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féminisme

  • Elles, de David Haziot

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    Elles
    David Haziot
    (Autrement, collection Littératures, 2004)

      

    Pour une révision de l'histoire et une audacieuse mythologie féminine

    L'histoire débute sur une course-poursuite étonnante, une chasse à l'homme (au sens propre du terme) organisée et impitoyable : les chasseurs sont des chasseresses, des femmes-gardes habiles et bien entraînées, des archères de premier ordre résolues à capturer leur proie masculine... Le mâle est roi, mais au lieu d'avoir accepté la castration rituelle qui devait mettre fin à son règne d'une année, il a tué la reine et s'est enfui...

    Nous sommes quelque part sur une île de la mer Égée (la Crète, peut-être), à une époque indéterminée du néolithique, un lieu où les femmes détiennent le pouvoir et vouent un culte quasi monothéiste à la Déesse-mère, une idole féconde, bienveillante envers ses croyantes mais terriblement belliqueuse envers les hommes. L'île de Keypora abrite ainsi un royaume prospère, une société rurale où la répartition des rôles est savamment agencée, de façon à assurer bien-être et confort aux femmes - un système qui ne peut passer que par la soumission des hommes. Afin de procréer, les femmes entretiennent une poignée d'hommes choisis pour leur docilité et leur obéissance aux désirs féminins, tandis que ceux qui sont jugés comme les plus agressifs sont émasculés, une façon d'éradiquer leurs penchants brutaux et leur agressivité naturelle.

    Ce bel équilibre est pourtant sur le point de se rompre et le drame, insensiblement, prend tournure, déterminé par les actes et les sentiments de quelques personnages pivots : Anya, la nouvelle reine, une jeune fille à qui Sakya, la grande prêtresse, transmet oralement ses savoirs et le grand "secret" de la procréation, détenu par quelques femmes seulement, un secret qui maintient les hommes à leur place et les empêche de se révolter ; Penthéa, une jeune guerrière fougueuse mais lucide, ennemie farouche de tout ce qui peut entraver les femmes ; Sigur, enfin, l'homme qu'Anya a choisi comme roi pour l'année à venir. Un homme dangereux selon Penthéa, l'Amazone qui déteste les hommes, mais dont la nouvelle reine, la douce Anya, est amoureuse.

    "Faute de mieux, nous appellerons roman le résultat de cette recherche (...) Conte, mythe des origines, fantasmes personnels ou libre enquête, chacun jugera selon son goût", nous dit l'auteur dans un éclairant prologue, refusant ainsi de se prononcer et dans le même temps d'imposer au lecteur une interprétation unique... Ceci étant, cet ouvrage peut d'abord se lire comme un merveilleux roman qui nous transporte dans un univers à la fois barbare et profondément humain, un âge d'or qui laisse songeuse, quand le monde appartenait encore à "elles"... Mais David Haziot n'a pas seulement voulu raconter l'amour, la trahison, la vengeance et l’extermination, et l’histoire sert avant tout d'une thèse, certes personnelle, mais étayée par de savantes recherches : ce récit inclassable interroge et remet en cause certains mythes fondateurs (avant un "dieu-père", il y aurait eu une "déesse-mère"), notre système social et notre regard sur la Préhistoire et les débuts de l'Antiquité. C'est ainsi qu'est explorée la théorie de l'existence d'un matriarcat ancestral sans lequel les premières tribus et les premières civilisations n'auraient pu survivre, une domination féminine qui aurait été ensuite éradiquée, occultée par les hommes durant des siècles - des hommes soucieux de maintenir, consciemment ou inconsciemment, un pouvoir durement gagné sur l'autre moitié de la race humaine. Cette reconstruction poétique de temps révolus, volontairement effacés des annales de l'histoire et de la mémoire collective est certes propice à la rêverie, mais pas seulement : les thèses ici avancées et le regard scientifique qui est porté sur l'histoire de l'humanité se fondent sur un abondant matériau livresque et une érudition de taille (présentés en détail en fin d'ouvrage, dans une passionnante bibliographie) et reprennent des recherches déjà effectuées par des historiens, des paléontologues, des primatologues, des anthropologues pour la plupart anglo-saxons (citons entre autres Marija Gimbutas, S. Blaffer Hrdy, Yves Coppens, C. Knight, M. Stone ou Merlin Stone).

    Il subsiste, au cœur de ces hypothèses, suffisamment de zones d'ombre pour entourer le récit d’une aura mythique et pour enclencher un riche processus imaginaire et une véritable attente dans l'esprit du lecteur, mais ce que le romancier-chercheur met en place apparaît comme hautement vraisemblable. En se penchant sur un moment pivot, l'époque où tout aurait basculé pour les femmes (entre 8000 et 4000 av. J.-C.) d'abord sur l'île de Keypora puis dans les territoires où les rescapées auraient tenté de reconstruire leur civilisation, David Haziot a pu construire une trame qui permet d'englober à la fois le passé lointain, le présent et l'avenir de la femme et de ses aspirations. On saura gré à l'auteur d'être un homme... Défenseur indirect de la cause des femmes, tout en refusant de promouvoir un féminisme de l'extrême, il met l'accent sur l’importance de la parité dans la dernière partie du roman (quand s’ébauchent les fondations d'une société plus juste, dans le respect mutuel et le partage des tâches et des pouvoirs - ce à quoi les sociétés occidentales tendent de nos jours, même maladroitement) ; un point de vue sociologique particulièrement intéressant, développé tout au long du roman, chacun des personnages principaux incarnant une conception différente de ce que doit être une vie en société : Penthéa la guerrière, convaincue de la suprématie intellectuelle et stratégique des femmes, a raison de se méfier des hommes et prône l'extermination et l'humiliation : "Sans la terreur que nous répandons, nous aurions depuis longtemps disparu. (...) Dès qu'ils mesurent leur force, ils ne rêvent que de s'en servir pour nous réduire en esclavage. (...) Partout des femmes vivent dans l’abjection, brutalisées, brisées, labourées par les hommes nuit et jour pour enfanter sans fin." Lance-t-elle à Anya, beaucoup plus mesurée et optimiste, peut-être plus naïve aussi : "Acceptons les hommes, élevons-les dès l'enfance dans l'idée du respect des femmes."

    C’est Sigur qui symbolise les hommes dont parle Penthéa - des hommes-esclaves, qu'ils soient objets sexuels ou eunuques, tous soumis aux lois des femmes qu’ils parviendront à combattre quand leur sera révélé le grand secret... C'est des années plus tard que Sigur comprendra que les hommes et les femmes gagneraient à vivre en harmonie, même s'il s'interroge toujours sur l'essence énigmatique de la féminité : "Comment les hommes avaient-ils pu voir des monstres en ces femmes ? Certes, il acceptait l’idée que la femme fût un être d'une étrangeté définitive. Ne l’avait-il pas remarqué même chez celles qui lui étaient apparemment soumises ? (...) Et pourquoi cette division de l'humanité en deux groupes liés pour la vie et si ennemis l'un de l'autre ? Les hommes autour se trompaient en leur attribuant des museaux de louve ou de panthère. Elles se montraient bien plus terribles en femmes, selon lui, car si dans l'âme elles étaient des fauves, leur masque de beauté les rendait beaucoup plus redoutables."

    Parabole universelle qui développe un révisionnisme éclairé, Elles est une vision fulgurante et lumineuse de l'histoire ancienne, revisitée par une plume vive et souple et une sécheresse narrative qui évite les digressions ; on appréciera la beauté et le souci de précision des descriptions de ce monde antique et parfois décadent, la grandeur des sentiments évoqués (sans pourtant en faire un mélo ou une interminable saga) et, bien entendu, l’évocation d’une société égalitaire, l’auteur opposant, au manichéisme des plus brutaux (qu’ils soient hommes ou femmes), les visions pacifiques d’Anya. Quand bien même certains seraient tentés de mettre à mal les théories ici émises (il est de bon ton aujourd'hui de dénigrer de nouvelles avancées féminines en se réconfortant dans l’idée que le statut des femmes a déjà pu bénéficier d'évolutions non négligeables et certainement suffisantes), cette re-création épique ne s'estompe pas avec le temps et pourrait peut-être devenir l'un des mythes fondateurs à propager autour de soi.

