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roman

  • Le collectionneur d’oreilles - Esteban Bedoya

    LCO.png« La forêt de l’Yvytúruzu s’éveilla sous la pluie. Le manteau de neige argenté qui recouvrait l’épaisse végétation ne résista pas longtemps à la bruine hivernale. Il faisait froid. La vapeur s’échappait des naseaux des bêtes qui arrachaient les herbes fraîches, les orchidées, les mousses, les broméliacées perchées sur d’autres plantes. Ici, seuls les êtres habitués à la pénombre éternelle pouvaient s’aventurer sans craindre les prédateurs.
    Chaque matin, sur ce sol humide où la matière organique se décomposait, un enfant albinos cherchait sa nourriture. Né dans une tribu mbya, il avait été banni dès son plus jeune âge à cause de sa peau couleur de lait, suspecte, et de ses yeux translucides. Sa mère était l’une des filles du village. Quant à son père, nul ne savait qui il était. Seule, dans la forêt, la jeune fille l’avait mis au monde, puis l’avait offert à la communauté. Mais les villageois ne tardèrent pas à suspecter chez le nouveau-né quelque chose d’étrange. Quand le chaman l’examina, il conclut que le follet démoniaque avait trompé la vigilance des gardiens avant d’engendrer cet enfant qui finirait par les asservir.
    Sombre époque pour la tribu. Les villageois ne pouvaient plus se fier aux êtres surnaturels, ni même aux chrétiens. Une telle méfiance n’avait rien d’étonnant : depuis plusieurs décennies déjà, les étrangers pillaient le cœur de la forêt, dévastaient la faune, séquestraient les quelques Mbyas qu’ils rencontraient sur leur chemin. »

    Le collectionneur d’oreilles, Esteban Bedoya 
    Traduit de l'espagnol (Paraguay) par Frédéric Gross-Quelen
    La Dernière Goutte, 2014

    http://www.ladernieregoutte.fr/livres/le-collectionneur-doreilles/

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  • Enfer ! s'écria la duchesse - Michael Arlen

    roman, littérature anglaise, La dernière goutte, anne-sylvie homassel, Michael Arlen, Enfer! s’écria la duchesse
    Michael Arlen
    (titre original : Hell! Said the Duchess – A Bed-Time Story, 1934)
    Traduit de l'anglais par Anne-Sylvie Homassel
    La dernière goutte, 2013

    « Nous voici confrontés maintenant à la révoltante nécessité de paraître remettre en cause la bonne réputation et la personne de la duchesse de Dove et Oldham, telles que nous venons de les décrire. Qu’il existe sur terre des individus assez vils pour faire insulte à la pureté de cette dame est tout bonnement impensable. Et pourtant, ils furent un certain nombre. Voire un nombre certain.

    Il faut, à haute et intelligible voix, reconnaître ceci de ses amis et de ses connaissances : parmi eux, un sur dix refusa de croire les rumeurs qui circulaient ; les neuf autres en furent pétrifiés. Que la femme qu’ils avaient toujours tenue pour la plus réservée de son sexe, la plus vertueuse de sa génération, puisse être impliquée dans des histoires si sordides avait de quoi stupéfier. À notre grand désarroi, quelques individus de l’espèce perfide déclarèrent quant à eux qu’ils avaient toujours voulu voir la duchesse sous son vrai jour et que rien de cela ne les surprenait. »

    Découvrir le roman et l'auteur sur le site de l’éditeur

     

     

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  • Vie de monsieur Leguat, Nicolas Cavaillès

    À paraître le 23 septembre 2013
    les Editions du Sonneur 

    http://www.editionsdusonneur.com/livre/vie-de-monsieur-leguat-nicolas-cavailles/

    France, dix-septième siècle. La révocation de l’Édit de Nantes pousse certains à l’exil, tel François Leguat (1638-1735), huguenot forcé de quitter ses terres à l’âge de cinquante ans. Le destin de cet homme croise dès lors des contrées opposées et éloignées : Hollande, Mascareignes, île Maurice, Indes néerlandaises, Angleterre… Tour à tour gentilhomme des plaines de Bresse, aventurier de l’océan Indien et patriarche des bas-fonds de Londres, Leguat passera de l’Éden originel à la cité de l’Apocalypse. Nicolas Cavaillès s’empare littérairement de la vie de ce personnage hors-norme, y entremêlant quête spirituelle, découverte d’un monde inexploré et violence de l’être humain.

    Nicolas Cavaillès, traducteur du roumain, a édité les œuvres françaises de Cioran dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard, 2011). Il est l’auteur de plusieurs essais de critique littéraire, dont Cioran malgré lui. Écrire à l’encontre de soi (CNRS Éd., 2011), et L’Élégance et le Chaos. Correspondance de Catherine Pozzi (Non Lieu, 2011). Depuis 2013, il dirige la maison d’édition Hochroth-Paris, dédiée à la poésie.

    Du même auteur : La Longue Allée, nouvelle parue dans le n°3 du Black Herald.

    Leguat-Cavailles-220x346.jpg

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  • Le mal dans la peau, Gabriel Báñez

    LMDLP.png« À cet instant précis, je me remémorai l’histoire d’un vieux pêcheur qui, jour après jour, jetait son filet à la mer pour ne recueillir que des méduses dont il s’empressait d’aller enterrer les corps gélatineux derrière sa cabane parce que, disait-il, c’étaient les fœtus dont le monde avait avorté. C’était une histoire sordide, bien sombre ; je l’avais lue en cachette lors d’un cours au séminaire, même si je ne me rappelais pas qui l’avait fait circuler, ni de quel livre elle était tirée. D’une façon ou d’une autre, Rachel avorterait elle aussi et le destin, étrangement, se manifesterait non comme la résolution illusoire d’une somme de possibles, mais comme l’unique certitude où menait cette histoire : un fœtus dans le fleuve. »  

    Le mal dans la peau, Gabriel Báñez, traduit de l’espagnol (Argentine) par F. Gross-Quelen, La Dernière Goutte, 2012

    Lire l'article de Romain verger

    http://anagnoste.blogspot.fr/2012/09/gabriel-banez-le-mal-dans-la-peau.html

     

    Du même auteur : Les enfants disparaissent


    Pour commander l’ouvrage :

    http://www.ladernieregoutte.fr/livres/le-mal-dans-la-peau/

     

    Anne-Françoise Kavauvea présentait ici les éditions de La Dernière Goutte.


    Gabriel Báñez est décédé en juillet 2009, on peut consulter son blog ici :

    http://cortey.blogspot.com/

     

    4e de couverture :

    La nuit qui habite Damien Daussen est noire comme son amertume et sa médiocrité, et rougeoyante comme sa haine à l’encontre de tout ce qui vit et cherche à grandir. C’est à une plongée dans ces ténèbres que nous convie Gabriel Báñez pour exorciser le cauchemar d’une humanité indécente, sans rédemption, sans innocence. Car il fait sombre, parmi les hommes, quand le rire des enfants ressemble au rictus des bourreaux et quand les victimes jouissent, à l’instar de leurs tortionnaires, des coups qu’on leur assène. Qui dit conscience humaine dit pouvoir et prédation, et à côté d’une telle humanité, seules les bêtes apparaissent comme des êtres sans défense. Une fable glaçante sur le mal qui, au-delà de la cartographie mentale d’un antisémite, s’avance tout au bord du gouffre de l’histoire des dominations et des violences politiques.

     

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  • "Le Monde de Charlie" ("Pas raccord") de Stephen Chbosky

    Le Monde de Charlie de Stephen Chbosky
    traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Blandine Longre
    Titre original : 
    The Perks of being a Wallflower
    Roman Exprim, Sarbacane, nov. 2012 (réédition)


    A l'occasion de la sortie en France du film The Perks of being a Wallflower (Le Monde de Charlie en VF, réalisé par Stephen Chbosky) en janvier prochain, adaptation du roman du même nom, les éditions Sarbacane (collection Exprim') rééditent la traduction française du roman (première édition 2008, Pas Raccord, traduit de l'anglais par B. Longre).

     

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    Quelques articles à propos du roman 

    un article de Madeline Roth

    un article d'Antoine Dole

    un article de Joannic Arnoi

     

    le site officiel du film http://perks-of-being-a-wallflower.com/

     

    stephen chbosky,le monde de charlie,the perks of being a wallflower,littérature,roman,sarbacane,blandine longre

     

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  • De nouveau en librairie, Le Cercle Meurtrier

    littérature,roman,sokoloff,hachette,traductionLe Cercle meurtrier
    Alexandra Sokoloff
    (The Harrowing) - traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Blandine Longre

    Le Livre de poche jeunesse, mars 2012 

    4e de couv. Vacances de Thanksgiving. Le campus est déserté. Roxane est restée seule à Mendenhall. Âme solitaire, noyée dans ses idées noires, la jeune femme a décidé d'en finir avec la vie. Mais dans la salle commune où elle a trouvé refuge, d'autres étudiants sont également présents...

    "The Harrowing is a real page-turner. Alexandra Sokoloff raises a fine crop of goosebumps and shivers. A first novel of unusual promise. " IRA LEVIN, author of Rosemary's Baby and The Stepford Wives.

    Alexandra Sokoloff

    Lire les premières pages 

    Acheter le roman

    Première publication (collection Black Moon, 2008)

    L'éditeur

     

    La bande-annonce du roman en anglais


    http://fr.youtube.com/watch?v=bFpRLP_2J1A

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  • Les enfants disparaissent - Gabriel Báñez

    la dernière goutte,gabriel báñez,roman,argentine,littérature« Il ne rêva pas. Il ne rêvait jamais. À peine savait-il ce qu’était un rêve. Les enfants lui racontaient leurs rêves, mais leurs récits lui paraissaient toujours incohérents et imaginaires. De sa propre enfance aussi, il ne lui restait que peu de souvenirs. Rien d’autre qu’une époque scandée par les changements successifs de fauteuil et par les périodes d’adaptation auxquelles il devait se soumettre à mesure que son thorax grandissait. Pour lui, la croissance avait été une série constante de transformations.

    Cependant, il avait fini par se sentir vieux. Cette conscience du temps le dérangeait, l’empêchait de s’en tenir aux pures sensations, le contraignait à admettre les années, les jours. L’âge lui avait toujours semblé une idée abstraite. Les adultes se remémoraient les meilleurs moments de leur vie, et c’est ainsi qu’ils se rassuraient quand il était trop tard. Pour les adultes, il était toujours trop tard, pour tout. L’enfance, au contraire, était un printemps toujours neuf qui repoussait la vieillesse dans un au-delà. Le vertige des pentes et l’éternel assemblage des mécanismes, eux aussi, nécessitaient de faire abstraction des années. Les adultes, se disait-il, n’avaient pas ce genre de préoccupations. Les adultes pensaient.

