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  • Poésie du quotidien, beauté des choses

    izumi3.jpgLa femme ailée, IZUMI Kyôka
    récits traduits du Japonais par Dominique Danesin-Komiyama
    (Titres originaux : Kechô ; Sanjakkaku) - Philippe Picquier, 2003

     

    IZUMI Kyôka (1873-1939) est né quelques années après le début de l'ère Meiji, un temps de bouleversements sociaux, politiques et culturels qui marque l'entrée du Japon dans la "modernité" ; véritable passionné de littérature, il ira jusqu'à quitter sa ville natale, Kanazawa, pour Tôkyô, afin de rencontrer Ozaki Kôyo, qu'il admire — ce dernier l'emploie alors comme portier, lui fournissant dans le même temps une aide précieuse dans l'apprentissage du "métier" d'écrivain.
    De prime abord, les deux récits (ou longues nouvelles ?) que comporte ce recueil, La femme ailée et Le camphrier (parus respectivement en 1897 et en 1899) ne se ressemblent pas ; mais on y retrouve en filigrane le thème de l'attachement filial, l’intérêt de l'auteur pour les petites gens et le souci constant de décrire la nature environnante (dénaturée ou non) le mieux possible, comme pour nous faire partager un peu de sa beauté poétique, tout en l'opposant subtilement aux mutations que les hommes lui imposent.

     

    Dans La femme ailée, le narrateur déplie soigneusement quelques souvenirs d'enfance et pose un regard profondément nostalgique sur l'existence qu'il menait alors, une vie simple et pourtant comblée de petits bonheurs, de drôles de contrariétés et de grands questionnements. L'on se doute que le narrateur a grandi, mais le récit conserve la fraîcheur et la spontanéité que l'on attend d'un enfant et l'histoire, ou plutôt les historiettes, avancent comme par à-coups, une idée en entraînant une autre, sans suivre un ordre déterminé : déconstruction chronologique voulue par l'auteur, qui tente ici de reproduire le chaos d'une mémoire au travail et de sentiments qui ressurgissent brièvement : d'abord l’amour profond éprouvé pour sa mère, qui l'élève seule, dans une petite maison (une "boîte") au pied d'un pont ; c'est elle qui a en charge de récolter le péage du pont, leur seul moyen de subsistance. Leur isolement social relatif favorise la symbiose mère-fils qui transparaît dès les premières réminiscences et sur laquelle s'achèvera le récit — un dénouement qui dégage une indicible mélancolie. Puis vient l’incompréhension de l’enfant face à l'aversion que semble éprouver la maîtresse d'école pour ce jeune garçon qui ose lui tenir tête et la contredire ; avec une candeur touchante, il raconte à sa mère comment ses remarques ont pu irriter cette femme arrogante, sans poésie et sans humour, et perturber la leçon : "L'être humain est une créature remarquable, bien au-dessus des arbres ou des plantes, ça, tu peux le comprendre, tout de même ?" lui dit la maîtresse. "Je ne comprenais pas. Non, penser ainsi, je ne le pouvais pas (...) J'ai dit à la maîtresse : "Mais, maîtresse, les fleurs sont plus jolies que vous !"

     

    L'enfant, partagé entre les vérités de sa mère et celles que l'école tente de lui inculquer, vit un vrai dilemme, sans parvenir à réconcilier deux visions diamétralement opposées du vivant. Une façon pour l'auteur de transmettre quelques-unes de ses conceptions éthiques : "Que nous soyons hommes, chats, chiens, ours, c'est pareil, nous sommes tous des êtres vivants", s'opposant ainsi aux maîtresses d'école qui aimeraient faire passer l'homme devant les autres créatures... On trouvera beaucoup d'autres choses dans ce petit récit, des facéties d'un vieux singe aux descriptions hautement burlesques des passants qui empruntent le petit pont, que l'enfant compare à divers animaux ; de même, le titre de la nouvelle sera élucidé, du moins en partie... Car ce texte, tout comme Le camphrier, recèle aussi sa part d'obscurité, de non-dit et de suspens, comme si l'auteur souhaitait ne pas tout dévoiler, par pudeur mais aussi par souci poétique, laissant ainsi au lecteur le soin de prolonger la rêverie.