    B. Longre

    (article publié en juillet 2004 dans feu Sitartmag)

    ******************

    Entretien avec l'auteur (novembre 2004) à lire en format pdf.

    "Le récit a encore de beaux jours devant lui."

     

     

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  • Un « mieux vivre ensemble »

    La transformation de l'intimité d'Anthony Giddens
    Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes
    traduit de l'anglais par Jean Mouchard
    Le Rouergue / Chambon, 2004 - Hachette Littératures, Pluriel, 2006

    Esquisse d'une carte de l’intime : de l'inéluctable disparition du patriarcat phallocentrique à l'émergence d'une relation pure, débarrassée de toute binarité.

    giddens4.jpgÀ une époque où certaines publications profondément pernicieuses racontent tout et n'importe quoi et font du neuf avec du vieux (en véhiculant les perpétuels schémas sclérosés d'un patriarcat hétérosexuel confortable et d'un différentialisme rétrograde, en prétendant dévoiler les prétendues "énigmes" de la binarité masculin/féminin), l'ouvrage du sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à Cambridge, mérite d'être présenté, ne serait-ce que parce qu'il ouvre des champs de réflexion (dont on n'entend pas suffisamment parler en France) et qu'il s'inscrit dans un mouvement sociologique qui prône réciprocité et égalité entre les individus, quel que soit leur sexe biologique, leur genre ou leur orientation sexuelle. Giddens, rationaliste et visionnaire, classique et post-moderniste, réconcilie les contraires.

    Les analyses (synchroniques et diachroniques) de l'auteur vont bien au-delà de la simple dénonciation des intolérables disparités qui subsistent dans nos sociétés occidentales, et l'angle de vue pour lequel il opte dépasse l'impuissance du constat. Chacun sait qu’en apparence, peu de choses ont changé, il n'en demeure pas moins que des évolutions sociales profondes ont vu le jour ; que l'on assiste à une modification des rapports de force et des rapports tout court (amoureux et érotiques) au sein des couples qui se font et se défont, au rythme des désirs et/ou des sentiments. Si le statut des femmes dans la vie publique n’a pas évolué de manière significative, il en est autrement dans le domaine des rapports amoureux et des pratiques sexuelles ; ces dernières, tout particulièrement, se sont multipliées et diversifiées et on a vu naître, dans la deuxième moitié du XXe siècle, un phénomène égalitariste nouveau.

    Quand le phallus devient pénis

    Mais le sociologue se démarque d'autres chercheurs en insistant sur le rôle d’avant-garde joué par les femmes, sans qui ces transformations n'auraient vu le jour : "Aujourd’hui, pour la première fois dans l'histoire, les femmes revendiquent leur pleine et entière égalité avec les hommes." Une révolution générée par des femmes désirant s'émanciper, mais aussi par des minorités sexuelles en mal de reconnaissance ("l'émergence de l'homosexualité dans la sphère publique" a eu "des conséquences capitales sur la vie sexuelle en général.", et a permis l'éclosion de nouvelles libertés, la diversification de pratiques qui ne sont plus considérées comme des perversions - du moins par la majorité) ; si la sexualité de tous est aujourd'hui "affranchie des exigences de la reproduction", libérée des contraintes de la biologie et de la morale, c'est bien parce que des femmes ont combattu, entre autres, pour le droit à la contraception et à l'avortement et, dans la sphère privée, pour une répartition démocratique des rôles. Ces transformations entraînent nécessairement une redéfinition de la virilité et de la fonction du masculin et c'est ainsi que le phallus, en tant qu'objet symbolique, se voit dépossédé de ses prérogatives d'antan : "L'idée voulant que telle ou telle croyance et action conviennent à un homme et non à une femme, ou inversement, est inéluctablement vouée à disparaître au fur et à mesure que le phallus, si l'on me passe l'expression, se rétrécit en pénis."

    giddens3.jpgLa relation "pure"

    Anthony Giddens interroge la sexualité moderne en s'intéressant d'abord aux rapports entre les individus et aux liens entre sexualité et amour (se démarquant ainsi de la pensée foucaldienne, qui ignore le concept amoureux) : il ne cesse de développer, tout au long de ce passionnant ouvrage, l'idée d'un contrat intime négocié au quotidien, un pacte qu'il nomme "relation pure", rendu possible à la fois par la dissociation de la sexualité et de la procréation ("une séparation aujourd'hui entièrement achevée") et par la démocratisation des relations dans la sphère privée. L'assimilation amour / mariage / maternité / éternité n'est plus un carcan dans le cadre de cette relation pure, mais peut en découler, selon les désirs partagés des partenaires, et cette réciprocité transcende la binarité masculin / féminin. L'auteur revient en particulier sur les absurdes clichés qui font de la femme un être d'émotion et de l'homme un être d'action, qui associent la première au sentiment amoureux et l'autre au désir sexuel, en montrant que chaque individu, masculin ou féminin, a une vulnérabilité émotionnelle et des capacités pour agir. Tout n’est donc qu’affaire de culture et d’éducation… Une pensée qui rejoint celle d’Elisabeth Badinter ou les éclairantes analyses de Georges-Claude Guibert.

    Conscient du long chemin qui reste à parcourir pour que "l'amour convergent" s'enracine socialement (la démocratie "ne suffit pas en tant que telle"), tout en acceptant les entre-deux et les variantes, l'auteur ose aller plus loin encore en esquissant la silhouette d’un être humain idéal, proche de l'androgyne, dans une société transgénérique débarrassée de sa dualité, autre que biologique : "plus s'accroît égalité entre les deux sexes, plus les formes préexistantes de masculinité et de féminité ont des chances d'évoluer vers une sorte de modèle androgyne." – on remarquera que là encore, ce sont les femmes qui sont pionnières en la matière.

    L’interdépendance : une notion récurrente.

    Il reste que la démocratisation de la sphère intime n'influence pas nécessairement la sphère collective et les retombées dans les domaines politiques ou professionnels sont paradoxalement minimes : l'auteur fait montre d'un optimisme à toute épreuve et s'avance peut-être en décrivant l'interdépendance des deux domaines ; il insiste sur l'idée que l'émancipation individuelle, "dans le contexte des relations pures, est riche d'implication pour la pratique démocratique au sein de la communauté tout entière." Mais on peut se permettre d’en douter. Anthony Giddens étaye sa thèse d’une analogie inattendue entre les conflits internationaux et les conflits personnels et la façon dont ils se règlent (entre pression et oppression), montrant comment les négociations internationales pourraient prendre exemple sur ce qui se passe dans le champ individuel, quand les négociations sont menées sur des bases égalitaires, démocratiques et de respect mutuel… Tout ceci demeure pourtant un vœu pieux, mais i’interdépendance macrocosme/microcosme est l’un des thèmes de prédilection de ce chercheur pour qui l’homme est avant tout un être de culture : en passant d’un microcosme à un macrocosme, le sociologue démontre la flexibilité du phénomène démocratique.

    Une troisième voie...