    Il ne faisait part de ses obsessions qu’avec réticence. Entrer dans le giron des innombrables associations pour handicapés, c’eût été renoncer à sa condition. Il avait ces cercles en horreur. Ils étaient aussi traîtres que l’écoulement de son sablier ou que les mécanismes de mesure qui faisaient croire à la plupart des gens que le temps était uniforme. Pour Macias, le temps n’était rien d’autre qu’une définition, un ordre arbitraire, sans effet ni cause. »

    Les enfants disparaissent, de Gabriel Báñez - Traduit de l'espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quelen, La Dernière goutte, 2010


    http://www.ladernieregoutte.fr/livres/les-enfants-disparaissent/


    Anne-Françoise Kavauvea présentait ici les éditions de La dernière goutte.


    Gabriel Báñez est décédé en juillet 2009, on peut consulter son blog ici :

    http://cortey.blogspot.com/

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  • En lecture

    Au bord d'un lent fleuve noir
    Anne-Sylvie Salzman
    (Ed. Joëlle Losfeld, 1997)

    136965_4607091.jpg

    le site de l'auteur

    ashomassel.wordpress.com/fictions/

    Critique

    lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=4390

    sur le site de l'éditeur

    joellelosfeld.fr/ouvrage-964529-au_bord_d_un_lent_fleuve_noir.html

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  • Les Fantômes du soir

    9782749110868FS.gifLes Fantômes du soir
    Sébastien Doubinsky
    (Le Cherche midi, 2008)

     

    Rubinstein, écrivain moyen

    Tout débute sur… une chute – quand Paul Rubinstein, invité d’une émission de télévision littéraire (ou qui, du moins, en a les prétentions, comme la plupart de ces programmes pipoles, indigestes et tristounets), dégringole en direct et en public du tabouret peu confortable sur lequel on l’a posé. Une chute qui marque un tournant dans la vie pourtant paisible de cet écrivain discret, dont le dernier roman figure (miracle !) sur la (fameuse ou infamante ?) liste des goncourables – à la grande joie de l’éditeur indépendant auquel Paul a toujours été fidèle. Serait-ce le commencement d’une gloire tardive (et vraisemblablement méritée) ? Rubinstein ne le croit pas, préférant n’y voir qu’un « hasard », plutôt que de nourrir de faux espoirs. Et puis, cette célébrité subite ne lui plaît guère, il en serait même un peu « agacé ». Surprise ! En rentrant chez lui ce soir-là, tout courbaturé (la faute au tabouret), il découvre « trois individus installés sur son canapé »… et pas n’importe lesquels : Henry Miller, Lawrence Durrell et Blaise Cendrars en personne. Rubinstein croit à une farce que lui jouerait son cerveau fatigué, à une illusion d’optique, et même s’il bavarde un bon moment avec eux, il reste sur ses gardes. Que lui veulent-ils ? Et pourquoi lui ? Sont-ils venus le « chercher » ?

    Au-delà de la satire évidente qui imprègne nombre de scènes et des piques délivrées au monde littéraire et éditorial dans son ensemble – une certaine sclérose franco-française, associée à un snobisme rédhibitoire – Sébastien Doubinsky dresse le portrait d’un homme en crise, qui cherche un sens à son existence tout en dressant le bilan d’une carrière littéraire certes gratifiante, mais méconnue. Car Rubinstein fait partie d’une catégorie qui compte des centaines de membres : il est l’écrivain « moyen » par excellence ; ni célèbre, ni maudit, ni trop obscur (son dernier roman s’est déjà vendu à 10 000 exemplaires…), il se situe dans la tranche un peu floue de ceux qui savent écrire (et le font bien), mais ne peuvent vivre de leurs écrits (il travaille comme archiviste chez un assureur...) tout en accédant parfois à une relative notoriété, souvent éphémère ou vite noyée par les nouvelles parutions qui envahissent les étals des librairies. Et pourtant, Rubinstein persévère, écrit, publie, continue de bâtir son œuvre. Il est érudit, cultivé, n’a rien d’un opportuniste – au contraire, il serait plutôt du genre intègre, voire gêné par les honneurs – et compte quelques admirateurs, dont un jeune écrivain prometteur venu d’Haïti (la relève, en quelque sorte), dont les mots le rassérènent un peu, malgré ses réticences initiales. En construisant le portrait de cet écrivain qui fait un bilan mitigé de sa « carrière » et vit une crise existentielle – et une crise du sens – sans précédent, on a l’impression que Sébastien Doubinsky donne indirectement la parole à toute cette catégorie, à qui Cendrars (qui lui, a tout compris !) reproche la chose suivante : « Vous nagez dans la contradiction. Vous êtes terrifié parce que le succès vous effleure de son aile aléatoire, mais vous semblez amer d’être aussi peu connu. » Là réside le point d’ancrage de cette quête improbable, indécise, parfois acide – des retours en arrière nostalgiques, des souvenirs qui refluent, aux préoccupations du présent et à l’angoisse de ne plus savoir qui on est ni pourquoi on fait ce que l’on fait. Ce passage à vide se transforme parfois en fantaisie onirique (les fantômes des trois grands – très vraisemblables - y sont pour beaucoup) ou en fable humaniste, et explore habilement, entre légèreté et gravité, les thèmes croisés de la reconnaissance (par qui? pour quoi ?), de la liberté (perdue ou retrouvée, c’est selon), de la fonction de la littérature et de la célébrité – cette façade dissimulant (souvent très mal) le vide vertigineux qui habite certains… inutile de citer des noms, on les connaît tous – il reste que ni Rubinstein, ni Doubinsky n’en sont.

    B. Longre

    (article publié en mars 2008 dans feu Sitartmag)

    Sur le site de l'éditeur

    Du même auteur

     

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  • Soyons Babyloniens - bis

    sébastien doubinsky,joëlle losfeld,littérature,roman,littérature anglophoneD'abord publié en Grande-Bretagne en 2009, La Trilogie babylonienne de Sébastien Doubinsky paraît ce mois en français (dans une traduction de l'auteur) aux éditions Joëlle Losfeld (qui a publié l'an passé Quién es ? du même auteur).

    Pour découvrir le roman en anglais : The Babylonian Trilogy (introduction de Michael Moorcock - PS Publishing, 2009)

    Quelques mots ici.

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  • Le roman de Thomas Lilienstein

    9782283025116.jpgà paraître le 6 octobre, le troisième roman de Laurence Werner David, aux éditions Buchet Chastel. 


    Plus d'informations :

    http://editions-libella.com/fiche-ouvrage.asp?O=745

     

     

    De l'auteur, on peut aussi lire le poème Cavaliers de la nuit  en version originale et dans sa traduction en anglais, signée John Taylor, dans le dernier numéro du Black Herald.

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  • The Enormous Room

    ERoom_lg.gifMonsieur le Ministre was evidently rather uncomfortable. He writhed a little in his chair, and tweaked his chin three or four times. The rosette and the moustache were exchanging animated phrases. At last Noyon, motioning for silence and speaking in an almost desperate tone, demanded:

    'Est-ce-que vous détestez les boches?'

    I had won my own case. The question was purely perfunctory. To walk out of the room a free man I had merely to say yes. My examiners were sure of my answer. The rosette was leaning forward and smiling encouragingly. The moustache was making little oui's in the air with his pen. And Noyon had given up all hope of making me out a criminal. I might be rash, but I was innocent; the dupe of a superior and malign intelligence. I would probably be admonished to choose my friends more carefully next time, and that would be all....

    Deliberately, I framed the answer:

    Non. J'aime beaucoup les français.'

    Agile as a weasel, Monsieur le Ministre was on top of me: 'It is impossible to love Frenchmen and not to hate Germans.'

    I did not mind his triumph in the least. The discomfiture of the rosette merely amused me. The surprise of the moustache I found very pleasant.

    Poor rosette! He kept murmuring desperately: 'Fond of his friend, quite right. Mistaken of course, too bad, meant well.'

    'With a supremely disagreeable expression on his immaculate face the victorious minister of security pressed his victim with regained assurance: 'But you are doubtless aware of the atrocities committed by the boches?'

    'I have read about them,' I replied cheerfully.

    'You do not believe?'

    'Ça se peut.'

    'And if they are so, which of course they are' (tone of profound conviction), 'you do not detest the Germans?'

    'Oh, in that case, of course anyone must detest them,' I averred with perfect politeness.

    And my case was lost, for ever lost. I breathed freely once more. All my nervousness was gone. The attempt of the three gentlemen sitting before me to endow my friend and myself with different fates had irrevocably failed.

    At the conclusion of a short conference I was told by Monsieur:

    'I am sorry for you, but due to your friend you will be detained a little while.'

    I asked: 'Several weeks?'

    'Possibly,' said Monsieur.

    This concluded the trial.

     

    (E.E Cummings, The Enormous Room, 1922)

     

     

     

    Plus d'informations en anglais : 

    http://www.gvsu.edu/english/cummings/ERoom.html

     

    et en français à propos de L'Enorme Chambrée (traduit de l'anglais par par D. Jon Grossman) : http://remue.net/spip.php?article1887

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  • Elles, de David Haziot

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    Elles
    David Haziot
    (Autrement, collection Littératures, 2004)

      

    Pour une révision de l'histoire et une audacieuse mythologie féminine

    L'histoire débute sur une course-poursuite étonnante, une chasse à l'homme (au sens propre du terme) organisée et impitoyable : les chasseurs sont des chasseresses, des femmes-gardes habiles et bien entraînées, des archères de premier ordre résolues à capturer leur proie masculine... Le mâle est roi, mais au lieu d'avoir accepté la castration rituelle qui devait mettre fin à son règne d'une année, il a tué la reine et s'est enfui...

    Nous sommes quelque part sur une île de la mer Égée (la Crète, peut-être), à une époque indéterminée du néolithique, un lieu où les femmes détiennent le pouvoir et vouent un culte quasi monothéiste à la Déesse-mère, une idole féconde, bienveillante envers ses croyantes mais terriblement belliqueuse envers les hommes. L'île de Keypora abrite ainsi un royaume prospère, une société rurale où la répartition des rôles est savamment agencée, de façon à assurer bien-être et confort aux femmes - un système qui ne peut passer que par la soumission des hommes. Afin de procréer, les femmes entretiennent une poignée d'hommes choisis pour leur docilité et leur obéissance aux désirs féminins, tandis que ceux qui sont jugés comme les plus agressifs sont émasculés, une façon d'éradiquer leurs penchants brutaux et leur agressivité naturelle.

    Ce bel équilibre est pourtant sur le point de se rompre et le drame, insensiblement, prend tournure, déterminé par les actes et les sentiments de quelques personnages pivots : Anya, la nouvelle reine, une jeune fille à qui Sakya, la grande prêtresse, transmet oralement ses savoirs et le grand "secret" de la procréation, détenu par quelques femmes seulement, un secret qui maintient les hommes à leur place et les empêche de se révolter ; Penthéa, une jeune guerrière fougueuse mais lucide, ennemie farouche de tout ce qui peut entraver les femmes ; Sigur, enfin, l'homme qu'Anya a choisi comme roi pour l'année à venir. Un homme dangereux selon Penthéa, l'Amazone qui déteste les hommes, mais dont la nouvelle reine, la douce Anya, est amoureuse.

