Christiane Courbey, professeure d’anglais en lycée, propose aujourd’hui est né de cette rencontre avec Sky ! My husband ! et de l’usage qu’elle en a fait dans ses classes, en instaurant une «méthode ludique pour apprendre l’anglais» (selon Jean-Loup Chiflet, qui signe l’introduction) – méthode que d’aucuns jugeront fantaisiste, mais qui s’appuie pourtant sur l’idée efficace (et qui a fait ses preuves) qu’il faut exploiter les erreurs (ou les « perles ») des élèves pour les amener à progresser. Aussi, sous ses dehors humoristiques et inventifs, c’est un recueil très sérieux (et fort utile pour travailler lexique, syntaxe, etc.) que nous livre cette enseignante – on aurait malgré tout aimé qu’elle nous en dise davantage sur la manière dont elle procède au quotidien. A feuilleter sans restriction. © B. Longre

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  • Tasmanie, oeuvre visionnaire.

    4c0521fd4c76291b60a57de3ebf90fe9.jpgL'an passé, en pleine campagne présidentielle, paraissait chez L'Arche éditeur un texte essentiel, toutefois passé presque inaperçu dans les médias (ainsi que la plupart des publications théâtrales, il est vrai...) : Tasmanie, de Fabrice Melquiot ; hormis quelques lectures (comme en avril 2007 au théâtre de la Bastille), la pièce n'a toujours pas été montée - alors que les autres textes de l'auteur le sont, très régulièrement. Oubli ? Probablement pas... On comprendra pourquoi en découvrant le texte. Ci-dessous, l'article écrit en février 2007.

     

    Un dramaturge en campagne

    L’intrigue de Tasmanie vaut-elle qu’on la résume ? À force de se voir abreuvés au quotidien d’informations qui décortiquent et analysent les moindres faits, gestes et mots des candidats à la présidentielle, nous devrions en connaître en grande partie le déroulement et surtout être capable d’en comprendre les rouages… Difficile de démêler le vrai du faux pour le citoyen, sans cesse confronté au spectacle d’une campagne qui mêle allègrement autopropagande, autocongratulations et promesses (trop belles pour être vraies, creuses ou inquiétantes, c’est selon) – celles de candidats constamment sur leurs gardes, mais dont l’essence véritable, forcément narcissique et vaniteuse, transparaît par instants sous leur humilité forcée, adaptée aux circonstances ; des candidats dont il est impossible, en définitive, d’éprouver l’honnêteté intellectuelle, la solidité humaniste ou l’efficacité politique, tant le flot de paroles (de déclarations en discours, de bourdes en lapsus, de prises de bec en répliques acerbes) submergent les esprits.

    Ne faudrait-il pas aller chercher ailleurs le « parler vrai » dont d’aucuns se gargarisent ? Par exemple dans un texte de théâtre audacieux et exigeant, volontairement virulent, qui dit l’abjection et montre l’envers du décor en s’inscrivant dans l’ici et le maintenant, tout en revendiquant son caractère allégorique. Fabrice Melquiot propose d’explorer la réalité politique à travers une étude de cas, celle d’un féroce candidat à la présidence, surnommé Conrad Cyning (autant pour son cynisme que pour l’affection démesurée qu’il porte à la race canine…), à la fois arrogant, boursouflé et incohérent (à l’image de ses discours) et secrètement sanguinaire ; un « Petit-Grand-Ministre » ambitieux et sans âme, plus près de la bête que de l’humain, obsédé par ses apparitions médiatiques, par l’image qu’il renvoie à la « population » (qu’il veut métamorphoser en « peuple ») et par ses grands projets – la France devra être rebaptisée Tasmanie car il faut « faire table rase ».

    On n’aura aucun mal à deviner qui se cache derrière Cyning – le dramaturge dissimule à peine le modèle qui lui a inspiré son protagoniste (fils d’immigré…), tout en gardant suffisamment de distance avec le réel pour faire de lui un exemplum (davantage qu’un personnage), dans la tradition théâtrale shakespearienne des pièces historiques. Face à Cyning, deux candidats que l’on ne rencontrera que très tard mais dont il est assez vite question et qu’on n’aura, là encore, aucune peine à identifier : Marie Sainte-Vulve (« un fouet dans une main, un bouquet de roses dans l’autre »…), que Conrad Cyning aimerait tant « humilier » (« Qu’elle soit ridicule ! Je veux qu’on se souvienne qu’elle n’est qu’une femme ! »), et Herbert Fabre-Sangue, le vieux président sortant, qui a néanmoins tenu à se représenter…