    Anthony Giddens, ancien directeur de la London School of Economics, est célèbre pour l’influence politique qu’il a exercée sur Tony Blair, lui soufflant les principes de la «troisième voie» (the Third Way) si chère au New Labour (nouveau parti travailliste) ; en dépit des dérives sociales et politiques que ces théories ont fait naître en Grande-Bretagne, il demeure qu’avec cet ouvrage (où il n’est nullement question du premier ministre britannique), le sociologue élabore les bases d’une authentique « troisième voie » des liens amoureux et érotiques dans les sociétés occidentales, en insistant sur la résolution modérée et nuancée des conflits intimes et en reléguant loin derrière nous les vieilles querelles simplistes qu’impose une division dualiste des groupes d’individus : en s’opposant à la domination de l’un ou de l’autre de ces groupes (extrémistes de tous bords, que ce soient les hommes encore persuadés de leur supériorité « naturelle » ou les féministes essentialistes – pour qui l’hymne à la nature est le plus fort, prônant une séparation totale des sexes), il nous propose tout simplement d'apprendre à vivre en bonne intelligence.

    (Blandine Longre)

     

    Quand certains élèvent le débat, d'autres abusent de la crédulité ambiante en proposant de soi-disant "manuels" permettant de mieux vivre... Parmi les ouvrages que nous ne conseillons pas citons ceux-ci (dont les titres affligeants résument d'eux-mêmes leur ambition différentialiste et toute leur portée scientifique...) :
    Pourquoi les hommes n'écoutent jamais rien. Pourquoi les femmes ne savent pas lire les cartes routières (Allan et Barbara Pease) et, des mêmes, Pourquoi les hommes mentent. Pourquoi les femmes pleurent. Pourquoi les hommes se grattent l'oreille...et les femmes tournent leur alliance ? : Comment le langage du corps révèle vos émotions. Du même acabit : Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus de J. Gray.

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  • Hommage

    Lire Olympe de Gouges, dans le texte et telle qu'Elsa Solal l'a imaginée.

     

    Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, d'Olympe de Gouges - Mille et une nuits

    Révolution, émancipation, modération.

    "Homme, es-tu capable d'être juste ? C'est une femme qui t'en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique."

    423244907.jpgIl y a plus de deux siècles, le 3 novembre 1793 exactement, Olympe de Gouges, née Marie Gouze, fut guillotinée : condamnée par le tribunal révolutionnaire pour avoir osé écrire, dans un dernier pamphlet, que chaque département devait pouvoir choisir sa forme de gouvernement (s'opposant ainsi à l'indivisibilité de la République) et pour avoir maintes fois critiqué l'extrémisme des révolutionnaires. Ce ne fut pas le moindre des écrits de cette femme de lettres et de cette âme résolument indépendante, en avance sur son temps. Coqueluche des salons à la mode et cercles littéraires, dramaturge engagée (on lui doit même une suite du Mariage de Figaro, Le mariage inattendu de Chérubin, 1786), elle est une figure de proue du combat pour l'émancipation des femmes et n'aura de cesse que de défendre l'égalité des sexes.

    Ce combat perpétuel l'amène à rédiger un texte majeur, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. "Elle fait alors de l'écriture un véritable acte politique afin de prouver que les femmes peuvent être utiles hors de la sphère domestique, contrairement à la pensée du "fonctionnalisme sexuel" qui ne définissait la femme que par sa fonction biologique et lui refusait une raison abstraite indispensable aux activités de l'esprit", écrit Emanuèle Gaulier dans l'excellente postface de cet ouvrage. La mise en oeuvre de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 déçoit Olympe de Gouges, car en dépit de son caractère "universel", la question du vote des femmes et de leur libération n'est pas à l'ordre du jour : elle répond avec ce texte, calqué sur la première "déclaration" ; chaque article y est féminisé et énonce les droits naturels et raisonnables des femmes ; les femmes ont "le droit de monter sur l'échafaud", elles sont donc en droit de voter, d'être des citoyennes à part entière et de ne plus subir le joug d'un père ou d'un mari.
    Directement inspirée par la philosophie des Lumières, cette féministe de la première heure se bat sur tous les fronts, avec bon sens et modération : elle dénonce l'esclavage, milite en faveur de la création d'un théâtre national pour les auteures, défend le droit au divorce et les droits des filles mères ou des prostituées. En 1791, elle propose un nouveau contrat social (Contrat social de l'homme et de la femme, publié dans cet ouvrage) dans lequel elle demandait déjà que les enfants puissent porter le nom de leur père ou de leur mère (en France, cette loi est entrée en vigueur au 1er septembre... 2003 !). "A la lecture de ce bizarre écrit, je vois s'élever contre moi les tartufes, les bégueules, le clergé et toute la séquelle infernale", prévoit-elle... Elle y prône aussi une "chaîne d'union fraternelle" entre femmes, qu'elles soient "femmes publiques" ou "femmes de la société".

    La lecture de ce petit ouvrage courageux, qui n'a rien perdu de son bon sens et de sa valeur humaniste, donne à méditer, et l'on étudiera avec attention les articles VI ("toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.") et XIII ("Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.") : on est en effet en droit de se demander si les avancées dans ce domaine ne pourraient pas encore être améliorées, pour le bien-être social de toutes et de tous...  © Blandine Longre

     

    Olympe de Gouges, une pièce d'Elsa Solal - Lansman Editeur

    La subversion faite femme

    « La diversité doit être le fondement du droit naturel universel. »

    607095536.jpgOn parle beaucoup de Marie-Antoinette (en témoigne la fascination qu’elle exerce sur nombre d’artistes), mais relativement moins d’une autre guillotinée, elle aussi victime d’une révolution à laquelle elle avait pourtant activement participée ; elle mérite malgré tout davantage de célébrité que l’épouse de Louis XVI (qui elle s’est contentée d’être reine) – ne serait-ce que pour son humanisme universaliste. Porteuse d’un vrai message, Olympe de Gouges, plus révolutionnaire que ses bourreaux prétendaient l’être, fait figure d’avant-gardiste dans la défense des droits humains – ceux des femmes, des plus démunis, des esclaves… – en prônant un égalitarisme global qui lui valut sa tragique fin. La courte pièce d’Elsa Solal est une parfaite illustration de tout ce que fut cette militante emportée, insolente, opposée au fanatisme de Robespierre, toujours agissante et lucide ; « Je sais qui je suis », écrit-elle à son ami Louis-Sébastien Mercier depuis sa cellule de la Conciergerie, tandis qu’elle attend une parodie de procès.
    En seulement cinq tableaux percutants, l’auteure brosse le portrait fidèle et saisissant d’une femme que rien n’a pu arrêter – pas même les appels à la prudence de Mercier alors que la Terreur bat son plein. Mercier a beau la supplier de se retirer de la vie parisienne, de faire profil bas et de renoncer à publier son dernier texte, Les Trois Urnes ou le salut de la patrie (qui remettait en cause l’indivisibilité du gouvernement), elle s’obstine, tout en ayant conscience « qu’on n'est pas maître de son sort ». La pièce est conçue comme un pamphlet (en abordant tous les chevaux de bataille de l’auteure de La Déclaration des droits de la femme), mais aussi comme une tragédie, selon le principe que nul ne peut échapper à son destin.
    Ce texte (déjà été mis plusieurs fois en espace) a le mérite de brosser le portrait d’un personnage à part entière, singulier et attachant jusque dans ses discours politiques, tout en mettant en relief sa fonction d’iconoclaste éclairée dans laquelle s’incarne l’émancipation féminine des siècles à venir. © Blandine Longre

    http://www.lansman.org/

    Elsa Solal

    http://olympedegouges.wordpress.com/

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  • Sorcières du 8 mars

    905476651.jpg8 mars : Journée de la femme...

    Les dates figées me déplaisent un peu - on sait que souvent, elles n'existent que pour donner bonne conscience à certains. Il reste qu'elles sont aussi l'occasion de coups de projecteur sur les dysfonctionnements encore avérés de nos sociétés, mais aussi de mettre l'accent sur les discriminations encore plus graves qui touchent les femmes dans d'autres coins du monde.