    "Faute de mieux, nous appellerons roman le résultat de cette recherche (...) Conte, mythe des origines, fantasmes personnels ou libre enquête, chacun jugera selon son goût", nous dit l'auteur dans un éclairant prologue, refusant ainsi de se prononcer et dans le même temps d'imposer au lecteur une interprétation unique... Ceci étant, cet ouvrage peut d'abord se lire comme un merveilleux roman qui nous transporte dans un univers à la fois barbare et profondément humain, un âge d'or qui laisse songeuse, quand le monde appartenait encore à "elles"... Mais David Haziot n'a pas seulement voulu raconter l'amour, la trahison, la vengeance et l’extermination, et l’histoire sert avant tout d'une thèse, certes personnelle, mais étayée par de savantes recherches : ce récit inclassable interroge et remet en cause certains mythes fondateurs (avant un "dieu-père", il y aurait eu une "déesse-mère"), notre système social et notre regard sur la Préhistoire et les débuts de l'Antiquité. C'est ainsi qu'est explorée la théorie de l'existence d'un matriarcat ancestral sans lequel les premières tribus et les premières civilisations n'auraient pu survivre, une domination féminine qui aurait été ensuite éradiquée, occultée par les hommes durant des siècles - des hommes soucieux de maintenir, consciemment ou inconsciemment, un pouvoir durement gagné sur l'autre moitié de la race humaine. Cette reconstruction poétique de temps révolus, volontairement effacés des annales de l'histoire et de la mémoire collective est certes propice à la rêverie, mais pas seulement : les thèses ici avancées et le regard scientifique qui est porté sur l'histoire de l'humanité se fondent sur un abondant matériau livresque et une érudition de taille (présentés en détail en fin d'ouvrage, dans une passionnante bibliographie) et reprennent des recherches déjà effectuées par des historiens, des paléontologues, des primatologues, des anthropologues pour la plupart anglo-saxons (citons entre autres Marija Gimbutas, S. Blaffer Hrdy, Yves Coppens, C. Knight, M. Stone ou Merlin Stone).

    Il subsiste, au cœur de ces hypothèses, suffisamment de zones d'ombre pour entourer le récit d’une aura mythique et pour enclencher un riche processus imaginaire et une véritable attente dans l'esprit du lecteur, mais ce que le romancier-chercheur met en place apparaît comme hautement vraisemblable. En se penchant sur un moment pivot, l'époque où tout aurait basculé pour les femmes (entre 8000 et 4000 av. J.-C.) d'abord sur l'île de Keypora puis dans les territoires où les rescapées auraient tenté de reconstruire leur civilisation, David Haziot a pu construire une trame qui permet d'englober à la fois le passé lointain, le présent et l'avenir de la femme et de ses aspirations. On saura gré à l'auteur d'être un homme... Défenseur indirect de la cause des femmes, tout en refusant de promouvoir un féminisme de l'extrême, il met l'accent sur l’importance de la parité dans la dernière partie du roman (quand s’ébauchent les fondations d'une société plus juste, dans le respect mutuel et le partage des tâches et des pouvoirs - ce à quoi les sociétés occidentales tendent de nos jours, même maladroitement) ; un point de vue sociologique particulièrement intéressant, développé tout au long du roman, chacun des personnages principaux incarnant une conception différente de ce que doit être une vie en société : Penthéa la guerrière, convaincue de la suprématie intellectuelle et stratégique des femmes, a raison de se méfier des hommes et prône l'extermination et l'humiliation : "Sans la terreur que nous répandons, nous aurions depuis longtemps disparu. (...) Dès qu'ils mesurent leur force, ils ne rêvent que de s'en servir pour nous réduire en esclavage. (...) Partout des femmes vivent dans l’abjection, brutalisées, brisées, labourées par les hommes nuit et jour pour enfanter sans fin." Lance-t-elle à Anya, beaucoup plus mesurée et optimiste, peut-être plus naïve aussi : "Acceptons les hommes, élevons-les dès l'enfance dans l'idée du respect des femmes."

    C’est Sigur qui symbolise les hommes dont parle Penthéa - des hommes-esclaves, qu'ils soient objets sexuels ou eunuques, tous soumis aux lois des femmes qu’ils parviendront à combattre quand leur sera révélé le grand secret... C'est des années plus tard que Sigur comprendra que les hommes et les femmes gagneraient à vivre en harmonie, même s'il s'interroge toujours sur l'essence énigmatique de la féminité : "Comment les hommes avaient-ils pu voir des monstres en ces femmes ? Certes, il acceptait l’idée que la femme fût un être d'une étrangeté définitive. Ne l’avait-il pas remarqué même chez celles qui lui étaient apparemment soumises ? (...) Et pourquoi cette division de l'humanité en deux groupes liés pour la vie et si ennemis l'un de l'autre ? Les hommes autour se trompaient en leur attribuant des museaux de louve ou de panthère. Elles se montraient bien plus terribles en femmes, selon lui, car si dans l'âme elles étaient des fauves, leur masque de beauté les rendait beaucoup plus redoutables."

    Parabole universelle qui développe un révisionnisme éclairé, Elles est une vision fulgurante et lumineuse de l'histoire ancienne, revisitée par une plume vive et souple et une sécheresse narrative qui évite les digressions ; on appréciera la beauté et le souci de précision des descriptions de ce monde antique et parfois décadent, la grandeur des sentiments évoqués (sans pourtant en faire un mélo ou une interminable saga) et, bien entendu, l’évocation d’une société égalitaire, l’auteur opposant, au manichéisme des plus brutaux (qu’ils soient hommes ou femmes), les visions pacifiques d’Anya. Quand bien même certains seraient tentés de mettre à mal les théories ici émises (il est de bon ton aujourd'hui de dénigrer de nouvelles avancées féminines en se réconfortant dans l’idée que le statut des femmes a déjà pu bénéficier d'évolutions non négligeables et certainement suffisantes), cette re-création épique ne s'estompe pas avec le temps et pourrait peut-être devenir l'un des mythes fondateurs à propager autour de soi.

    B. Longre

    (article publié en juillet 2004 dans feu Sitartmag)

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    Entretien avec l'auteur (novembre 2004) à lire en format pdf.

    "Le récit a encore de beaux jours devant lui."

     

     

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  • La mémoire des Pierres

    chantal.jpgLa cérémonie des poupées
    de Chantal Deltenre

    Éditions
    Maelström, 2005

    Tout fait sens dans ce palpitant roman, d'un bout à l'autre du récit de Keiko qui relate son séjour au Japon - un pays qu'elle ne connaissait pas en dépit de ses origines. Elle le découvre aux côtés de Pierre, son ami français que la langue et la culture japonaises fascinent. Cela fait maintenant un an qu'ils se sont installés dans un petit appartement, à Tokyo, un lieu que Keiko s'est appropriée avec une férocité dont elle seule a conscience (« m'arracher à l'appartement m'est devenu aussi douloureux qu'une amputation »), sacralisant secrètement l'endroit et engageant, au quotidien, un dialogue muet avec les objets et les meubles qui étaient déjà là lors de leur emménagement - elle les dote d'une vie propre (particulièrement la collection de poupées alignées au fond d'une alcôve percée dans le mur), entretenant avec chacun d'eux une relation sensorielle singulière, entre attraction et répulsion, une relation qui prend des tournures animistes à la fois belles et inquiétantes.

    Peu à peu, elle s'est détachée de Pierre, préférant, à sa présence amoureuse mais passablement étouffante («son amour absolu, son admiration sans bornes, m'éloignent de lui»), une solitude qui, pense-t-elle, peut l'aider à retrouver sa véritable identité, dont elle se sent désormais privée : sa mère a voulu faire d'elle une vraie française, « débarrassée de l'encombrant bagage des origines », tandis que Pierre ne la voit qu'à travers ces mêmes origines - « même en rêve, il a besoin de me savoir japonaise. Il ne peut m'aimer en dehors de cet univers étranger ». Ce qu'elle désigne comme une « fusion » qu'il lui imposerait lui est devenu insupportable et il lui semble même qu'elle et l'appartement se liguent contre lui chaque jour un peu plus (« de partout son corps déborde, en proie à l'hostilité des choses »), comme l'humidité et la poussière qui imprègnent les tatamis de la chambre et qui accentuent les crises d'asthme de Pierre - car lui aussi étouffe ici, à sa manière, et l'hostilité du lieu se fait plus prégnante, le gouffre entre les deux amants plus sombre ; à l'image d'un autre gouffre, celui dont la jeune femme sera proche tant qu'elle n'aura pas trouvé une voie à suivre ou à inventer, une manière de se faufiler entre les identités que les autres veulent lui imposer ; située dans un entre-deux « gris », « ni nuit, ni jour », elle ajoute : « c'est ainsi que je vis (...), titubant d'être sans racines comme cet espace, à chaque secousse sismique, vacille sur ses fondations hâtivement creusées dans les ruines. » - tout en cherchant à se débarrasser des accoutrements stéréotypés (symboliques ou concrets) dont on l'a affublée.

    Les tensions qui ne cessent de grandir entre les protagonistes et la confusion existentielle et identitaire de Keiko (qui s'accompagne d'un trouble linguistique logique et récurrent - « je perds la mémoire des lettres et des signes ») sont paradoxalement en décalage avec le ton posé, le lent pas de l'écriture soigneusement ciselée, non dépourvue d'un lyrisme soigné, qui s'attarde inlassablement sur chaque mouvement de pensée de la narratrice, chacun de ses gestes, du plus essentiel au plus ténu, sur chacun des échanges entre elle et les choses, qui « s'ouvrent à vous ou se rétractent au plus profond de la matière, rétives. » ; sensible à chaque ombre, chaque grain de poussière, aux moindres modifications de l'espace qu'elle a intériorisé et qui la hante, Keiko l'est aussi avec les pierres, matières mortes qu'elle collectionne depuis l'enfance (serait-ce parce que son prénom signifie « pierre » en japonais ?) - et plus particulièrement les pierres volcaniques, froides et éteintes, mais qui conservent la mémoire du feu des origines qui les a fait vivre un jour.

    On l'aura compris : on pénètre ici un monde intime et fragile, chargé de lourds et profonds secrets et, comme Keiko, on y avance avec circonspection, à tâtons, participant à sa quête désespérée et par instants fragmentée, sans parvenir à l'éloigner des fêlures qui la poussent vers des abîmes psychiques insoupçonnables. Ce roman à la fois polymorphe et épuré se bâtit autour d'une multiplicité de paradoxes (de la fascination à la répulsion, de l'amour à la haine, de la matière à l'esprit), de métaphores filées habiles et cohérentes, qui traversent le récit de part et d'autre, le nourrissent aussi, pour en faire une œuvre complexe et surprenante.