    Autour de Cyning, gravitent plusieurs victimes et/ou complices qu’il maintient sous sa coupe de parfait psychopathe : sa femme Claire qui, pour lui, a quitté Jean Dorfail (ancien présentateur d’une émission populaire… mis au placard depuis sa maladie), Ponce Bakery, son nègre (accessoirement petit chimiste et dealer en amnésie), et Souad Arpelinge, sa jeune assistante consciencieuse. Sans oublier le Diable, à la fois spectateur, témoin et commentateur, ni le chœur des chiens… des animaux dont l’omniprésence sur scène et sur la page donne d’emblée une atmosphère étouffante à la pièce. Justement, Cyning vient de perdre sa chienne préférée… Magdalena, morte en donnant naissance à un énorme chiot que le candidat baptise « Parole » (et qui, bien évidemment, restera muet, hormis quelques grognements). Ce que personne ne sait, c’est que Cyning mène une double vie, rejoignant chaque nuit son véritable peuple, la meute des chiens sur lesquels il teste les discours qu’il destine aux électeurs. Ce qu’il cache aussi, ce sont ses enfants dégénérés – mutilés, attardés mentaux, monstres que l’on évite de… montrer (on ne les sort que pour quelques séances de photographie), qui se perdent dans le dédale des appartements trop vastes de leurs parents politiciens : « les enfants du pouvoir », reflet des monstruosités, des pulsions destructrices et des vices de leurs parents, finiront dans la gueule des chiens de Cyning, une scène qui évoque Cronos dévorant ses enfants ou rappelle encore la sauvagerie des colons qui, en Tasmanie, exterminèrent en moins d’un siècle la population aborigène, et dont certains abattaient les autochtones pour nourrir leurs chiens…

    « Ne vous écoeurez pas. Ceci est une oeuvre de fiction, vous le savez. Les personnages et les situations décrits ici sont purement imaginaires », avertit le Diable. Une œuvre de fiction ? Faut-il se fier aux paroles du Diable ? Ou aux discours glaçants (parce qu’ils éveillent des échos bien réels) du candidat Cyning, incarnation d’un monde en déliquescence, qui veut être dans le « vrai », parle de « sentiments » et clame son « amour » aux électeurs (« Je vous adore ! Adorez-moi ! »), s’efforçant de faire croire qu’il est encore capable de compassion alors que seule sa férocité apparaît ?

    La pièce de Fabrice Melquiot est sanglante, morbide et frénétique, les scènes s’enchaînent sans interruption et le rythme débridé des dernières séquences épouse le chaos des esprits ; tout ici inspire la terreur (on réservera sa pitié «aux enfants du pouvoir ») et, en contrepoint, un rire sombre. La bestialité de celui qui s’imagine en messie va de pair avec l’état moribond de son ancien conseiller en communication, Jean Dorfail, qui continue malgré tout de l’exhorter à se montrer original (« Il te reste une semaine pour inventer autre chose qu’un discours de plus»…) et à très littéralement se lâcher... En éradiquant le verbe au profit d’un "langage" ramené à sa plus stricte expression, l’accent est mis sur le caractère profondément sordide de la campagne de séduction du candidat, qui fait appel aux plus vils instincts de son électorat («fasciner les hommes de ce pays pour le pire d’eux-mêmes ») – pour mieux les dévorer ensuite. La mise en scène de ces fantasmes (du meurtre au viol, en passant par le scatologique) dit beaucoup sur les dessous de notre réel et sur les chiens (et non les loups, l’image aurait-elle été trop noble ?) métaphoriques tapis dans l’ombre de la république, qui attendent leur heure et dont on devrait se méfier.

    Sinistre satire, Tasmanie dénonce les accointances avec les médias et l’ambition démesurée d’un fou, souligne la perte du sens et pénètre l’âme et l’essence d’un candidat dévoyé, sans limites ni tabous, qui obéit à ses pulsions, en dévoilant les véritables ficelles du pouvoir dans tout ce qu’il a de plus odieux. De même qu’aucun des candidats ne rattrape l’autre, aucune rédemption n’est envisageable – les trois dénouements possibles (en attendant celui des mois d’avril et de mai prochains…) qu’envisage l’auteur ne contenant aucune parcelle d’espoir. Profondément ironique et transgressive, ancrée dans l’amertume, Tasmanie se lira comme une mise en garde contre les dérives qui menacent, une pièce qui atteste aussi que le théâtre sait encore être engagé et se faire politique quand il le faut, se nourrir du réel pour mieux le déconstruire et déciller le lecteur / spectateur. Tout sonne si juste sur la page qu'on aimerait qu’une telle pièce puisse être montée avant le printemps – ce qui semble peu probable ; il reste donc à la lire pour découvrir la vision cauchemardesque mais néanmoins lucide d’une France qui est à l’image de l’Angleterre de 1819, évoquée en exergue par le poète Shelley. © B. Longre

    www.fabricemelquiot.com/

    www.arche-editeur.com/

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  • Autour des mots - 4

    Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    26061d255104969dce6ccc2754f27606.jpgC'est beau mais c'est faux de Patrice Louis  - Arléa

    "La difficulté d'écrire l'anglais m'est extrêmement ennuyeuse. Ah, mon Dieu ! si l'on pouvait toujours écrire cette belle langue de France ! " (Charles Dickens, 7 juillet 1850, Lettre à John Foster, écrite en français.)