     De mon côté, j'en profite pour reparler ci-dessous d'un ouvrage dont la lecture m'avait passionnée - et qui a l'avantage d'analyser des faits passés à l'aune du présent (et vice-versa), et pour conseiller à nouveau d'aller faire un tour sur le blog que Caroline Scandale consacre au féminin et à ses représentations dans la littérature jeunesse - entre autres.

    Quelques liens vers des articles sur le féminin sur ce blog ainsi que sur Sitartmag

     

    Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes d'Armelle Le Bras-Chopard (Plon)

    Et la sorcière fut…
    ou l’histoire d’une attaque en règle et de ses résurgences.

    Le titre de cet ouvrage érudit, fouillé, étayé par de nombreuses sources primaires, met d’emblée l’accent sur le regard masculin profondément biaisé qui fut à l’origine d’événements meurtriers historiquement circonscrits : la chasse aux dites sorcières et les procès en sorcellerie qui agitèrent l’Europe deux siècles durant, du XVe à la fin du XVIIe siècle.

    Une vaste répression fabriquée de toutes pièces, dont les méthodes s’inspiraient directement de l’inquisition, mais cette fois dirigée presque exclusivement contre les femmes, et qui s’explique par la « menace, née de l’imaginaire masculin : la puissance montante, réelle ou supposée des femmes aux foyers. » Le « problème est celui du pouvoir », rappelle l’auteure dès l’introduction, faisant écho à la thèse qu’elle développait dans un précédent ouvrage, Le masculin, le sexuel et le politique, et qui reposait sur l’idée que des siècles durant, le pouvoir, apanage du mâle et de sa puissance sexuelle, s’est construit sans les femmes – l’ennemi commun à toute la masculinité.

    1825056705.jpgEffectivement, 80 pour cent des condamnés au bûcher sont des femmes, jugées « démoniaques » par des hommes, forcément, qui s’appuient sur des traités de démonologie pondus au fil des décennies – par des hommes, forcément ; des "coupables" pour la plupart intégrées dans la société – à ne pas confondre avec les guérisseuses ou autres vieilles femmes qui vivent en marge de la société rurale. La femme accusée d’avoir forniqué en secret avec le Diable (un rituel qui scelle le pacte) n’a, en apparence, rien qui puisse la différencier de ses voisines et le phénomène n’est en aucun cas « périphérique », contrairement à ce que soutenait Michel Foucault.

    L’auteure de s’interroger alors sur les motivations de cette attaque en règle de la femme tentatrice et instigatrice, à l’image d’Eve, qui cède librement au Diable (« décrété mâle », nécessairement), et de prendre en compte « cette appartenance des victimes au sexe féminin comme élément constitutif de la définition même de la sorcellerie démoniaque ». Ce postulat de départ permet de déployer une thèse qui rejoint la sphère politique, en établissant des correspondances précises entre sexualité et pouvoir – le Diable étant avant tout celui qui cherche à déstabiliser la hiérarchie divine et à renverser Dieu, son maître, en trouvant des complices consentantes, des femmes qui se soumettent à lui, et se rendent ainsi coupables de miner l’ordre social et sa stricte hiérarchie.

    La doctrine démonologique, telle que les théologiens et les inquisiteurs l’ont concoctée, s’appuie sur de nombreux traités, manuels et récits de procès, la référence dans le domaine restant le Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières), écrit en 1486 par Henry Institoris et Jacques Sprenger, deux dominicains qui ont donné une définition précise de la sorcellerie, dont se sont inspirés nombre de religieux et de juges - hormis cet ouvrage, Armelle Le Bras-Chopard s’est appuyée sur un corpus de six autres documents, constamment cités au fil de son développement.
    L’auteure évoque ainsi le caractère profondément arbitraire des procès qui vont être intentés aux femmes durant des décennies, pour un crime considéré si « extraordinaire » – plus grave encore que l’hérésie – qu’on pourra juger « hors du droit », et décortique très soigneusement le mécanisme de cette construction idéologique, dont il reste des échos parfois virulents dans la société du XXIe siècle. On apprendra entre autres comment s’est amplifiée une misogynie déjà bien présente dans la société, entraînant une détérioration du statut de la femme qui a pu favoriser l’essor des procès, comment la représentation du diable s’est matérialisée (après avoir été longtemps une figure impalpable) et a été peu à peu associée à une sexualité perverse, comment les femmes (nymphomanes et inconstantes, on s'en doute) soumises au diable sont consentantes et investies de pouvoirs nuisibles (tous plus abracadabrants les uns que les autres), ou encore comment les prétendus sabbats se déroulaient (on remercie ici l’imagination sans bornes des juges et des inquisiteurs… !)

    2001162253.jpgLa chasse et les procès sont interdits à partir de la fin du XVIIe siècle – les puissants se seraient-il convertis à l’humanisme ? Seraient-ils soudain devenus sensibles au sort des condamnées ? Restons lucides ! S’ils se penchent sur ces « épidémies » démoniaques qui ne se contentent plus de se propager aux seules campagnes mais commencent à s’attaquer aux centres urbains, c’est principalement pour des raisons politiques : la multiplication des procès (et leur lot de tortures et d’incitations à la délation) a pris une ampleur presque incontrôlable que le pouvoir central regarde d’un œil méfiant ; on commence à réagir aux abus de pouvoir des petits juges de campagne et certains s’étonnent enfin de découvrir qu’on ne trouve de sorcières que dans les lieux où se déroulent les procès… Dans le même temps, la gestion des sujets de l’Etat se démarque peu à peu de la sphère religieuse et de ses fantasmagories. Les femmes restent toutefois interdites de politique (« une femme au pouvoir est peu différente d’une sorcière ») et, placées sous la tutelle du mari, elles se voient refuser les droits élémentaires qui ne reviennent qu’aux hommes dans l’Etat moderne qui se construit au fil des décennies ; la loi, qui définit clairement le statut de la femme et limite son influence dans la sphère publique, a remplacé le bûcher. Dans La société démocratique qui se met en place, la dictature du genre demeure. La sorcière a certes disparu, mais la femme est « longtemps encadrée par les lois masculines », qui l’empêchent de prendre trop d’ascendant et, pourquoi pas, de comploter pour renverser le pouvoir masculin. Au XXe siècle, le féminisme et la revendication du droit de vote font « resurgir le spectre de la sorcière » et la menace d’un complot (cette fois organisé) contre les hommes se matérialise à nouveau.

    L’ouvrage est passionnant de bout en bout, et la manière dont l’auteure relie, avec lucidité, les faits du passé (qu’on pourrait croire enterrés) au monde contemporain y est pour beaucoup ; sa conclusion, particulièrement vigoureuse (dans laquelle elle ne prône nullement le différentialisme et en appelle au contraire à la « mixité des sexes ») prend des allures de salutaire pamphlet : une dénonciation de la misogynie encore prégnante dans nos sociétés dites laïques (où la renaissance du religieux devrait pourtant alarmer) et égalitaires, où l’image de la sorcière (qu’incarne la femme émancipée, désireuse de se soustraire à l’oppression masculine) est encore largement véhiculée dans l’inconscient collectif, en témoignent les propos qui s’échappent plus ou moins délibérément de la bouche de certains politique ou médias. Le pouvoir masculin irait-il jusqu’à faire renaître le fantasme de la sorcière des cendres des bûchers ? s’interroge très pertinemment Armelle Le Bras-Chopard. Une conclusion en suspens qui encourage à la réflexion et à une vigilance de tous les instants… © B. Longre

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  • Cachez ce sexe...

    Cachez ce sexe que je ne saurais voir
    Besse Chrystel , Bertini Marie-Joseph, Fontan Arlette, Gaillard Françoise, Zabunyan Elvan - Editions Dis Voir

    De la monstration à l'effacement, de la nature à la culture : le statut artistique du féminin des origines à nos jours.