    (B. Longre, décembre 2005)

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  • En librairie, Quien es ?

    quien es.jpg"Les mots solitaires ont du mal à survivre, à exister – ils sont comme des oisillons tombés du nid, ils peuvent mourir à chaque instant, mais si on prend le temps de les recueillir et de bien s'en occuper, alors ils peuvent prendre une taille et une force terrible."

    Quién es ? de Sébastien Doubinsky (Joelle Losfeld, 2010) est un roman(-récit-monologue intérieur, stream of consciousness garanti) incontournable et parfaitement inclassable (d'où son intérêt générique et littéraire, entre autres), où il est question d'un certain Billy The Kid, d'un mythe habilement revisité, humanisé, et surtout de la puissance du verbe et de son contraire.

    Certains en parlent déjà très bien, et plus longuement (lire les articles de Claro de Bartleby et d'Anne-Françoise Kavauvea) et un peu moins bien ici.

    On en apprendra davantage sur Sébastien Doubinsky en allant lire l'entretien du Fric Frac Club.

    http://www.joellelosfeld.com/ouvrage-A78782-quien_es_.html

    Sébastien Doubinsky est aussi l'auteur, entre autres, de The Babylonian Trilogy (PS Publishing, 2009) et d'un recueil de poèmes, Tableaux Noirs (dessins de Christian Martinache, Le Grand Tamanoir, 2010), "34 tableaux en hommage à un couleur qui les efface toutes."

     

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  • Archéologie littéraire en gestation, anthropologie de l'intime.

    carvalho3.jpgNeuf nuits, de Bernardo Carvalho
    Traduit du brésilien par Geneviève Leibrich, Métailié, 2005

    « On se suicide toujours trop tard. » (Cioran)

    Roman ou documentaire ? Autofiction ou travail journalistique ? Il serait téméraire de trop vouloir démêler les fils narratifs et génériques de cet ouvrage saisissant, qui se veut finalement tel que l'auteur le revendique, ébauche docu-romanesque avouée. Neuf nuits se comporte comme la transcription en apparence chaotique d'un work in progress, le lecteur assistant à l'enquête qui semble se dérouler simultanément à la lecture... Effet d'optique, certes, mais la profonde empathie ressentie pour l'auteur (son obsession devenant la nôtre...) et pour l'objet de son investigation (l'anthropologue Buell Quain), est un sentiment bien réel. Et, au bout de quelques pages, on est déjà happé par "l'affaire" Quain : l'anthropologue nord-américain de l'université de Columbia qui s'est donné la mort en 1939 au fin fond du Xingu à l'âge indécent de 27 ans, laissant derrière lui des lettres qui apportent quelques indices sur les motifs de son geste ultime, sans qu'ils suffisent à percer un secret que l'on devine dévastateur.

    Bernado Carvalho, tombé sur un article mentionnant brièvement cette tragédie, a fouillé sans répit le passé du jeune homme, est parti sur les traces de ceux qui l'ont connu (famille, confrères, Indiens), a interrogé et comparé les articles, les ouvrages, les lettres et les archives... et de nous en faire part avec une surprenante minutie, comme si sa propre vie en dépendait. Est-ce la passion que Bernado Carvalho met dans sa quête qui transforme Buell Quain en être fascinant, ou bien l'anthropologue disparu l'est-il par essence ? L'auteur retrace les étapes de son enquête et s'explique régulièrement sur ses motivations : "L'histoire était réellement incroyable. (...) J'ai reconstitué un puzzle et je me suis créé une image de celui que je cherchais." Une image sans nul doute incomplète, mais cependant construite à partir de documents et de témoignages authentiques. Il est certain que Buell Quain avait été très affecté par un séjour antérieur chez les Indiens Trumaï, un peuple terrorisé, en voie d'extinction, et que lors de son séjour chez les Kraho, peu de temps avant de se donner la mort, il semblait particulièrement instable et agité. L'auteur ne délaisse aucune piste, réelle ou imaginaire : on parle d'un mal incurable (la syphilis, selon Claude Lévi-Strauss, que Buell Quain avait croisé brièvement au Brésil), de difficultés familiales, de son souci de paraître moins riche qu'il n'était, ou du sentiment d'avoir déjà trop voyagé, d'avoir fait le tour de ce que la vie et le monde pouvaient lui apporter et d'avoir quitté le paradis qu'il pensait avoir trouvé aux îles Fidji.

    A défaut de faire toute la lumière sur ce mal (physiologique et/ou existentiel) qui rongeait le chercheur, à défaut d'atteindre une vérité volatile (que la subjectivité et les propres secrets des personnes ayant été en contact avec Buell Quain rendent plus mouvante encore), Bernado Carvalho emprunte les voies certainement plus rassurantes de la fiction en insérant à son enquête des lettres inventées, sorte de testament-confession que Manoel Perna, un ingénieur de la ville la plus proche, le seul ami de Quain dans le Xingu, aurait écrit ; en se réappropriant les événements, en réinventant un Quain à son image, Bernado Carvalho libère son imagination, lui évitant ainsi de s'atrophier face à la frustrante investigation entreprise. Ces textes lancinants, adressés à un interlocuteur invisible, apportent des éclaircissements pourtant inadéquats, mais l'énigme se fait moins lointaine. Manoel Perna se remémore le temps passé (« neuf nuits » en tout et pour tout) avec celui qu'il considérait comme un ami - parvenant à cerner son désespoir tout en répétant que ce qu'il relate « est un mélange entre ce qu'il m'a raconté et ce que j'ai imaginé. », sa confession se faisant le reflet du roman tout entier : comme si l'alternance entre faits et fiction, entre témoignages contradictoires et écrits authentiques, était, en définitive, l'unique recours ; et l'auteur compte sur le lecteur pour compléter le récit en faisant dire à son personnage Manoel : « Les histoires dépendent avant tout de la confiance de celui qui les écoute et de sa capacité de les interpréter. »

    Pourtant, on entraperçoit ici les limites de la fiction, insuffisante à combler les vacances de l'histoire. C'est ainsi qu'à mi-parcours, le romancier change provisoirement de tactique et met en parallèle ses propres expériences et celles de Quain, une manière de renforcer l'obsession qu'il éprouve pour le fantôme de l'anthropologue. Il se remémore les vacances qu'il passait dans le Xingu avec son père, qui y possédait des terres : « la représentation de l'enfer, tel que je me l'imagine, (...) remontait au Xingu de mon enfance. » Plus loin, il ajoute : « Je ne comprenais pas pourquoi les Indiens s'étaient installés là, ce qui leur avait pris, cela me paraissait d'une bêtise incroyable, et même d'un masochisme certain et une espèce de suicide. » C'est un anthropologue qui l'éclairera, expliquant que les Indiens « ont été repoussés, acculés, ils ont fui jusqu'à s'établir dans le lieu le plus inhospitalier et inaccessible, le plus impropre à leur survie et en même temps leur unique et dernier refuge. »

    Le souvenir de cette région, peuplée d'Indiens acculturés (« spectacle déprimant ») concorde en partie avec ce que Quain avait pu écrire, déjà, en 1939 (« Le traitement officiel a réduit les Indiens à la paupérisation »). De retour dans le Xingu en 2001, pour les besoins de son enquête, l'auteur vit une expérience passablement traumatisante, un séjour relaté dans le détail, dominé par une terreur des rituels qui prend le pas sur sa compassion : « Je ne suis pas anthropologue, je n'ai pas une belle âme. J'en ai eu plein le dos. » ; un épisode que l'on découvre, partagé entre rire et malaise : l'intellectuel n'a rien d'un aventurier et atterri dans un milieu hostile, humilié et ridiculisé par des Indiens entre deux mondes, tandis qu'il se sent paradoxalement coupable de se comporter avec tant de mauvaise humeur.

    Mais sans être anthropologue, Bernado Carvalho, tout en s'émerveillant de la tendresse et de la tolérance dont les Indiens font montre à l'égard des enfants, s'efforce de comprendre (une admirable volonté d'aller au-delà des clichés paternalistes) et met le doigt sur ce qui provoque l'incompréhension mutuelle entre les deux peuples, Brésiliens et Indiens, sur l'impossibilité pour les Blancs individualistes de s'adapter à la vision indienne des interactions humaines : «Ce n'est pas une relation d'égal à égal, mais d'adoption mutuelle (...) : au village, vous êtes leur enfant ; en ville, ils sont votre enfant. » Mais les Indiens sont aussi des victimes, « les orphelins de la civilisation. Ils sont abandonnés. » - une solitude analogue à celle que l'anthropologue ressentait dans le Xingu et qui rejoint l'analyse de Manoel Perna parlant de Quain et des Indiens Trumaï : « il avait rencontré un peuple dont la culture était la représentation collective du désespoir qu'il vivait lui-même. »

    Les liens entre anthropologie et littérature peuvent se faire ténus (par exemple, on renverra le lecteur à Eden Cannibale de l'anthropologue Alain Testart, dans la veine des grands romans philosophiques, où connaissances scientifiques et fiction font bon ménage), les deux disciplines se donnant pour tâche, en définitive, d'explorer l'humain dans toutes ses dimensions et de débusquer des invariants de notre condition - analogie que l'on trouvera tout au long de ce roman à nul autre pareil, palpitante quête effectuée par un homme qui s'avoue «complètement obsédé », « hypnotisé » par la béance des faits et par l'anthropologue Quain lui-même : le vide qu'il laisse en se suicidant évoque naturellement la vacuité de toute existence. L'architecture romanesque d'abord déroutante remporte rapidement l'adhésion du lecteur, qui est prêt à suivre fidèlement les hypothèses que l'auteur échafaude, les différents niveaux de lecture qu'il impose et ses propres tâtonnements, dans une prose précise et sobre.
    Mais qui possède véritablement les clés ? Le romancier, archéologue de l'âme, ou son personnage, Manoel Perna, dépositaire imaginaire des secrets de Quain ? On penchera pour le second, dont la prose emberlificotée révèle ce que nous nous surprenons aussi à vouloir ardemment saisir : « Nous sommes tous des chiens de bord de route, pris au dépourvu, incapables de comprendre que c'est toujours le mauvais moment pour traverser. »

    B. Longre (août 2005)

    http://www.editions-metailie.com/index.php

     

     

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  • Les malheurs de Rachid

    eldaif.jpgQu'elle aille au diable, Meryl Streep !
    de Rachid Ed-Daïf

    traduit de l'arabe (Liban) par Edgard Weber
    Actes Sud, 2004 / Babel 2010

    D'entrée de jeu, le narrateur nous embobine dans un discours emberlificoté et cocasse, sans jamais, semble-t-il, se départir d'un ton sentencieux qui sert à merveille l'ironie de ce roman. Sans relâche, le narrateur se réfugie dans les mots pour vivre une révolte qu'il n'a pas le courage de transposer en actes, ou pour s'assurer (il ne peut cependant nous tromper longtemps) que son statut d'homme et d'époux ne saurait être remis en question... Son monologue suit une logique qui lui est propre, donne lieu à de nombreuses confusions, et le lecteur, bien vite, se rend compte des contradictions qui régissent l'univers intérieur de Rachid. Faut-il le plaindre ? Le condamner ? Ou plutôt rire de lui ? Assurément, face à la déroutante naïveté de ce narrateur, pathétique macho tiraillé entre tradition et modernité, et face à sa mauvaise foi pathologique.