    Patrice Louis prend le contre-pied des idées reçues.

    L'ouvrage de Patrice Louis se déguste dans l'ordre ou le désordre, au petit bonheur la chance, c'est le privilège du lecteur confronté à un ouvrage à rubriques ; C'est beau mais c'est faux n'est pas un dictionnaire (en dépit du classement alphabétique, preuve à la fois de neutralité et du désir de ne pas vouloir imposer de conduite de lecture...), et n'a pas non plus la prétention d'être encyclopédique ou directif ; tout simplement de divertir et de mettre le doigt sur quelques points que certains verront comme anecdotiques : erreurs, impropriétés de langage ou « mauvais » usage, contresens, pléonasmes etc. ; aussi de souligner quelques drôleries ; enfin, de tordre le cou aux idées reçues et expressions figées de toutes sortes : au lecteur d’aller ensuite approfondire ou non, vérifier, si cela lui chante, ce que l’auteur livre avec humour et légèreté.

    Sans se prendre démesurément au sérieux, refusant tout dogmatisme académique qui ferait que la règle l’emporte sur l’usage, Patrice Louis explique, pour conclure l'entrée "Une coupe sombre fait des dégâts" (justement, c'est le contraire, c'est "couper si peu d'arbres dans une forêt que cela ne se voit pas" ! On "devrait" dire "une coupe claire"...) : « Dans la plupart des cas (tous ?), l'usage l'emporte sur la règle, et le contresens devrait être admis, sauf à risquer, au nom du purisme, de ne pas être compris" ; et l'auteur de sagement conseiller à ceux qui ne veulent passer ni pour des pédants, ni pour des assassins du langage, de "s'abstenir d'utiliser ces mots ou expressions" ! Tout y passe, ou presque : le cinéma (l'Ange Bleu n'est pas Marlène Dietrich...) les emblèmes ou autres symboles (le béret n'est pas basque, mais béarnais, nuance ! La fleur de lys ne représente pas la royauté, pas plus que le Muguet n'est la fleur du 1er mai...), la géographie ("Le Rubicon a inspiré Jules César", "L'Hexagone ne peut avoir que six côtés", etc.) et les sciences ("L'échelle de Richter est graduée de 1 à 9") ou encore l'histoire ("Molière est mort sur scène", "Machiavel est un perfide"etc.)

    Mais la majorité des articles est consacrée aux erreurs ou bizarreries grammaticales, lexicales, étymologiques, phonologiques etc. qui caractérisent notre langue : par exemple, les "faux-emprunts" ("le smoking donne une élégance toute britannique"), les solécismes ("Perfectionner ce qui peut l'être"), les idiosyncrasies de la francisation (pourquoi "Elizabeth II" devient "Elisabeth", alors que "George V" reste "George" ?). L'auteur revient aussi sur les termes qui changent de genre en même temps que de nombre (amour, délice, orgue... seulement trois !), nous apprend que les Calendes n'ont rien de Grec, énumère de beaux pléonasmes ("prévoir l'avenir", "milieu ambiant" qui laissent pantois mais que nous utilisons !) ; de même, on saura désormais qu'une décade ne dure que 10 jours, un lustre cinq ans et l'on s'amusera tout particulièrement de l'article intitulé "Monsieur Carnavalet a donné son nom à un musée", dans lequel sont énumérés nombre "d'à-peu-près" cocasses (style "un bouc en train", "je ne le connais ni des lèvres ni des dents", "vieux comme mes robes", "un p'tit beurre, des touyous" et un dernier, car on ne s'en lasse pas,"et lycée de Versailles" — est-il nécessaire d'ajouter que les corrections sont dans l'ouvrage?)

    C'est beau mais c'est faux, on l'aura compris, est un joyeux assemblage qui foisonne d'anecdotes croustillantes et qui témoigne du talent de l'auteur : une érudition jamais ennuyeuse et un humour que reflètent les derniers mots de l'introduction : "Ces corrections, une fois lues doivent être aussitôt oubliées !", proposition qui s'accorde avec ce qu'écrivait déjà Montaigne : "Ceux qui veulent combattre l'usage par la grammaire se moquent."  © B. Longre

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