    La créativité serait-elle un attribut intrinsèquement masculin ? Toute l’histoire de l’art le laisse supposer, au même titre cependant que les multiples tentatives pour tuer dans l’oeuf tout désir de création féminine. Paradoxalement, l’art en général – qu’il soit graphique ou littéraire – regorge de représentations de la femme et de son sexe, un sexe étudié exclusivement à travers le prisme d’une vision masculine – à tel point que lorsque des femmes le représentaient, leur regard subissait l’influence d’une vision masculine, imposée par une société masculine - chose qui est encore vrai(e) aujourd’hui dans une majorité des cas.

    C’est cette histoire souvent méconnue ou délibérément occultée que cet ouvrage passionnant, influencé par les Gender Studies, entend retracer, en laissant la parole à des femmes chercheuses, philosophes, artistes et/ou historiennes d’art – des regards croisés qui en disent long sur le formidable complot qui maintient, depuis des siècles, la femme dans l’ombre de son alter ego masculin, en la représentant certes différemment selon les époques et les lieux, mais toujours avec une constante : en lui assignant des rôles passifs et fonctionnels, en la renvoyant sans cesse à son « essence », voire à son animalité. Les objectifs avoués de l’ouvrage : retracer cette vision exclusivement masculine de l’histoire de l’art (qui reflète bien entendu le regard social et politique porté sur la femme), dénoncer les dérives essentialistes qui toujours renvoient la femme à ses fonctions biologiques - maternelle ou sexuelle -, tout en soulignant l’émergence de nouvelles artistes qui, depuis les années 1970, ne subissent plus le voyeurisme séculaire qu’elles se sont peu à peu réapproprié.

    Elvan Zabunyan, dans Anatomie/Autonomie, exprime un constat douloureux : « malgré l'implication plus affirmée des femmes artistes et/ou intellectuelles dans le territoire de l'art, la problématique reste d'actualité dans un champ culturel où les idées patriarcales occidentales ne sont que partiellement remises en cause. » Il s'agit désormais de repenser la représentation du sexe féminin, jusque-là confisquée par et pour des hommes et de cesser d’y voir un manque ou un vide (opposé à la proéminence phallique), en proposant un regard neuf, autoréflexif, qui permette à l'artiste femme de passer de l'état d'objet à celui de sujet, de celui de regardée à celui de regardante, et à faire voler en éclats le manichéisme d'une société fondée sur une binarité ancestrale dépourvue de sens.

    589a41df885490e6be02f1da5d657d31.jpgOn retrouvera, parsemées tout au long de l'ouvrage, quelques reproductions des travaux des artistes que présente Elvan Zabunyan : Shigeko Kubota et son œuvre Vagina Painting (1965), une performance directement influencée par l’action painting de Pollock, Barbara Hammer et son film Multiple Orgasms (1976), Valie Export et Genital panic, autre performance réalisée en 1969 (où l'artiste, téméraire, se met en scène, détournant brutalement les clichés généralement assimilés au sexe féminin), ou encore Judy Chicago (on retrouvera de multiples exemples sur le site internet de l’artiste, même si les travaux de cette dernière paraissent s'engouffrer dans le piège essentialiste) et Hannah Wilke et ses autoportraits filmés et photographiés. Des représentations qui revendiquent pour la plupart le droit à une jouissance individuelle, dont seraient temporairement exclus les hommes, de manière à affirmer l'indépendance totale de l’être-femme dans un monde qui lui a longtemps refusé tout pouvoir, qu’il soit sexuel ou politique ; ces différents travaux donnent naissance au « cunt art » (ou « art du con »), terme inventé par la critique Cindy Nemser ; quand bien même l’image initiale qu’il évoque pourrait sembler réductrice, il permet, à travers une prise de conscience personnelle, de revaloriser l’image d’un sexe jusque-là diabolisé et malmené (au sens propre comme au figuré). En dépit de la provocation explicite de la plupart de ces œuvres, il ne faut confondre celles-ci avec de la simple pornographie (régression plus que libération, par le biais d'une « prolifération d'images stéréotypées et sexuées du corps féminin répondant à des canons masculins ») qu'Elvan Zabunyan condamne esthétiquement.

    Revalorisation, donc, qui prend toute son importance quand on examine, avec Chrystel Besse (Iconographies du sexe féminin), les visions protéiformes du corps de la femme, de la préhistoire à nos jours, de l’Asie à l’Occident, et sur lesquelles elle pose un regard attentif et approfondi, rappelant comment certaines oeuvres prénéolithiques évoquent un culte à la féminité, à travers l'image d'une déesse mère nourricière indispensable à la survie de l'espèce humaine - croyance rendue possible par l'ignorance du lien entre rapport sexuel et enfantement, et de l'intervention masculine dans le processus de procréation ; une représentation ébranlée par les monothéismes qui imposent peu à peu (sur le modèle du polythéisme grec) la figure unique d'un dieu le père, en avilissant le sexe féminin et en l’associant au péché et au « cloaque » anal (pour s’en persuader, il suffira d’observer les reproductions obscènes qui accompagnent l’article, les visions diaboliques d’un sexe « animal» proposées aux chrétiens). Il est évident que le statut de la femme a la plupart du temps été déterminé par le statut qu'elle tenait dans la sphère religieuse et en particulier dans l'art religieux, et l’osmose sexe/sacré appartient à des temps révolus : s’est imposé un phénomène d'exclusion du sexe féminin par la triade dieu/mâle/père ; et l’auteure de rappeler combien les textes dits sacrés ne cessent d’accumuler les contradictions internes à ce sujet (on renverra le lecteur au Traité d’athéologie de Michel Onfray).

    En d’autres lieux, les échelles de valeurs changent et Chrystel Besse évoque des « représentations érotisées de divinités féminines », moins connues, de l'Égypte ancienne à la Chine taoïste (qui célèbre, sans pourtant se départir d’un certain phallocentrisme, «le couple divin (qui matérialise l'union des principes masculin et féminin) étant à l'origine du monde.»), du bouddhisme à l'hindouisme : des points repris en partie par Arlette Fontan (Le sexe féminin dans les religions), qui propose une analyse diachronique des notions jointes ou disjointes de sexe et de sacré : les religions monothéistes ont joué un rôle déterminant dans l'histoire des inégalités, en inculquant des siècles durant les visions cauchemardesques et négatives d'une créature bestiale et dangereuse, naturellement castratrice (Freud lui-même, héritier involontaire de ces représentations, épousait cette idée), à la fois gorgone et sirène, Eve et Lilith, rendue impure par le sang des menstrues ou par d’autres sécrétions intimes.

    Quant à la déification de la femme aux temps préhistoriques, Arlette Fontan se montre plus circonspecte et se démarque prudemment de l’essayiste précédente en affirmant que cette instrumentalisation enfermait déjà la femme dans une fonction précise et établie, celle de la procréation. Plus tard, la femme est tout entière assimilée à son seul sexe, et devient victime d’une irréductible misogynie qui toujours semble se fonder sur une crainte indéfinissable, enfouie dans l'inconscient masculin. Une question explorée en détail par Françoise Gaillard dans l'article Vierge ou démone : la femme dans les fantasmes fin de siècle. « La femme n’est que sexe », nous rappelle-t-elle, pour les artistes et les écrivains du XIXe siècle, époque du naturalisme, de la biologie, de la théorie darwinienne et des grands misogynes (de Schopenhauer à Maupassant, de Baudelaire à Michelet…) ; la femme, privée de son humanité, devient « une espèce à part », considérée comme un objet d'étude au même titre que les autres espèces animales, un être instinctif, influencée par ses hormones et sa matrice (cette « hystérique » - littéralement : menée par son utérus), incapable de raison : « la femme est abominable parce qu’elle est naturelle » écrit Baudelaire, synthétisant le point de vue de l'époque et ajoutant : « elle est toujours en rut et veut être foutue » ; « Baudelaire, sans le savoir peut-être, énonce, en ces propos aussi crus que cruels, la véritable raison du dégoût que suscite la femme chez l'homme civilisé. Par ce sexe insatiable qui commande en elle, la femme en est restée à un stade de naturalité quasi animale. Ce qui angoisse donc en cette créature détestable, c'est le rappel constant à l'ordre de la nature que fait entendre son sexe et qui tire l'homme loin en arrière, vers les bas-fonds de son origine animale. »... Toujours la même la crainte, voire la même névrose, éprouvée par les hommes face à ce continent inconnu, un féminin « qui dit le vrai sur l'origine » : le masculin détient, dans le même temps, les rênes de la culture et refuse de les lâcher au profit de menaçantes inconnues à l'état de nature ("Il est l'Un, lisible, transparent, familier. La femme est l'Autre, étrangère et incompréhensible", écrivait Elisabeth Badinter).