    Rachid, longtemps célibataire, est enfin marié ; cela fait un mois, mais les malentendus et les querelles se multiplient entre lui et sa femme, cette dernière passant ses soirées et parfois ses nuits chez ses parents, prétextant que ces derniers, eux, possèdent une télévision, de surcroît branchée au câble... Rachid, en époux attentif (en réalité désireux de satisfaire plus souvent ses ardeurs sexuelles), décide d'acquérir lui aussi l'objet du désir, tout en se souvenant des sages paroles de son père, qui disait de la télévision : "un monde qui détruisait l'homme à cause de sa dangereuse, efficace et impressionnante magie", ajoutant : " nous ne sommes plus seuls dans notre maison, nous ne sommes plus des humains à part entière. Nous ne sommes plus que des yeux exorbités et des oreilles dressées."

    En cédant à la modernité et au progrès, Rachid pense pouvoir gagner l'amour de sa femme. Son achat ne change pourtant rien à l'obstination de cette dernière, à qui l'auteur ne laisse pas la parole, sans que cela nous empêche de deviner son désir d'émancipation. La position sociale de Rachid et son honneur de mâle dominant sont irrémédiablement ébranlées quand son épouse le quitte... En mari abusé, humilié, il se lamente et s'apitoie sur le sort qui lui a envoyé une femme qui ne lui convient finalement pas tant que ça, et il continue de se mentir à lui-même et de se protéger derrière son mur de valeurs traditionalistes et un discours que la femme libanaise ne veut de toute évidence plus accepter (" réparer la division homme femme, est un devoir de femme", "j'aime beaucoup aider la femme à sortir de la coquille dans laquelle les coutumes l'ont enfermée. Mais, en même temps, j'aime que la femme conserve un minimum de retenue").

    Dans le même temps, il ne cesse de revenir à ses fantasmes sexuels, ne nous épargnant aucun détail, s'épanchant ouvertement sur la difficulté pour un homme célibataire de trouver des partenaires et de se forger une expérience, tout en rabâchant combien la virginité d'une femme doit être préservée jusqu'au mariage. La Meryl Streep du titre (qu'il a observée, grâce à sa télévision, dans le rôle de l'épouse qui quitte son mari dans Kramer contre Kramer) incarne la femme occidentale, libérée et provocante, et le dilemme de Rachid : une représentation qui l'éblouit ("Meryl Streep est une femme splendide qui me fascine") et le terrifie tout à la fois : "Meryl Streep et ses compatriotes (...) ne se voilent pas et ne voilent rien. Qu'elles aillent au diable ! Elles n'ont rien à voir avec nous."

    Cette fabuleuse étude de mœurs révèle un malaise palpable : celui de l'homme libanais aux prises avec des transformations sociales qu'il est dans l'incapacité de contrôler ou de réprimer ; les modifications des règles des jeux de l'amour et du sexe troublent profondément Rachid et ses interrogations, certes légitimes, de même que ses arguments souvent bancals, dévoilent le mal-être d'une société naturellement mutante et l'existence d'une guerre des sexes qui est loin d'être achevée. Difficile de s'attacher à ce personnage imbu de lui-même et du statut qu'il a reçu en naissant mâle, et sa mauvaise foi, sa lâcheté et son immoralité flagrantes laissent pantois. Mais c'est avant tout son inadaptation aux modifications sociales, sa naïveté maladroite et son discours répétitif, obsessionnel, qui en font un antihéros de choix.

    © B. Longre

    http://www.actes-sud.fr

     

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  • Si j'ai une âme

     

    vpeyrel3.jpgSi j'ai une âme

    De Vincent Peyrel

    Dessin à la pierre noire d'Ernest Pignon-Ernest, Editions de L'Amourier

     

    Inhumaine humanité

    « Il n'existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. » Nietzsche.


    « Je m'appelle Hans. Je m'appelais Hans. Déjà. Le 7 novembre 1919. J'ai rencontré Frédéric à la gare de Hanovre. Il faisait froid. »

    « Les flics sont venus le 23 juin 1924. Frédéric n'était pas là. Le piano ne jouait pas depuis quelques jours. Je dormais. Encore. »

    Si j'ai une âme pourrait être contenu dans ces deux déclarations, qui ponctuent le récit de temps à autre, à la manière d'un refrain lancinant qui semble aider Hans, le narrateur, à garder un point d'ancrage dans le réel ou à reprendre le fil de son monologue. Entre ces deux dates, l'histoire d'un couple atypique : un tout jeune homme et un homme mûr ; le premier, très beau, le second, beaucoup moins. Hans, débrouillard, fugueur depuis quelques années déjà quand il rencontre Frédéric, après avoir survécu seul, au jour le jour, vendant son corps à des dizaines d'hommes croisés au hasard des gares, pour l'argent mais aussi par goût, parce qu'il a « presque toujours envie de baiser. Avec n'importe qui. » La relation de Hans et Frédéric n'a rien à voir avec l'amour, tel qu'on l'entend communément, ni avec une quelconque forme de bonheur, mais avec cet homme, Hans sait qu'il est « à sa place » ; « On ne cherche pas le bonheur, ni la vérité », dit un jour Frédéric, « on veut l'attention, le contact, la chaleur et le goût des autres », ajoute-t-il. Frédéric est respecté, intelligent, plutôt cultivé, peut-être informateur pour la police, au-dessus de tout soupçon, même s'il ramène régulièrement chez lui de jeunes garçons qu'il tue, découpe, cuisine et mange, en fin gastronome, et dont il vend quelques morceaux - à une époque où le marché noir est en pleine expansion. Hans le découvre peu à peu, mais reste avec lui, comprenant que « Manger. Tuer.» sont des actes auxquels il prend goût, lui aussi.

    Le long monologue (qui n'est pas à proprement parler une confession) de Hans, enfermé dans une cellule dans l'attente de l'issue de son procès, se construit autour de quelques motifs récurrents, ressassés jusqu'à l'obsession avec une apparente froideur qui épouse la posture mentale du narrateur, capable d'objectiver et de se détacher du réel ; il évolue dans une sorte d'état d'indifférence au monde, derrière laquelle se devine la frénésie sexuelle - comme si cet acte seul pouvait l'animer, l'humaniser ; c'est avec Frédéric qu'il « se sent » à nouveau, qu'il se trouve et s'habitue à une vie stable, qu'il se retrouve aussi dans sa chair - dans le mélange des corps et de la viande qu'ils partagent, même s'il reconnaît, sans pourtant exprimer de regrets, qu'il n'aimait pas vraiment tuer, que c'était « douloureux », « un peu comme si je me tuais moi-même. » et peu à peu, il s'autorise des pensées qui ne lui auraient pas traversé l'esprit quelques mois plut tôt.

    Si j'ai une âme n'a rien d'un exutoire complaisant ni d'un épanchement gratuit : toute parole y est mesurée, parfois hésitante, posée avec sobriété, même les séquences les plus crues ou les plus sanglantes. Dans une écriture saccadée, qui avance par à-coups, Hans passe très vite sur l'enfance, retraçant quelques épisodes de sa courte vie dans un ordre aléatoire, ses errances et rencontres furtives dans les toilettes des gares, puis la vie à deux, les nombreux clients et leurs désirs pervers dont il se moque, ses meurtres (seulement trois) et ceux de Frédéric, leur anthropophagie naturelle et leurs fantasmes de dévoration, qu'ils prennent au mot. Un monologue entrecoupé de quelques saynètes dialoguées - des interludes théâtraux qui nous placent en voyeurs de l'intimité du couple, entre la logorrhée de Frédéric et les nombreux silences de Hans, à l'écoute des mots de son amant, sauf lorsque la parole se délie avec le vin

    Exhumant de l'oubli le « boucher de Hanovre » (Fritz Haarmann, 1879-1925), l'auteur s'en est emparé pour construire un récit ambivalent, par instants glaçant, mais qui n'appelle aucun jugement moral - surtout pas : au lecteur de le recevoir sans se voiler la face, d'écouter le narrateur tel qu'il se livre, de ne pas voir en lui le « monstre » à montrer du doigt... car l'humanité est là, au cœur des mots, au-delà des actes inhumains qui, paradoxalement, montrent à quel point Hans n'est qu'un humain, faillible, fragile et fluctuant - aussi fluctuant que la "morale". On perçoit aussi ses tentatives pour éprouver des sentiments et donner un sens, même infime, au monde et à son existence ; on entend sa solitude extrême, celle d'un esprit prompt à se détacher des autres (« je ne suis pas comme eux »), martelant sa différence et affirmant par-là même son individualité, en réaction à la société peu reluisante dans laquelle il vit, contre son gré.

    Happé par ce récit tortueux mais limpide, le lecteur se fraye un chemin dans les pensées de Hans, entre fascination, répulsion et compassion, tâchant de saisir l'essence de ce narrateur qui fait, quoi qu'on en dise, figure de victime sacrificielle ; son témoignage déplace le concept de «normalité» et affirme la relativité du bien et du mal, des notions qui n'apparaissent ici que comme de pures constructions sociales :« Je ne comprends toujours pas ce qui autorise quelqu'un à définir ce que l'on aime appeler le mal », dit Hans, dont les paroles dénoncent indirectement la société hypocrite et bien-pensante, garante de l'ordre moral, qui dissimule ses propres crimes en en dévoilant d'autres... éliminant les gêneurs et choisissant soigneusement ses boucs émissaires. « Un tribunal qui condamne quelqu'un à mort tue aussi. », constate le garçon, qui refuse d'être asservi à un monde qui l'a tué à la naissance, aspirant à une liberté qu'on lui refuse, dans une société qui, finalement, n'a que les "monstres" qu'elle mérite et qui lui ressemblent.

    © Blandine Longre

     

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  • Comment naît la musique

    Blues Gerber.jpgBlues
    D’Alain Gerber

    Fayard, 2009

     

    par Jean-Pierre Longre

     

    « Une musique immense, qui n’avait en aucun musicien ni commencement ni fin. Une musique à peau sombre, née avec la peau craquelée des vieux cuirs. Par hasard, j’appris un matin, à Clarksdale (Mississippi), dans le comté de Coahoma, qu’elle portait un nom : ces morceaux que nous chantions sans nous connaître, quelqu’un les avait appelés des blues ». Pour en arriver là, que de tribulations, que de vies cassées, que de violences, que d’aspirations à ce que certains appellent la liberté ou le bonheur, dont on sait bien qu’ils n’existent pas ici bas.

