« La forêt de l’Yvytúruzu s’éveilla sous la pluie. Le manteau de neige argenté qui recouvrait l’épaisse végétation ne résista pas longtemps à la bruine hivernale. Il faisait froid. La vapeur s’échappait des naseaux des bêtes qui arrachaient les herbes fraîches, les orchidées, les mousses, les broméliacées perchées sur d’autres plantes. Ici, seuls les êtres habitués à la pénombre éternelle pouvaient s’aventurer sans craindre les prédateurs.
Chaque matin, sur ce sol humide où la matière organique se décomposait, un enfant albinos cherchait sa nourriture. Né dans une tribu mbya, il avait été banni dès son plus jeune âge à cause de sa peau couleur de lait, suspecte, et de ses yeux translucides. Sa mère était l’une des filles du village. Quant à son père, nul ne savait qui il était. Seule, dans la forêt, la jeune fille l’avait mis au monde, puis l’avait offert à la communauté. Mais les villageois ne tardèrent pas à suspecter chez le nouveau-né quelque chose d’étrange. Quand le chaman l’examina, il conclut que le follet démoniaque avait trompé la vigilance des gardiens avant d’engendrer cet enfant qui finirait par les asservir.
Sombre époque pour la tribu. Les villageois ne pouvaient plus se fier aux êtres surnaturels, ni même aux chrétiens. Une telle méfiance n’avait rien d’étonnant : depuis plusieurs décennies déjà, les étrangers pillaient le cœur de la forêt, dévastaient la faune, séquestraient les quelques Mbyas qu’ils rencontraient sur leur chemin. »
Le collectionneur d’oreilles, Esteban Bedoya
Traduit de l'espagnol (Paraguay) par Frédéric Gross-Quelen
La Dernière Goutte, 2014
http://www.ladernieregoutte.fr/livres/le-collectionneur-doreilles/