     

    Si La femme ailée se présente comme une série désordonnée de brèves (et belles) évocations contées à la première personne, il n'en va pas de même pour Le camphrier, qui déroule quelques heures de la vie d'un quartier de Tôkyô — un petit coin isolé qui conserve encore quelques particularités rurales, dans un monde, un paysage et une société en mutation. Le récit est centré autour de Yokichi, un jeune scieur, inquiet pour son père alité, qui refuse de manger du poisson et préfère se nourrir de tôfu, malgré sa faiblesse physique. On retrouve là une préoccupation de La femme ailée : le vieil homme considère qu'il ne peut infliger une quelconque souffrance à un être vivant, fût-ce un poisson ; des réflexions qui poussent le lecteur et les personnages à s'interroger sur la place de l'homme dans la nature. O Shina, l'épouse du marchand de tôfu, va jusqu'à se demander si une feuille d'arbre ne souffre pas elle aussi, tandis que Yokichi part scier l’énorme tronc d'un camphrier que l'on a fait venir des montagnes...

     

    izumi.jpgDans le même temps, les multiples allusions à la modernisation forcée du paysage en disent long sur les regrets et les pensées de l'écrivain : « là, s'étire en ligne droite un chemin grisâtre, au bord duquel sont plantés à l'infini des pylônes électriques considérablement inclinés, qui oscillent, tête ballante, vers l'avant ou vers l'arrière. (...) De fait, pylônes et fils électriques ne sont pas les seuls de travers : le ginkgo près du pont, les saules sur la rive, le bord du toit de la maison de tôfu (...) tout ce qu'on voit à l’entour est incliné. Tout penche. ». Là, ce ne sont plus les animaux à qui l'on prête des caractéristiques humaines (ou vice-versa) mais la nature ou les objets qui composent le paysage. Cette déstructuration topographique est renforcée par d'autres remarques et, plus loin, lors de cette même petite visite guidée, on nous décrit le paysage comme « mélancolique », « maussade » : le «progrès » ambiant, loin d'être le signe d'un renouveau, semble ici marquer la fin d'une époque, endeuillant un paysage qui perd de sa beauté, tout en devenant autre : « Chère terre vide et chimérique... Donnera-t-elle, malgré tout, naissance à quelque chose de beau ? » se lamente-t-on.

    Et cependant, ce récit bref et étonnant ne manque pas d'humour, en témoignent par exemple les politesses que Yokichi et O Shina s'échangent, comme un jeu, et qui contiennent leur part de suggestion érotique ; de même, la poésie du phrasé et des évocations est d'importance, ce que l'auteur réaffirme dans quelques paragraphes qui jouent le rôle de prologue, où il examine la fonction du chant du travailleur face aux rudesses de l’existence : « il se libère de sa fatigue et efface de son esprit toutes choses et pensées inutiles ou plutôt... Il cherche à se divertir de ses peines, à dissiper ses chagrins, à oublier l'amour, à boire ses larmes... » En ramenant ainsi le poétique dans le quotidien prosaïque des gens du peuple, IZUMI Kyôka réconcilie deux mondes et affirme ses penchants humanistes.

    Cet ouvrage très complet, outre les récits, comporte aussi une chronologie, une préface de Dominique Danesin-Komiyama, une liste de traductions et de nombreuses notes très utiles (expliquant le plus souvent quelques points de traductions délicats et des particularismes culturels) ; jusqu'à présent, IZUMI Kyôka a peu été traduit en français, si on observe le grand nombre de publications dont son œuvre fait l'objet en anglais (traductions, essais, biographie, colloques...) ; hormis Une femme fidèle et L’Histoire de Biwa (P.Picquier, 1998 et 2002), deux à trois nouvelles publiées dans des anthologies, et cet ouvrage, on connaît peu et mal ce contemporain d'Akutagawa, de Sôseki et d'Arishima, pour n'en citer que quelques-uns ; aussi, on regrette que d'autres textes (les « romans à idées » ou bien les œuvres fantastiques et gothiques) de ce grand auteur, désormais reconnu en tant que "classique", au Japon comme aux États-Unis, ne soient pas encore disponibles en français.