    Alain Gerber, avec la verve poétique et le pouvoir d’évocation qu’on lui connaît, illustre en quelques destinées le cheminement vers la naissance de cette musique vouée, « comme le silence, à étouffer les soupirs et les cris de joie de ce monde sans queue ni tête ». Nous suivons, depuis la victoire des Nordistes sur les Sudistes et l’« émancipation » des esclaves jusqu’à la mort et l’oubli – mais aussi jusqu’à l’invention de ce langage sublime qui sait exprimer l’indicible -, les vies de Nehemiah, Cassie, Silas, ces vies qui se perdent, se retrouvent, se reperdent, mais qui toutes se rejoignent dans le rêve d’autre chose.

    Musical, ce vaste roman l’est, à coup sûr, puisque, sans qu’il soit explicitement présent à chaque page, tout converge vers le blues, par la grâce progressive et miraculeuse des dons, du travail et du malheur de chaque personnage, de même que par la bonne volonté des instruments (piano, harmonica, banjo, guitare et, bien sûr, voix…) qui se plient aux rythmes, aux souffles, aux doigts de toutes sortes. Musical, le récit l’est aussi dans sa structure polyphonique, puisque chaque personnage, en se racontant, superpose sa voix à celle des autres, tout en se ménageant quelques chorus. Tous font résonner, de la Nouvelle Orléans à Chicago, du Tennessee à la Californie, des chants et des contre-chants de souffrance et de nostalgie qui passent par l’harmonie des phrases et des mots d’un vrai compositeur de romans. Comme le dit à Silas son ami le major : « Je suis convaincu qu’il existe une relation étroite entre la musique et la littérature. Malheureusement, j’ignore laquelle. L’homme qui mettra le doigt dessus méritera qu’on dresse son effigie devant le Capitole, mon cher Silas ! ». Chiche.

    http://www.fayard.fr

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  • À l’école du voyage

    pendant-le-reste-du-voyagebd.jpgPendant le reste du voyage, j'ai tiré sur les Indiens

    De Fabio Geda, Traduit de l’italien par Augusta Nechtschein

    Gaïa Éditions.

     

    par Jean-Pierre Longre.

     

     

    Emil, 13 ans, pourrait être un garçon comme les autres. Avec juste un peu plus d’imagination et de malice que la moyenne. Comme d’autres, il aime les bandes dessinées de Tex, et se prend parfois pour le vaillant cow-boy, son héros ; comme d’autres il aime les mots, surtout ceux qu’il ne connaît pas : « Grand-Père Viorel dit que parfois, il est possible de tomber amoureux d’un mot qu’on n’a jamais entendu auparavant, un mot nouveau, et que d’un seul coup on commence à l’entendre partout et à s’en servir en permanence ». Comme tous les autres, il a besoin de tendresse et de protection, même s’il sait farouchement défendre son indépendance.

     

    Mais à la différence des autres, Emil n’est nulle part chez lui. Avec son père, il a fui la Roumanie pour l’Italie, puis se retrouve seul avec son sac Jansport, sans papiers, pratiquement sans identité. C’est alors qu’il se met en quête de son Grand-Père Viorel, qu’il n’a jamais vu mais dont il reçoit régulièrement des lettres. Grâce à sa débrouillardise et à son obstination, grâce à la générosité naturelle de quelques personnes pour qui la vie est le contraire du repli sur soi, grâce même à une chance parfois ambiguë, il parcourra l’Europe, de Turin à Berlin, de Berlin à Madrid en passant par Carcassonne, et mènera le plus loin possible sa quête familiale, mais aussi son initiation personnelle : « Ce voyage, c’est comme aller à l’école ».

     

    À l’image de son titre, Pendant le reste du voyage, j'ai tiré sur les Indiens est un beau roman, tant par son écriture et sa construction que par l’émotion qu’il suscite. Avec l’auteur, nous nous prenons d’affection pour ce jeune Roumain qui réussit à transformer son enfance perdue en enfance européenne, et au-delà de l’errance parvient à retrouver ses racines.

     

     

    http://www.gaia-editions.com/

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  • La noblesse des parvenus

    livre J. Prévost.jpgLe sel sur la plaie de Jean Prévost, Zulma, 2009

    (par Jean-Pierre Longre)

    Dieudonné Crouzon est d’abord un intellectuel humilié : par la pauvreté, par la calomnie, par la lâcheté de ses camarades. Fort de ses études de Lettres et de Droit, rongé par la rage sociale, il quitte brusquement Paris pour Châteauroux, incarnation de la France profonde, où la soif de revanche le transforme en arriviste : le journalisme, l’imprimerie, la publicité, la politique… Il devient un notable local, un homme d’affaires de province qui, fortune faite et la crise des années 1930 aidant, pourra revenir savourer son ascension à Paris.

    Le sel sur la plaie fait partie de ces grands romans trop méconnus de l’entre-deux-guerres dont les protagonistes, tout en rappelant les héros des romans initiatiques du XIXe siècle, se construisent sur la modernité (encore très actuelle) d’un monde en pleine mutation. L’ambition de Crouzon peut faire penser à celle de Rastignac ou de Bel-Ami, mais elle est plus proche de celle de Julien Sorel, dont Jérôme Garcin, dans sa préface, affirme à juste titre qu’il est un « cousin germain ». Son ambition est intimement liée à ses états d’âme, et ses sentiments le guident davantage que la simple soif de fortune et de notoriété ; les femmes (l’Epervière, Mme Rougeau, Anne-Marie) ne sont pas, comme pour le Leroy de Maupassant, des échelons de l’ascension sociale, mais de sincères étapes amoureuses ; l’amour et l’amitié lui valent autant de déboires que de coups de chance… Bref, Crouzon est profondément humain, lui qui, selon les mots de son ami Boutin, philosophe et poète, garde « la seule noblesse, celle des parvenus ».

    Jean Prévost, mort prématurément dans la bataille du Vercors, n’a pas eu le temps de donner la pleine mesure de son talent. Ses beaux essais sur Stendhal ou Baudelaire, son abondante production journalistique, ses romans vifs et roboratifs appelaient une suite dont les balles nazies nous ont privés. Avec Le sel sur la plaie, nous avons non seulement le bonheur d’une réédition bienvenue, mais aussi la grâce d’une écriture alerte, incisive, dont la vigueur quasiment physique s’associe à la clairvoyance  psychologique, et qui depuis 1944 nous manque.

    www.zulma.fr

    voir aussi http://www.lesimpressionsnouvelles.com/jean_prevost_aux_avant_postes.htm

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  • Yokô l'insoumise

    yoko.jpgLes jours de Yokô d'Arishima Takeo, roman traduit du Japonais par M. Yoshitomi et Albert Maybon (Flammarion, 1926 - Philippe Picquier, Titre original : Aru Onna, 1919)

    Arishima, auteur tourmenté (il se suicida en 1923 avec sa maîtresse) et avant-gardiste, écrivit ce roman en deux temps : une première version entre 1911 et 1913, révisée en 1919, la censure ayant parfois obligé l'écrivain à en ôter quelques passages jugés trop osés à l'époque.

    Il est vrai que l'existence de Yokô est atypique, et elle en revendique la marginalité tout en souffrant d'être tantôt admirée, tantôt mise au ban de la société. Femme fatale et insoumise, elle ne parvient pas à se faire accepter dans un milieu compassé, aux valeurs morales qu'elle juge archaïques, étouffantes, qui rangent la femme dans la catégorie des êtres inférieurs. La fougue de son tempérament est incompatible avec cette rigueur et ces contradictions la poussent à des accès d'angoisse, la laissant toujours au bord du gouffre.
    Ses aventures et les rebondissements variés ne sont pas sans rappeler la Moll Flanders de Defoe (mais dans un tout autre registre) : Yokô, après un mariage secret mais décevant avec Kibe (union qui lui donne néanmoins une fille qu'elle abandonne plus ou moins), ne peut rester au Japon et, confiant ses deux jeunes soeurs à des parents, part aux Etats-Unis rejoindre un fiancé qu'elle n'aime pas. Sur le paquebot, le lieu où se déroule la majeure partie du roman, elle se sent irrésistiblement attirée par le commissaire de bord, Sankichi Kurachi.
    Tout en déplorant le fait que les femmes doivent subir leur sort tout en développant des idées sur la libération de la femme, l'auteur paraît bien en avance sur son temps et, dans de multiples descriptions maritimes nimbées de poésie, il construit un parallèle entre les mouvements des vagues et les sentiments de son héroïne, caractérisés par leur versatilité.
    Ce roman, tenu comme l'un des meilleurs d'Arishima Takeo, est d'une richesse audacieuse ; à travers l'existence de cette femme, l'auteur ne cesse de s’interroger et de développer plusieurs thèmes : l'amour romanesque et le plaisir charnel, les relations entre hommes et femmes, la passion et la mort, l'Orient et l'Occident, et les tourments imposés aux femmes par la société japonaise. La profondeur des sentiments est d'une authenticité et d'une spontanéité rares et nombreux sont ceux qui ont comparé l'auteur à Flaubert, au vu de l'intimité qui a pu exister entre ces écrivains et leurs héroïnes.

    (B. Longre)

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Le bizarre incident du garçon...

    lizjensen3.jpgLa neuvième vie de Louis Drax, de Liz Jensen, Traduit de l’anglais par Odile Demange (Nil, 2006 / J'ai Lu, 2008)

    Après Christopher (Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon), c'est au tour de Louis, neuf ans, de prendre la parole. Qu'ont en commun ces paroles d'enfants (qui, quoi qu'on en dise, ne sont pas nécessairement destinées à de très jeunes lecteurs) et en quoi permettent-elles à ces textes de se démarquer, littérairement parlant ? On y décèle surtout une naïveté intrinsèque sur laquelle les auteurs s'appuient pour mettre en place une ironie dramatique qui, lorsque la justesse de ton demeure constante, crée de subtils effets comiques, mais permet aussi au lecteur découvrir ses propres failles d'adulte — par le biais d'un regard porteur de bon sens et de jugements souvent lucides.

    Examinons le cas de Louis Drax, enfant précoce (L'Encyclopédie médicale et Les Animaux, leur vie extraordinaire sont ses livres de chevet), mais perturbé par la séparation et les querelles de ses parents : ses paroles sont certes éclairantes et cocasses mais recèlent une part obscure, une inquiétante cruauté et une obsession morbide qui ne cesse de s'amplifier, liée au fait que le petit garçon est régulièrement confronté à sa propre mort : Louis est étrangement enclin à être victime d'accidents à répétition, plus ou moins graves, sans qu'il les provoque : "le premier accident fut ma naissance. Elle s'est déroulée comme celle de Jules César. (...) Le deuxième accident a eu lieu quand j'étais bébé. (...) Ensuite, à six ans, je suis tombé sur les rails du métro à Lyon." Etc. Ces multiples catastrophes affectent profondément la mère de Louis et lui font dire : "On dit que les chats ont neuf vies. (...) Si tu étais un chat, Louis, tu aurais déjà utilisé huit de tes vies. Une chaque année." Ce constat, ainsi que les bizarreries comportementales de l'enfant incitent ses parents à l'emmener voir un psychologue, Monsieur Perez ; Louis méprise "gros Perez", ne lui fait pas confiance, et ne cesse de l'abreuver d'affabulations farfelues et de lui faire subir d'insolentes provocations, derrière lesquelles se dissimule l'ampleur de ses souffrances psychiques.