    Justement, plusieurs articles font référence au tableau de Courbet, L'origine du monde, une oeuvre quasi photographique que longtemps Jacques Lacan posséda en secret : « la toile trônait en fait au milieu de son salon, invisible mais bien là, présence-absence si signifiante. » écrit Marie-Joseph Bertini (Le Monde comme volonté et représentation : l'irruption des femmes), ce tableau fonctionnant comme la métaphore de la représentation féminine dans l'imaginaire collectif : «l'intense paradoxe qui force le corps des femmes, et plus particulièrement leur sexe, à s'inscrire dans le double espace de la faute et du manque : caché ce sexe n'existe pas. Il est pure absence ontologique. (...) Exhibé, il n'est qu'indécence et obscénité, toujours proche d'une fureur frénétique dont l'ensemble du corps social doit veiller à se protéger. » Là encore, un homme signe une œuvre au regard unilatéral et la figure féminine, résumée à son seul sexe, est objectifiée et privée de langage.

    3fd8ef3eb4aad4846f0b7dd4aff4a4d9.jpgMais il ne suffit pas de constater, même si les enseignements que l'on tire de cet ouvrage sont inestimables ; Existe-t-il des solutions ? Comment rompre avec ce schéma annihilant, incarné entre autres par le tableau de Courbet, qui enferme le féminin dans une vision univoque, «l'obligation d'être vue, d'être en vue, c'est-à-dire contrôlée par le regard des hommes. » ? Et comment s'affranchir de ces regards qui ne voient que la créature sexuée, une représentation qui «participe du refus de les considérer comme sujets à part entière. » ? Marie-Joseph Bertini propose une réponse : en s'appropriant les langages de l’art et en les subvertissant, afin de les faire progresser.
    Concrètement, elle constate que l'égalité des chances en matière de création artistique en est à ses balbutiements, que ce soit dans le domaine cinématographique ou pictural, tant les obstacles aujourd'hui sont encore grands par la faute de préjugés et d'idées reçues si longtemps inscrits dans l'imaginaire collectif masculin (et féminin, ne l'oublions pas). Le génie n’a rien de féminin, ont ressassé les hommes des siècles durant… L’auteure explique avec bon sens (et faits historiques à l’appui) que « les femmes peintres furent rarement dans l'histoire parmi les artistes les plus audacieux et les plus inventifs de leur temps, tout simplement parce qu'elles n'avaient pas reçu de formation pour cela. » - contrairement à la création littéraire, un domaine où les femmes ont pu exceller beaucoup plus tôt. Dans le même temps, l’essayiste regrette en partie le mouvement contemporain qui consiste à ne se servir que de son corps, à l'excès, pour inventer un langage féminin à part entière, « aux dépens d'une approche plus abstraite et sophistiquée. (...) Au fond, ne partent-elles pas ici de ce qui est réputé leur être le plus familier : le biologique et l’inarticulé ? » La transgression apparaît dans ce cas comme un leurre, un nouveau « piège de la ruse de la Raison masculine», l'indépendance et l'expression d'une liberté nouvelle requérant probablement autre chose que l'outrance ou la transgression ; par conséquent, (et c'est une interrogation qui s'applique aussi, en parallèle, à l'art postcolonial de nombreux artistes cherchant à se libérer de l'emprise esthétique des métropoles) « quelle langue parler qui ne soit celle du dominant ? » ; et de donner quelques pistes à travers les exemples d'artistes femmes, comme Sophie Calle ou Mandy Havers, dont les travaux sont de « véritables dispositifs d'autonomisation en s'accordant le droit de produire leurs propres représentations du monde et d'elles-mêmes. »

    Tout au long de cet ouvrage sans tabous, en regard des réflexions des cinq contributrices, se déroule une narration parallèle qui sert de légende aux multiples reproductions d’œuvres passées et présentes qui accompagnent les articles, reprenant visuellement les points développés dans ces derniers : les iconographies mythologiques et religieuses frappent par l’exhibition d’une violence associée aux femmes (la « grande bouche vaginale armée de dents acérées » de la méduse, des créatures repoussantes chevauchées par des diablotins, sorcières lubriques…) ; d’autres images ramènent le féminin à la froideur médicale et pseudo scientifique des siècles passés (la vulve béante dessinée par Léonard de Vinci au début du XVIe siècle, la Figure lascive et obscène de Jean-Jacques Lequeu, vers 1790...) ; ou encore le réduisent à un érotisme pervers et dégradant (quand les corps féminins s’offrent allègrement à des animaux…). Restent les œuvres féminines contemporaines qui s’insinuent dans ce récit visuel, lui ôtant peu à peu son regard phallocentrique et laissant la place à des représentations libres et novatrices, où ce sont cette fois des femmes qui se mettent en scène et parlent enfin d’elles-mêmes sans intermédiaire. © Blandine Longre

    www.disvoir.com/

    www.throughtheflower.org/

    à découvrir aussi : http://www.lepeuplequimanque.org/maisonpop-et-melies-2007

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  • Déconstruire les stéréotypes - BIS

    7f2ee483ee159b9fc13957fa5d1737ba.jpg

    Suite à ma note concernant l'association Lab-elle, j'ai reçu plusieurs réactions, dont celle d'Anne Dafflon Novelle, Docteure en psychologie de l’Université de Genève, à l'origine du projet. Réactions qu'elle m'autorise à publier sur ce blog.

     

    Je vous remercie pour votre message et pour vos commentaires sur l'association lab-elle dans votre blog.

    Juste quelques petites réactions.

    1) Vous avez entièrement raison quand vous soulignez qu'il ne faut pas oublier d'autres critères essentiels à propos de la littérature enfantine, comme esthétiques, graphiques, narratifs, rapports texte-images, etc. C'est aussi ce que nous essayons de faire au sein de notre commission de lecture comptant 9 membres, dont 4 sont professionnel-le-s du livre. Pour être très précise, si un album n'est pas attentif aux potentiels féminins, même s'il est d'excellente qualité d'un point de vue littéraire, il ne sera pas labellisé. A l'opposé, si un album est attentif aux potentiels féminins, mais qu'il est d'une piètre qualité en lien avec les critères mentionnés plus haut (esthétiques, graphiques, narratifs), il ne sera pas labellisé non plus.


    2) Vous semblez dubitative sur le fait que les enfants préfèrent avoir accès à un personnage de leur propre sexe. Il s'agit pourtant d'un fait mis en évidence à travers des recherches scientifiques. Cela ne signifie pas que les enfants ne vont pas apprécier une histoire avec un personnage principal du sexe opposé, mais durant l'enfance, les phénomènes de projection et identification qui sont à l'oeuvre entre l'enfant qui lit et le personnage principal sont facilités lorsque ces deux cibles sont du même sexe. De même, il a été mis en évidence que l'estime positive que l'on a de soi-même dépend en partie du fait d'avoir à sa disposition des modèles valorisés de personne de son propre sexe. Ainsi à l'évidence, les filles sont défavorisées comparativement aux garçons en lien avec la littérature enfantine. Voilà la raison de cette action de discrimination positive en faveur du féminin !