     

    (B. Longre)

     

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  • Yokô l'insoumise

    yoko.jpgLes jours de Yokô d'Arishima Takeo, roman traduit du Japonais par M. Yoshitomi et Albert Maybon (Flammarion, 1926 - Philippe Picquier, Titre original : Aru Onna, 1919)

    Arishima, auteur tourmenté (il se suicida en 1923 avec sa maîtresse) et avant-gardiste, écrivit ce roman en deux temps : une première version entre 1911 et 1913, révisée en 1919, la censure ayant parfois obligé l'écrivain à en ôter quelques passages jugés trop osés à l'époque.

    Il est vrai que l'existence de Yokô est atypique, et elle en revendique la marginalité tout en souffrant d'être tantôt admirée, tantôt mise au ban de la société. Femme fatale et insoumise, elle ne parvient pas à se faire accepter dans un milieu compassé, aux valeurs morales qu'elle juge archaïques, étouffantes, qui rangent la femme dans la catégorie des êtres inférieurs. La fougue de son tempérament est incompatible avec cette rigueur et ces contradictions la poussent à des accès d'angoisse, la laissant toujours au bord du gouffre.
    Ses aventures et les rebondissements variés ne sont pas sans rappeler la Moll Flanders de Defoe (mais dans un tout autre registre) : Yokô, après un mariage secret mais décevant avec Kibe (union qui lui donne néanmoins une fille qu'elle abandonne plus ou moins), ne peut rester au Japon et, confiant ses deux jeunes soeurs à des parents, part aux Etats-Unis rejoindre un fiancé qu'elle n'aime pas. Sur le paquebot, le lieu où se déroule la majeure partie du roman, elle se sent irrésistiblement attirée par le commissaire de bord, Sankichi Kurachi.
    Tout en déplorant le fait que les femmes doivent subir leur sort tout en développant des idées sur la libération de la femme, l'auteur paraît bien en avance sur son temps et, dans de multiples descriptions maritimes nimbées de poésie, il construit un parallèle entre les mouvements des vagues et les sentiments de son héroïne, caractérisés par leur versatilité.
    Ce roman, tenu comme l'un des meilleurs d'Arishima Takeo, est d'une richesse audacieuse ; à travers l'existence de cette femme, l'auteur ne cesse de s’interroger et de développer plusieurs thèmes : l'amour romanesque et le plaisir charnel, les relations entre hommes et femmes, la passion et la mort, l'Orient et l'Occident, et les tourments imposés aux femmes par la société japonaise. La profondeur des sentiments est d'une authenticité et d'une spontanéité rares et nombreux sont ceux qui ont comparé l'auteur à Flaubert, au vu de l'intimité qui a pu exister entre ces écrivains et leurs héroïnes.

    (B. Longre)

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  • Cruelles amours

    mats.jpgNatural woman de Rieko Matsuura, traduit du Japonais par Karine Chesneau, Philippe Picquier.

     

    Yôko remonte le temps et se souvient avec lucidité de ses amours passées : à contre-courant donc, trois liaisons sont racontées, décortiquées, analysées ; des aventures singulières, non pas tant parce que Yôko aime les femmes, mais surtout par leur caractère sadomasochiste avoué, en particulier avec Hanayo qui, comme la narratrice, est dessinatrice de mangas et avec laquelle elle entretient des rapports amoureux et érotiques hors-normes, passionnés et destructeurs. Cette première expérience de l'amour semble alors dicter à Yôko son comportement avec ses autres partenaires.
    Dans une langue crue et limpide, l'auteur fait évoluer une jeune femme libérée (nulle référence à la famille ou à des traditions surannées) dont l'indépendance n'est en réalité qu'une façade, tant elle est soumise à ses désirs charnels et à la complexité de ses rapports avec ses amies. Ses relations avec Yukiko, sa dernière amante en date, ressemblent à s'y méprendre à celles qu'elle entretenait avec Hanayo, excepté que tout sentiment en est ici absent. Seule Yuriko la trouble véritablement : si pure et inaccessible que Yôko refuse de penser à elle comme à une éventuelle compagne de jeux érotiques. En dépit du nombrilisme omniprésent et de l'incapacité de la protagoniste à trouver une voie vers une relation amoureuse stable, on se prend au jeu, à suivre les méandres du cœur et du corps de Yôko et ses souvenirs agrémentés de nombreux détails élevés au rang de symboles. Soit, l'auteur se démarque surtout par l'aspect provocateur des thèmes qu'elle aborde, mais on admire la vivacité de sa réflexion sur la souffrance et la cruauté que l'amour est susceptible engendrer.