    En réalité, la voix de Louis nous parvient de très loin, depuis un monde habituellement inaccessible, entre la vie et la mort : Louis est dans le coma depuis trois mois, après un retour à la vie miraculeux. C'est au cours de cette neuvième vie en sourdine qui lui a été accordée que le garçon raconte son histoire, ses angoisses, ses inventions, sa difficulté à distinguer la réalité de la fiction, les pressions affectives qu'il subit ainsi que les dysfonctionnements qu'il observe dans la relation entre son père à sa mère et dans le monde adulte en général.

    lizjensen4.jpgDe nombreuses interrogations se bousculent dans l'esprit du docteur Dannachet, chargé de suivre Louis dans une petite clinique provençale ; ce deuxième narrateur prend le relais, en alternance, offrant un point de vue extérieur, mais pas nécessairement objectif, car lui aussi, comme Louis, possède sa part d'ombre. Spécialiste du coma, il se dit "optimiste" et le cas de Louis Drax l'intéresse de près ; il faut dire que Dannachet, au premier regard, a été subjugué par la beauté, par la dignité et par la profondeur du chagrin de la mère de l'enfant ; et tandis que sa vie de couple s'effondre, il s'applique à consoler Madame Drax...

    Les deux narrations se superposent et se complètent ; peu à peu, le lecteur est capable de reconstruire les faits sans pour autant parvenir à comprendre ce qui a pu se dérouler lors du dernier accident de Louis, cause de son coma ; de la même façon, l'enquête policière piétine et l'inspectrice chargée de l'affaire ne parvient pas à résoudre la mystérieuse disparition du père du garçon, survenue au moment même de l'accident. L'état de Louis évolue étrangement et le lecteur, le seul à avoir accès au monde intérieur de Louis, se prendre au jeu de lire entre les lignes du monologue chaotique du jeune narrateur.

    A la question « le cerveau est-il semblable à l'âme ? », le Docteur Dannachet répond : « Notre culture ne croit pas en l'âme. Nous parlons de l'esprit comme d'un concept social. Ou comme de la viande qui pense, qui raconte des histoires et invente des choses comme l'idée de « l'âme » pour se rassurer. » Et pourtant, il est sur le point de vivre une expérience irrationnelle pour entrer en contact avec Louis qui, bien à l'abri derrière son état comateux le protégeant de la réalité, refuse de s'éveiller à la vie. Ce thriller psychologique, poignant et profondément humain, se pose comme une exploration passionnante des complexités de l'esprit, tout en interrogeant ses manifestations antinomiques, en mettant dos à dos rationalité et spiritualité.

    (B. Longre)

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  • Quelques lectures... variées.

    mazard.jpgUn cow-boy dans les étoiles de Claire Mazard, Seuil jeunesse, collection chapitre, 2008

     

    Une fillette passe des vacances estivales à la Fariguette, où elle a retrouvé ses grands cousins, Louis et Tristan, qu’elle admire ; en leur compagnie, Anne se fait aventurière, partage leurs rêves et découvre un trésor (un vrai, qui sera en quelque sorte l’un des fils conducteurs du récit) et grandit un peu. Ces instants presque idylliques sont pourtant anéantis, peu de temps après, par un coup du sort sur lequel aucun des personnages n’aura de prise. Des années plus tard, Anne se souvient, revenant sur cette période figée dans un passé à jamais révolu, mais pourtant inoubliable, toujours vivante en elle. Une évocation nostalgique de l’insouciance bouleversée, un récit entre enfance et adolescence qui se goûte avec un plaisir rare.

     

     

     

    truc.jpgMoi, mon truc, de M. Lisa et D. Perret, L’Atelier du poisson soluble / musée du Louvre, 2008

     

    Un titre du Poisson soluble à classer, une fois encore, parmi les inclassables et autres curiosités… D’abord, la couverture astucieuse de ce petit ouvrage souple offre la possibilité de l’envoyer tel quel par la poste ; mais on insistera davantage sur ce qu’il contient : une énumération de situations où l’on se sent en position d’infériorité, par la faute de petits détails en réalité bien anodins ; des situations qui sentent assurément le vécu et qui partent d’un postulat commun à nombre d’entre nous (« Quand je ne peux plus me voir en peinture… », d’où l’une des raisons du partenariat éditorial avec le Louvres). Les auteures nous offre une petite solution simple mais efficace pour s’accepter tel que l’on est – encore fallait-il y penser.

     

     http://www.poissonsoluble.com/

     

     

    soon.jpgApocalypse Maya de Frédérique Lorient, Syros, collection Soon, 2008

     

    Une nouvelle collection a vu le jour aux éditions Syros : dirigé par Denis Guiot, Soon entend proposer des romans de SF intelligents, ouverts sur l’ailleurs – une façon comme une autre d’inciter à réfléchir à l’ici et au maintenant, mais aussi de divertir le lecteur. Des caractéristiques habilement conjuguées dans Apocalypse Maya, qui peut se lire de diverses manières – comme un roman d’apprentissage relatant l’éveil d’une conscience sociale et environnementale ; comme une fable qui rappellerait que l’Histoire est composée de situations cycliques et d’atrocités (il est ici question de deux génocides, à des décennies de distance) vouées à se répéter à moins d’agir pour en atténuer l’ampleur ; comme une illustration de ce qui ne manque pas d’arriver si on laisse la rentabilité l’emporter sur l’humain, sur l’éthique et sur l’équilibre naturel (le fameux « science sans conscience »…) ; ou encore comme une aventure plutôt bien menée et écrite, qui réserve nombre de rebondissements. Certaines « leçons » écologiques ou historiques sont parfois amenées de manière très explicite (trop, peut-être), mais on lit d’une traite l’histoire du jeune Jové, du vieil Indien qui le convertit à ses valeurs et de l’étonnant peuple des Suris (leur langage, en particulier, fascine, tout comme leur propension artistique), confrontés à l’organisation toute-puissante qui a colonisé la planète Maya.

     

    (B. Longre, septembre 2008)

     

     

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

     

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  • Petit miracle

    edouard.jpgLe miraculeux voyage d’Édouard Tulane, Kate DiCamillo, illustrations de Bagram Ibatoulline, traduit par Sidonie Van Den Dries, Editions Tourbillon, 2007

     

    Miraculeux ? Assurément. Ce roman illustré, aux allures de beau-livre, réserve d’insoupçonnables ravissements au lecteur. Littérature « jeunesse » ? Pas vraiment. Éminemment picaresque, et pourtant bâtie comme un conte qui s’inspirerait de nombreux autres tout en demeurant unique, l’histoire d’Édouard, lapin de porcelaine narcissique et superficiel, recèle tant de niveaux de lecture que chacun est susceptible d’y trouver son compte. Malmené par de multiples événements, balloté par les éléments ou les humains qui croisent sa route, Édouard est un héros au prime abord peu sympathique, qui évolue bien malgré lui, de la déchéance à la rédemption : il s’humanise peu à peu, se métamorphosant au fil des ans, tandis qu'il se découvre un cœur et des sentiments. Le raffinement des illustrations à l’ancienne rappelle par instants la précision d’un Norman Rockwell et ajoute à l’ensemble un charme désuet qui s’accorde à la perfection à ce roman sans âge, qui a déjà tout d’un classique.
    (B. Longre, sept. 2008)

     

    http://www.katedicamillo.com/

    http://www.editions-tourbillon.fr/

     

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  • ''Si c’est à toi que j’écris…''

    articlechb.jpgUn nouvel article portant sur Pas raccord, signé Samia Hammami, en ligne sur Parutions.com

    extrait :

    "C’est ainsi que Charlie commence à se frotter aux fêtes, à la musique, à la drogue, à la sexualité et à l’homosexualité (par l’histoire de Patrick), à l’amour (dans les bras fantasmés de Sam et sur les lèvres de Mary Elizabeth) et, tant bien que mal, à la notion de «limite». En compagnie de ses protecteurs, il a parfois l’impression grisante de flirter avec l’éternité, ce qui ne l’empêche nullement de sombrer tout aussi radicalement dans un désespoir infini à d’autres moments. Ces deux extrêmes ne font qu’un dans la vie de ce jeune vulnérable, qui l’exprime avec authenticité dans sa missive inaugurale : «Bref, voilà ma vie. Il faut d’abord que tu saches que je suis à la fois triste et heureux, et que j’ai toujours pas compris comment ça se fait». Parallèlement à ces chamboulements émotionnels, son professeur de littérature, Bill, l’abreuve de classiques (Peter Pan, L’Etranger, Gatsby le Magnifique, Hamlet, etc.), autant de lectures exigeantes ayant pour intention de familiariser le prodige à sa singularité, de lui faire entendre qu’il est un individu exceptionnel, et non pas un «freak» comme d’aucuns se plaisent à lui répéter.

    L’écriture de Charlie est spontanée et cabossée. À son image. Elle épouse les méandres de ses tourments et de ses enthousiasmes. Ce caractère pourrait dérouter dans les pages initiales mais, très vite, le témoignage de cette boule de sensibilité touche au cœur et cette candeur maladroite se révèle gage de profondeur. Tout au long du récit, Charlie ne se départit jamais d’une position d’observateur, qui le pousse à analyser et disséquer avec une certaine externalité ce qui lui arrive. Derrière ses mots sont esquissés, et non verbalisés, ses plaies, ses traumatismes, ses troubles psychologiques. Malgré le recours au «je», le sentiment d’extranéité face à cette âme qui s’émeut de tout est donc paradoxalement accentué."

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  • J'ai lu L'âge d'ange

    agedange.jpg

    L'âge d'Ange d'Anne Percin - L'école des loisirs, Médium, 2008

    Retenez ce titre : L'âge d'ange. Un roman dont il est bien difficile de parler, pour diverses raisons dont certaines n'apparaissent qu'au fil de la lecture... Disons simplement qu’il s'agit d'une rencontre inattendue autour d'un livre fascinant (d’abord adoré, puis désacralisé, et pour finir inoubliable), de l'éveil d'une conscience et d’un corps, d’une émancipation et, surtout, du bouleversement intime (« Le choc fut si violent que, des années plus tard, alors que j’écris ces lignes, je tremble. ») qu’éprouve un ange solitaire, au contact d’un autre ange, peut-être : « A la limite, on pouvait presque lui trouver une tête romaine. Un peu comme Marlon Brando, du temps de sa splendeur. »
    L’histoire, d’une grande justesse, est teintée de nostalgie mais aussi de fatum, et l’intrigue emprunte nécessairement à la tragédie grecque, entre terreur et pitié, violence et tension (mais il faut le lire pour comprendre). L’ensemble va bien au-delà du très conventionnel roman d’apprentissage et le regard rétrospectif de la narration confère une richesse certaine au récit, qui navigue entre impressions et sensations passées et souvenirs au présent de ces moments d’une rare intensité.