    3) Le choix de la couleur rose est à l'origine de bien des remarques et commentaires. Etait-ce un bon choix ou un mauvais choix ? Je pense qu'il nous faudra davantage de recul pour répondre à cette question. En effet, l'association souffle sa première bougie aujourd'hui. Mais, ce choix aura au moins eu le mérite de susciter le débat et de faire parler du projet ! 

    Pour terminer, je voudrais vous signaler que tout le monde peut proposer un ou des livres qui seraient susceptibles d'être labellisés. Par conséquent, si vous avez lisez des albums correspondant à notre projet, n'hésitez pas à nous le faire savoir ! Il y a une procédure sous
    http://www.lab-elle.org/label/ Merci d'avance.
    Anne Dafflon Novelle

    Publication
    Filles-garçons, socialisation différenciée ? - Sous la direction d'Anne Dafflon Novelle - Collection "Vie-sociale", Presses universitaires de Grenoble, 2006
    http://www.unige.ch/presse/

     

    Pour conclure, nous partageons les mêmes préoccupations mais ne sommes pas forcément d'accord sur les moyens à mettre en oeuvre pour combattre les inégalités... Il n'en reste pas moins que le projet Lab-elle reste unique en son genre et mérite d'être connu.

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  • Chercheuse en herbe

    7d146740f90ba58861ea9a8b29b977b9.jpgJe découvre le blog d'une "chercheuse en herbe et en littérature", spécialisée dans le masculin/féminin. L'auteure, Caroline Scandale, est professeure documentaliste, titulaire d'un Master II Lettres spécialité Masculin/Féminin et travaille entre autres sur : La sorcière, héroïne de romans-jeunesse contemporains : pour quelles images des femmes ?

    Elle propose entre autres de nombreuses présentations de romans qui mettent en valeur le féminin, nous fait part de ses recherches et de ses lectures théoriques.

    http://sorcieres-jeunesse.hautetfort.com/


    Nous partageons aussi quelques lectures, dont l'excellent ouvrage de Georges-Claude Guilbert, C'est pour un garçon ou pour une fille ? La dictature du genre (éditions Autrement) - que j'ai oublié d'ajouter à mes livres de chevet !

    article en ligne www.sitartmag.com/genres.htm

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  • Déconstruire les stéréotypes ?

    7f2ee483ee159b9fc13957fa5d1737ba.jpgLe premier prix lab-elle 2007 jury adultes a été décerné le 7 novembre à l'Université de Genève à Un bon point pour Zoé, de Peter H. Reynolds (Milan).

    L'association suisse lab-elle – "laboratoire pour elle" - a pour objectif d’œuvrer pour une attention soutenue aux potentiels féminins dans le domaine de la littérature enfantine et de rendre visibles les albums allant dans ce sens.
    On lit sur leur site : "Afin de permettre à chacun et à chacune de faire des choix qui ne soient pas dictés par les stéréotypes de genre, il est important de proposer aux enfants des albums qui contiennent des représentations d'hommes et de femmes, de garçons et de filles, non figés dans des rôles cloisonnés. De tels livres, même rares, existent !"

    Je n'ai rien contre la déconstruction des stéréotypes et l'égalité dans tous les domaines (bien au contraire) et la démarche mérite d'être soulignée. Il reste que je suis partagée... Je me dis qu'en instrumentalisant ainsi un domaine qui reste avant tout littéraire et artistique, en multipliant les étiquettes (dans ce cas, littéralement, en proposant un autocollant à placer sur les ouvrages sélectionnés, indiquant "Album attentif aux potentiels féminins"), on risque aussi de cloisonner davantage... et de moins tenir compte (voire d'oublier) d'autres critères (esthétiques, graphiques, narratifs, rapports texte-images et subversions des genres ou clichés littéraires...), qui restent essentiels. Signaler que certains ouvrages abordent des thématiques qui vont dans le sens d'un progrès procède d'une démarche évidemment louable, et je ne remets pas en cause le bien-fondé du travail de Lab-elle, mais je m'interroge sur les dérives possibles de ces étiquetages, qui peuvent inciter à choisir un livre sur ce seul critère et à construire, justement, de nouveaux stéréotypes... tout en insistant là encore sur la fonctionalité de tel ou tel ouvrage, au détriment de ses qualités propres.

    En parlant de stéréotype... le choix d'une fillette en rose sur le logo ci-dessus reste étonnant. L'association s'explique ainsi : "Reste le ROSE, couleur souvent décriée car massivement associée de manière peu valorisée au féminin. C'est justement pour cela que le rose a été délibérément retenu. En effet, le but du label est de mettre en évidence les potentiels féminins à travers toutes les catégories de personnages: fille, garçon, femme et homme. Il s’agit clairement d’une action de discrimination positive envers le féminin. Dès lors, pourquoi ne pas le faire avec du rose, mais décliné de manière positive?"

    Si on veut. Se réapproprier une couleur qui est déjà associée, traditionnellement au féminin... ? Choix paradoxal... qui pourrait même desservir le projet en ayant l'effet inverse. Pourquoi pas les couleurs de l'arc-en-ciel ? Car "Il s’agit clairement d’une action de discrimination positive envers le féminin " ?  J'avoue que la discrimination positive en général n'est pas ma tasse de thé. D'où ces réticences, probablement, qui n'engagent que moi.

    Qu'il existe (voir les travaux d'Anne Dafflon Novelle, chercheuse) des asymétries entre héros et héroïnes, est une évidence, mais ce constat : "les enfants des deux sexes préfèrent lire des histoires avec un personnage de leur propre sexe." me paraît, par expérience, sujet à controverse... Tout dépend (justement) de la qualité de l'ouvrage (et dans ce cas, le lecteur se moque bien de savoir si le héros est fille ou garçon) mais aussi des "passeurs" (bibliothécaires, parents, libraires, enseignants, médias...), qui peuvent eux aussi véhiculer des stéréotypes et autres valeurs sexistes... Et là encore, la démarche est paradoxale, car si on pousse la logique, le vrai progrès ne serait-il pas, justement, d'inciter les enfants à lire des livres avec des héros ou des héroïnes, indifféremment... ? (et ils le font déjà souvent).

     

    http://www.lab-elle.org/

     

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  • Mon nom est Salma

    En écho à la note précédente, j'ai eu envie de mettre en avant un roman paru récemment en français, qui traite de l'exil mais aussi des violences auxquelles sont confrontées les femmes dans certains pays (ou parfois tout près de chez nous), pour peu qu'elles s'écartent du chemin qu'on leur a tracé... parmi ces persécutions, le "crime d'honneur" fait de nombreuses victimes.

    On trouvera des informations sur le site de l'association ICAHK (International Campaign Against Honour Killings), qui explique que selon l'ONU, plus de 5000 femmes et filles sont tuées chaque année par leurs proches dans ce cadre précis. L'association GRAF (Groupe Asile et Femmes), quant à elle, milite pour un "Droit d'asile pour les femmes persécutées en tant que femmes."