    (B. Longre)

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  • AKUTAGAWA le conteur.

    aku.jpgLa Magicienne d’AKUTAGAWA Ryûnosuke, nouvelles traduites du Japonais par Elizabeth Suetsugu - Philippe Picquier

     

    Ce recueil de nouvelles plonge le lecteur dans un Japon attaché à ses valeurs ancestrales et, à la fois, très occidentalisé, trois des nouvelles appartenant au cycle dit "kaika mono" ("histoires du temps de la modernisation") : Les Poupées (1923), à travers l'histoire d'une famille bourgeoise désargentée forcée de se séparer de ses poupées traditionnelles, évoque le décalage douloureux entre modernité et système ancien, ainsi que les souffrances qui en résultent ; Un crime moderne (1918) et Un mari moderne (1919) présentent des personnages masculins qui tentent de concilier modernisme des idées (le mariage d'amour par exemple) et valeurs anciennes, sans forcément parvenir à un équilibre.

    Dans un autre registre, La Magicienne (1919) conte l'histoire d'amour teintée de tragique d'un jeune homme et de sa servante, tous deux aux prises avec une sorcière maléfique et puissante ; l'irruption du fantastique et de la magie dans un Tokyo moderne paraît familière au lecteur occidental qui ne peut s'empêcher de penser à Kafka ou Maupassant. Et l'auteur de souligner cette idée en disant : "Eh bien, à une pareille époque, dans un coin de cette grande cité, il s'est passé une étrange affaire, comme on peut en trouver dans les histoires de Poe ou les contes d'Hoffmann." La dernière nouvelle, Automne (1920), est mélancolique à souhait, tant par les évocations poétiques qu'elle renferme que par le sacrifice amoureux de Nobuko, jeune femme sensible et lettrée. Les allusions à la condition des femmes y sont subtiles mais non moins fortes pour l'époque. L'auteur, excepté dans le dernier texte, se met d'abord en scène, puis semble s'effacer derrière les récits des personnages (attachants en dépit ou à cause de leurs faiblesses), et dans un souci de vraisemblance, annonce ensuite qu'il retranscrit fidèlement les événements, tels qu'ils lui ont été racontés. Un procédé littéraire classique, mais efficace ; le déroulement des intrigues est solide, l'écriture fluide, de sorte que le suspense s'installe aisément. L'auteur, qui a donné son nom à l'un des prix littéraires les plus fameux dans son pays, est un formidable conteur, dont on peut aussi lire, entre autres, Rashômon et autres contes (Folio),

    (B. Longre)

     

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  • Naturalisme nippon

    kafu.jpgLe bambou nain de Kafû, roman traduit du Japonais par C. Cadou, Philippe Picquier (Titre original : Okame Zasa, 1918)

     

    Nagai Kafû, (mieux connu sous son prénom, Kafû), fortement influencé par les auteurs français (Zola, Maupassant ...) comme un grand nombre de ses compatriotes écrivains du début du XXe, est l'un des fondateurs du naturalisme à la japonaise. Dans ce roman, son expérience libertine lui sert de support pour décrire le monde des maisons de thé, des geishas, des artistes et des marchands d'art. On y suit avec amusement les pérégrinations d'un mauvais peintre, Uzaki Kyoseki, intendant subalterne et obséquieux d'un grand peintre, Uchiyama Kaiseki, et du fils de ce dernier, Kan, un garçon oisif, fauché et débauché. Entraîné malgré lui par ce fils de bonne famille, Uzaki tente en vain de le remettre sur le droit chemin, tout en tombant lui-même dans les bras des geishas et dans les pièges d'une vie de plaisirs.
    Satirique et rocambolesque, ce récit est aussi destiné à illustrer le déclin d'une époque : la beauté et les talents des geishas ne sont plus qu'un mythe et les descriptions des maisons de thé sont souvent sordides. Complétant le portrait de personnages libertins, une nouvelle bourgeoisie arriviste s'impose, dont la façade conventionnelle dissimule mal les scandales financiers ou sexuels. Aucun des personnages ne sort indemne ou ennobli de ce roman au dénouement tragi-comique.