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  • Gris-brouillages d'enfance

    Un autre ouvrage des éditions Esperluète, après La petite sirène de Myriam Mallié et Alexandra Duprez.

    petite3.jpgLa petite de Pascale Tison, illustrations de Loren Capelli - Esperluète

    La petite, dont nous ne saurons jamais le prénom, grandit dans un univers provincial petit-bourgeois étriqué, un lieu où les maisons sont « basses » et la terre « noire » ; une existence en vase clos (« le dehors n'avait pas encore percé le mur gris»), dans une maison aux allures de prison, entre des femmes terrifiées (à l'affût d’improbables menaces) dont la présence oppresse, et un père silencieux. Cet enfermement initial prédétermine en quelque sorte le rejet que la petite va subir à l'école, quand, pour échapper aux moqueries, aux coups des enfants et aux humiliations imposées par les maîtres, elle se retire dans un monde connu d’elle seule, et parcourt chaque nuit la maison obscure en quête d'aventures imaginaires. Puis vient la césure totale, quand le repli se fait si pesant que la petite « désapprend », prenant un retard démesuré sur les autres enfants, refusant d'entrer dans les moules prévus pour elle - elle se met à bégayer (une façon de protester face à l’impossibilité de communiquer ses souffrances à son père) et son mutisme irrite encore davantage ses tortionnaires : « il lui arrive aussi de ne plus pouvoir dire son nom quand on le lui demande. », mais toujours elle « prolifère à l’abri de la lumière» : car elle a beau désapprendre, certains noms restent gravés dans son esprit, des mots « collectés dans les cours de géographie » et qui évoquent des ailleurs possibles.

    Le texte saccadé, aux brutales syncopes qui coupent le souffle de lecture, sans pour autant perdre de sa poésie, s’accorde parfaitement aux illustrations faussement malhabiles de Loren Capelli : aplats de gris ou gribouillages au stylo bille bleu qui recouvrent peu à peu les représentations de la petite – annulant ainsi son identité, fracturée : « elle ne s'est pas rejointe», nous dit-on : dans l'incapacité de construire une image synthétique d'elle-même, ne sachant qui elle est face aux regards destructeurs et déstructurants subis jour après jour ; les seuls êtres auxquels elle est en mesure de s'identifier sont les enfants tziganes qui, comme elle, ont été assignés en fond de classe, éternels parias tant dans le monde adulte que dans celui de l’enfance.
    Ce beau conte glaçant et poignant, à l'écriture aiguisée (à l'image des traits et des hachures au stylo qui vont jusqu'à empiéter sur l'espace textuel), s'affaire à dire l’innommable et à explorer les sources d'une souffrance lointaine mais que rien ne peut effacer : l'enfance dans les Vosges, pays des origines, que la petite, devenue grande, fuira, tout en ne cessant de se le remémorer par le biais de quelques sensations fugaces.
    (B. Longre)

    http://www.esperluete.org

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  • « Un geste humain, aussi infime soit-il »…

    nilstrede.jpgLa Vie pétrifiée de Nils Trede, Quidam éditeur, 2008

     

    Xavier, un homme à la vie bien ordonnée, médecin le jour et restaurateur le soir, lutte contre une solitude dans laquelle il semble d’abord se complaire quelque peu – par goût de la liberté et dégoût des convenances – mais dont il souffre profondément, malgré la présence d’une mère âgée à laquelle il est très attachée. Quand surgit dans son existence une jeune femme, incarnation de son idéal, mais inaccessible et déjà amoureuse d’un autre, le manque et le désir engendrent en lui des réactions physiques incontrôlables, presque pathologiques, et des symptômes psychologiques qui se rapprochent, entre autres, de la paranoïa.

    Le narrateur, ultra sensible à son environnement – susceptible de jouer sur ses humeurs –, le décrit minutieusement, à l’instar de ses états d’âme et de ses dérapages, parfois calculés, entre fébrilité, sérénité et introversion, fatalisme et regain d’espoir. Une minutie quasi monocorde, qui participe cependant de la construction d’un décor souvent apaisant, par instants irréel, en contraste avec l’agitation intérieure du protagoniste et la menace sourde qui plane, presque imperceptible, sur le récit.

    La quête de Xavier peut se résumer simplement : conquérir l’âme sœur et vivre en harmonie avec elle. Une simplicité à l’image de la langue sobre, retenue, qui parfois se charge de répétitions – en écho aux ressassements du narrateur ; des répétitions qui expriment aussi son besoin de formuler les choses avec limpidité, comme pour se donner l’illusion de contrôler son existence.
    Et malgré cette simplicité de surface, Nils Trede, dont c’est là le premier roman, a imaginé un personnage complexe, pétri de contradictions, un homme qui tente de se bâtir des points d’ancrage et une histoire qui ne se soit pas qu'une longue errance. Au-delà des singularités de l’intrigue, l’auteur parle de la solitude et des frustrations qu’elle entraîne avec une sensibilité et une acuité remarquables (sans oublier les tentations factices qui s'offrent aux solitaires, auxquelles le personnage refuse de céder, par crainte de perdre son intégrité) : « Je sais que la solitude, cette solitude qui s’est imposée, qui ne laisse aucune chance de lui échapper, est le pire des maux. Et pourtant, même si la solitude est définitive, on ne peut pas rester en place, on ne peut pas attendre, il faut bouger avant qu’elle nous tue. Elle fait naître une agitation immaîtrisable, un besoin impératif de fuir, de chercher un autre, un mot, un geste humain, aussi infime soit-il. » Bouger, fuir, s'agiter... tout, plutôt que de subir une lente fossilisation.

     

    (B. Longre, août 2008)

     

    http://www.quidamediteur.com

     

    Chez le même éditeur, on pourra aussi lire Le Pilon, de Paul Desalmand.

    Les livres de Quidam sont aussi présentés ici : http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Quidam-Editeur-.html (vente en ligne)

     

     

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  • Paula, la clandestine

    paula3.jpgQui se souvient de Paula ? de Romain Slocombe
    Rat noir, Syros, 2008

    Le prologue, glaçant, reprend une source historique primaire, sans la modifier : la circulaire 173-42 du 13 juillet 1942 émise par l’autorité en place agissant avec zèle pour le compte de l’occupant nazi, qui ordonne aux commissaires de police parisiens de procéder à une rafle froidement planifiée et tristement célèbre : l’arrestation de plusieurs milliers de Juifs et leur rassemblement à Drancy ou au Vélodrome d’Hiver, le 16 juillet 1942. Un rappel qui donne le ton et permet d’entrer de plain-pied dans l’atmosphère sinistre des années d’occupation, et plus particulièrement dans la vie de Paula Karlinski (ou Paule Carlin), qui échappe de justesse à l’arrestation. Son père Chaïm, peintre, a la présence d’esprit de se réfugier chez une voisine qui les accueille temporairement, puis emmène sa fille dans une autre cachette avant de l’envoyer à Lyon, en zone libre, où se trouvent déjà la mère et le petit frère de Paula ; la jeune fille va les rejoindre, tout en regrettant de laisser son père, dont elle est très proche, derrière elle ; ce dernier préfère rester sur place afin d’aider d’autres Juifs, désormais clandestins, comme lui.

    C’est de Lyon que Paula écrit à Jacques, son amoureux parti se réfugier à Londres. Une longue lettre, dense et précise, dans laquelle elle relate les derniers jours passés à Paris et son périple pour passer en zone libre. Une lettre que Jacques gardera jusqu’à son retour en France, à la Libération, sans savoir que Paula n’est pas longtemps restée à Lyon : inquiète pour son père, elle remonte à Paris en janvier 1943. Commence alors une errance urbaine déstabilisante, tandis que la jeune fille, qui s’imagine pouvoir trouver de l’aide auprès d’anciennes connaissances, voit ses repères s’effondrer encore davantage. Le récit reprend des décennies plus tard, quand le passé fait à nouveau irruption dans la vie de Jacques, qui partira sur les traces de Paula, porté par le souvenir de celle qu’il avait aimée.

    L'on éprouve, à la lecture, les mêmes émotions que Paula, de l’angoisse à la peur, de la déception à l’incompréhension, de la paranoïa (souvent justifiée) au brefs instants de soulagement : lors de son voyage en train, de ses déambulations dans les rues de la capitale, où elle prend des risques, sans forcément en être consciente, lors de sa rencontre avec un ancien camarade de classe prépa, qui cherche à profiter de la situation, ou encore quand elle apprend que son ancienne voisine, celle qui les avait cachés, son père et elle, vient d’être arrêtée.
    L’auteur offre un roman étayé par une solide documentation et le dédie, entre autres, à Louise Jakobson, lycéenne captive à Drancy et assassinée à Auschwitz, qui a laissé des lettres qui font partie de la bibliographie. Récit poignant, sombre et palpitant, proposant des points de vue variés, Qui se souvient de Paula ? relate l’histoire d’une enquête et d’une vengeance, rappelle le devoir de mémoire, mais surtout, raconte le parcours singulier d’une jeune fille brillante, à la fois candide et lucide, pas toujours très au fait de ce qu’elle risque en partant à la recherche de son père, même si elle agit avec courage et détermination ; une existence similaire à des millions d’autres, prise dans le tumulte de l’occupation et dans les atrocités de la seconde guerre. Car en toile de fond, plane l’ombre tangible des camps d’extermination, l’indifférence des uns, les trahisons des autres (même si la compassion l’emporte parfois), ainsi que l’exclusion d'une partie de la population mise au banc de la société et décrétée hors la loi par l’occupant, avec la complicité délibérée de la police française. Paula a vécu tout cela de près, et c’est avec amertume qu’elle se souvient, dans sa lettre, des regards « agacés, critiques, hostiles » que lui lancent des passagères d’un omnibus pour Lyon : « Et moi qui suis née à paris, qui ai été naturalisée française ensuite par la loi de 1927 reconnaissant le droit du sol, qui parle leur langue aussi bien que ces femmes et même mieux, qui vivait jusqu’à récemment la vie sans histoire d’une étudiante parisienne, camarade de classe des rejetons de la plus haute bourgeoisie, fille d’un artiste reconnu par ses pairs !... Voilà que pour ces Français égoïstes, je faisais partie du troupeau étranger et indésirable… » Étranger et indésirable, deux épithètes encore associés aujourd’hui, l'idée latente qui sous-tend ce roman (engagé sans être didactique) étant aussi d'établir des liens entre le passé et le présent, entre les destins des uns et des autres, du singulier à l'universel.

    (B. Longre, juillet 2008)

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

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