     

    91b77f7d2abe1218b7cb274bf5645241.jpgMon nom est Salma, de Fadia Faqir
    (traduit de l'anglais par Michele Herpe -Voslinsky, Editions Liana Levi, 2007 / My name is Salma, Doubleday, 2007)

     

    De Salma à Sally et vice-versa

    C’est après un long périple que Salma, petite bergère bédouine, arrive en Grande-Bretagne et devient Sally, laissant derrière elle une autre vie qu’elle ne peut pourtant se résoudre à oublier et qui la hante, en dépit de son « intégration » en apparence réussie dans le pays d’accueil. Sa vie à l’anglaise, qu’elle nous conte d’une voix fluide et épurée, est rythmée par son travail de couturière, par quelques rencontres masculines, par les cours de littérature qu’elle suit avec ténacité, par ses amitiés – avec Parvin, jeune anglaise d’origine pakistanaise qui a fui la maison familiale pour éviter un mariage arrangé, ou avec Gwen, une vieille dame érudite. Mais le sentiment de solitude et la culpabilité qui l’habitent, ainsi que la sensation d’être «amputée» d’une partie d’elle-même, font resurgir les souvenirs, qui la ramènent inexorablement à la fille qu’on lui a enlevée à la naissance, seize ans plus tôt, à l’homme qui l’a séduite puis violée, à la prison où elle a vécu plusieurs années à seule fin d’échapper à la fureur de son frère, à son séjour au Liban…

    Des détours mémoriels qui viennent s’entrelacer au temps présent – une narration chaotique, qui progresse par à-coups, allusions et indices : le récit, volontairement éclaté, recouvre diverses époques de son existence. Aussi, le lecteur endosse le rôle d’observateur mais aussi d’enquêteur – en reconstruisant peu à peu le parcours kaléidoscopique de Salma, qui ne dévoile les choses qu’avec une grande parcimonie, tout en s’étonnant des mœurs occidentales (qu’elle critique avec autant de lucidité que certains traits orientaux), du racisme ordinaire, de l’exploitation des plus déshérités – des passages souvent cocasses qui mettent le doigt sur les paradoxes et les dysfonctionnements de nos sociétés démocratiques.

    a5d68827a1953d21e86d1ecba068a3e9.jpgL’auteure dénonce évidemment la condition des femmes d’orient, confrontées à l’obscurantisme religieux et au poids des traditions qui perdurent au-delà des frontières, et insiste sur le fait que le salut passe nécessairement par l’instruction et la lecture ; mais c’est d’abord la difficulté d’être en exil, d’être « autre » qui l’emporte sur tout le reste : Salma a bien du mal à se métamorphoser en Sally, à « s’ajuster », et elle commet nombre de bévues, même si la liberté dont elle jouit est inestimable à ses yeux. Malgré tout, mérite-t-elle d’être encore en vie ? Comment peut-elle vraiment devenir Sally avec son statut d’étrangère et sa peau sombre?

    Salma oscille dans un entre-deux (culturel, affectif, spatial et temporel) qui rappellera d’autres romans tout aussi réussis (de Chitra Divakaruni ou de Maggie Gee) ; l'auteure capte admirablement la schizophrénie de l'exil, cette douleur d’être « double » et d’appartenir à deux mondes divergents qui ont tant de mal à se rapprocher : une situation qui brouille le concept d’identité et crée de multiples incertitudes dans l’esprit déjà déraciné du personnage. Roman poignant, pudique et intelligent, qui joue avec nos émotions tout en se préservant de toute mièvrerie ou de tout pathos larmoyant, My name is Salma tient de la tragédie ordinaire et lointaine, le beau récit d'un déracinement et d’un déchirement, entre Orient et Occident. (B. Longre)

     

    Fadia Faquir, jordanienne et britannique, fait entre autres partie du conseil d'administration de Al-Raida, une revue féministe publiée par l'Université Américaine de Beyrouth.

    http://www.fadiafaqir.com/

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  • Le langage de la déesse

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    Le langage de la déesse, Marija Gimbutas
    (traduit de l'anglais par Valérie Morlot-Duhoux et Camille Chaplain
    Préface de Jean Guilaine, Editions des femmes, 2005)

     

    "La relation est directe entre le statut de la femme dans un pays et la manière dont les chercheurs y conçoivent leurs travaux sur ces questions. (...) Pourquoi l’œuvre si importante, quelles que soient les critiques qu’on peut lui faire, de Marija Gimbutas, la spécialiste universellement connue et citée de la Déesse-Mère (...), n’est-elle pas traduite en français ?" David Haziot (nov. 2004)

     

    Le monde perdu de la déesse

    La parution de cet ouvrage érudit, jusqu’alors ignoré du public français, est un événement éditorial qui mérite d’être souligné. Les travaux de Marija Gimbutas (1924-1991), éminente archéologue américaine d’origine lituanienne, ont certes soulevé nombre de controverses parmi les chercheurs, tout en encourageant certains mouvements sectaires (pseudo païens) ou des courants extrémistes du féminisme nord atlantique à propager des visions le plus souvent fantasmatiques de la déesse-mère.
    La préface éclairante de Jean Guilaine étouffe toute tentation polémique en admettant que certaines thèses avancées par l’archéologue doivent être nuancées, mais il rend aussi hommage au travail colossal de classification puis de formulation d’hypothèses, ainsi qu’au décloisonnement disciplinaire qui préside à l’ensemble. Marija Gimbutas a en effet jeté des ponts entre différents champs d’investigation, en mêlant à sa quête archéologie, symbolisme, ethnologie et mythologie. Une quête méthodique et organisée, qui n’a rien d’une rêverie, et qui passe par la recension d’environ deux mille œuvres ou objets préhistoriques, du paléolithique au néolithique (entre 7000 et 3500 avant notre ère), et par une approche comparative très instructive, faisant apparaître, au fil des chapitres, nombre d’analogies et de points de convergence entre des formes et des motifs picturaux, figuratifs ou géométriques, pourtant glanés sur des objets (usuels ou cultuels) retrouvés en divers lieux (Anatolie, Espagne, Hongrie, Pologne, France, Grande-Bretagne ou Moyen-Orient…).

    A travers l’étude de ces ornements (animaux anthropomorphes, lignes, enroulements, zigzags, chevrons…) Marija Gimbutas avance l’idée qu’ils ne furent pas placés là comme de simples décorations et qu’ils répondaient à des fonctions précises ; ils sont les signifiants d’un langage à décrypter (« un alphabet métaphysique ») dont il faut retrouver les signifiés pour entendre ce qu’ils ont à nous dire d’un culte en osmose avec la nature, commun à de nombreux peuples, géographiquement étendu : celui de la déesse-mère et de ses avatars, mère nourricière, autofertile, source de vie, de mort et de régénération, capable d’autogestation. Un culte qui supposerait une autre forme d’organisation (matrilinéaire, voire gynécocratique) de sociétés « égalitaires » - plus tard (à partir du IVe siècle avant notre ère) écrasées par les invasions de tribus indo-européennes puis par les cultes tyranniques et les panthéons patriarcaux qui se sont succédé, de la mythologie grecque au christianisme, et qui ont tenté d’effacer toute trace des croyances anciennes.

    Belle utopie passéiste et imaginaire ? Ou bien nostalgie pour un monde perdu, ancré dans une authentique réalité historique, et qu’il nous reste à retrouver ? L’existence d’une société ancienne matriarcale est contestée, souvent très âprement, il faut le dire, et quand bien même le culte d’une déesse-mère serait attesté, cela ne signifierait pas pour autant que les femmes auraient dominé cette société, même si elles en étaient la force initiale, car créatrices de vie.
    Il reste qu’en lisant cet ouvrage encyclopédique, de belle facture (qui ne devrait pas rebuter les néophytes), on a envie d’adhérer à la thèse pluridisciplinaire de l’archéologue, qui transcende les frontières et les époques. Ses conclusions sont souvent très convaincantes, car précédées de classifications rigoureuses, de descriptions précisionnistes et d’interprétations qui font sens : une démarche assurément scientifique et rationnelle qu’il semble difficile de rejeter en bloc.

    Blandine Longre
    (février 2006)

    http://www.desfemmes.fr

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