    (B. Longre)

     

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  • "Délices diaboliques des plaisirs de la chair"

    edo.jpgLa Proie et l’ombre (Inju, la bête dans l’ombre), suivi de Le test Psychologique (nouvelle) d’EDOGAWA Ranpo, traduit du Japonais par Jean-Christian Bouvier - Philippe Picquier
    La chambre rouge d’EDOGAWA Ranpo, nouvelles traduites du Japonais par Jean-Christian Bouvier - Philippe Picquier

     

    La sortie en salles (le 3 septembre dernier) du film de Barbet Schroeder est l’occasion pour les éditions Picquier de rééditer un roman japonais célèbre, La Proie et l’ombre (rebaptisé Inju, la bête dans l’ombre), qui a inspiré l’adaptation cinématographique. Inju est signé Hirai Târo (1894-1965), plus connu sous son pseudonyme, Edogawa Ranpo (la transposition phonétique en japonais d'Edgar Allan Poe, pour qui l’auteur avait beaucoup d’admiration), qui est au Japon ce que W.W. Collins est à l'Angleterre ou ce que Gaston Leroux est à la France : l’un des fondateurs du roman policier d'investigation, teinté de fantastique ; un genre populaire, certes souvent dénigré par la critique, mais parfois susceptible de dépasser le simple stade du divertissement pour atteindre des profondeurs psychologiques insoupçonnées, même par le plus attentif des lecteurs. C'est le cas de ce court roman policier dans lequel l'auteur et le narrateur, lui-même auteur de romans policier, semblent ne faire qu’un… Le second s'improvise détective pour les longs cils de Shizuko Oyamada, que son ancien amant ne cesse de harceler par le biais de lettres cruelles, menaçant de tuer son mari – à qui elle n'a jamais confié son erreur de jeunesse.

    L'enquête qui suit est caractérisée par une atmosphère de plus en plus étouffante et par la finesse de l'analyse psychologique ; peu à peu, ce qui s’apparentait à un simple jeu (pour le lecteur comme pour l’enquêteur) et à une investigation classique se révèle être un abîme vertigineux, les hypothèses ne cessant de se succéder dans l'esprit du narrateur ; celui-ci, envoûté par l'implicite soumission sexuelle de sa cliente, plonge alors "dans les délices diaboliques des plaisirs de la chair". Dans son enquête, il se révèle plutôt fin limier, mais ne se départit jamais de son regard d’esthète, et réagit souvent à la manière d’un écrivain, de sorte que la frontière entre monde réel et univers fictionnel n'est jamais nette. Sans révéler la chute de cette aventure, on peut en tout cas dire qu’elle se termine davantage comme un roman tout court que comme un policier... À lire sans faute, le court récit sarcastique (Le test Psychologique) qui complète l'ouvrage et témoigne de l'intérêt de l'auteur pour la psychologie.

    edo2.jpgEdogawa Ranpo est aussi l’auteur de La Chambre rouge, un recueil de nouvelles fantastiques rondement ficelées et élégamment menées. Dans quatre d'entre elles, l'intrigue s'élabore autour d'une supercherie qui mise autant sur la psychologie des personnages que sur celle du lecteur. En dépit de l'atmosphère sinistrement pesante qui imprègne tout le recueil, l'aspect "farce" prédomine, chaque dénouement rendant la tragédie caduque. Seul La Chenille, texte fascinant qui narre l'atroce existence d'une créature difforme, mutilée, en proie aux pulsions libidineuses et sadiques d'une épouse « dévouée », se doit d'être placé à part : un classique du ero-guro, genre mêlant érotisme, grotesque et horreur, en particulier dans les descriptions de la "toupie de chair", ou de l’ "énorme chenille jaune" qu'est devenu l'ancien soldat. Dans les autres textes, les personnages présentent eux aussi des mutilations, physiques et/ou métaphoriques frappantes : misanthropes frappés par des maladies mentales peut-être imaginaires, comme dans Deux vies cachées, affublés d'un physique repoussant (La chaise humaine), ou encore accablés par la pauvreté, comme dans La pièce de deux sens (publiée en 1923 et considérée comme LA première nouvelle policière des lettres japonaises.)

    Sous leur charme en apparence désuet, ces quelques textes ancrés dans un Japon déjà moderne témoignent de la virtuosité d’une œuvre qui reste à découvrir, seuls quelques titres étant disponibles en français (sur un total d’une quarantaine de nouvelles et d’une trentaine de romans…).

     

    (B. Longre)

     

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    www.inju-lefilm.com

     

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