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l'amourier

  • Si j'ai une âme

     

    vpeyrel3.jpgSi j'ai une âme

    De Vincent Peyrel

    Dessin à la pierre noire d'Ernest Pignon-Ernest, Editions de L'Amourier

     

    Inhumaine humanité

    « Il n'existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. » Nietzsche.


    « Je m'appelle Hans. Je m'appelais Hans. Déjà. Le 7 novembre 1919. J'ai rencontré Frédéric à la gare de Hanovre. Il faisait froid. »

    « Les flics sont venus le 23 juin 1924. Frédéric n'était pas là. Le piano ne jouait pas depuis quelques jours. Je dormais. Encore. »

    Si j'ai une âme pourrait être contenu dans ces deux déclarations, qui ponctuent le récit de temps à autre, à la manière d'un refrain lancinant qui semble aider Hans, le narrateur, à garder un point d'ancrage dans le réel ou à reprendre le fil de son monologue. Entre ces deux dates, l'histoire d'un couple atypique : un tout jeune homme et un homme mûr ; le premier, très beau, le second, beaucoup moins. Hans, débrouillard, fugueur depuis quelques années déjà quand il rencontre Frédéric, après avoir survécu seul, au jour le jour, vendant son corps à des dizaines d'hommes croisés au hasard des gares, pour l'argent mais aussi par goût, parce qu'il a « presque toujours envie de baiser. Avec n'importe qui. » La relation de Hans et Frédéric n'a rien à voir avec l'amour, tel qu'on l'entend communément, ni avec une quelconque forme de bonheur, mais avec cet homme, Hans sait qu'il est « à sa place » ; « On ne cherche pas le bonheur, ni la vérité », dit un jour Frédéric, « on veut l'attention, le contact, la chaleur et le goût des autres », ajoute-t-il. Frédéric est respecté, intelligent, plutôt cultivé, peut-être informateur pour la police, au-dessus de tout soupçon, même s'il ramène régulièrement chez lui de jeunes garçons qu'il tue, découpe, cuisine et mange, en fin gastronome, et dont il vend quelques morceaux - à une époque où le marché noir est en pleine expansion. Hans le découvre peu à peu, mais reste avec lui, comprenant que « Manger. Tuer.» sont des actes auxquels il prend goût, lui aussi.

    Le long monologue (qui n'est pas à proprement parler une confession) de Hans, enfermé dans une cellule dans l'attente de l'issue de son procès, se construit autour de quelques motifs récurrents, ressassés jusqu'à l'obsession avec une apparente froideur qui épouse la posture mentale du narrateur, capable d'objectiver et de se détacher du réel ; il évolue dans une sorte d'état d'indifférence au monde, derrière laquelle se devine la frénésie sexuelle - comme si cet acte seul pouvait l'animer, l'humaniser ; c'est avec Frédéric qu'il « se sent » à nouveau, qu'il se trouve et s'habitue à une vie stable, qu'il se retrouve aussi dans sa chair - dans le mélange des corps et de la viande qu'ils partagent, même s'il reconnaît, sans pourtant exprimer de regrets, qu'il n'aimait pas vraiment tuer, que c'était « douloureux », « un peu comme si je me tuais moi-même. » et peu à peu, il s'autorise des pensées qui ne lui auraient pas traversé l'esprit quelques mois plut tôt.

    Si j'ai une âme n'a rien d'un exutoire complaisant ni d'un épanchement gratuit : toute parole y est mesurée, parfois hésitante, posée avec sobriété, même les séquences les plus crues ou les plus sanglantes. Dans une écriture saccadée, qui avance par à-coups, Hans passe très vite sur l'enfance, retraçant quelques épisodes de sa courte vie dans un ordre aléatoire, ses errances et rencontres furtives dans les toilettes des gares, puis la vie à deux, les nombreux clients et leurs désirs pervers dont il se moque, ses meurtres (seulement trois) et ceux de Frédéric, leur anthropophagie naturelle et leurs fantasmes de dévoration, qu'ils prennent au mot. Un monologue entrecoupé de quelques saynètes dialoguées - des interludes théâtraux qui nous placent en voyeurs de l'intimité du couple, entre la logorrhée de Frédéric et les nombreux silences de Hans, à l'écoute des mots de son amant, sauf lorsque la parole se délie avec le vin

    Exhumant de l'oubli le « boucher de Hanovre » (Fritz Haarmann, 1879-1925), l'auteur s'en est emparé pour construire un récit ambivalent, par instants glaçant, mais qui n'appelle aucun jugement moral - surtout pas : au lecteur de le recevoir sans se voiler la face, d'écouter le narrateur tel qu'il se livre, de ne pas voir en lui le « monstre » à montrer du doigt... car l'humanité est là, au cœur des mots, au-delà des actes inhumains qui, paradoxalement, montrent à quel point Hans n'est qu'un humain, faillible, fragile et fluctuant - aussi fluctuant que la "morale". On perçoit aussi ses tentatives pour éprouver des sentiments et donner un sens, même infime, au monde et à son existence ; on entend sa solitude extrême, celle d'un esprit prompt à se détacher des autres (« je ne suis pas comme eux »), martelant sa différence et affirmant par-là même son individualité, en réaction à la société peu reluisante dans laquelle il vit, contre son gré.

    Happé par ce récit tortueux mais limpide, le lecteur se fraye un chemin dans les pensées de Hans, entre fascination, répulsion et compassion, tâchant de saisir l'essence de ce narrateur qui fait, quoi qu'on en dise, figure de victime sacrificielle ; son témoignage déplace le concept de «normalité» et affirme la relativité du bien et du mal, des notions qui n'apparaissent ici que comme de pures constructions sociales :« Je ne comprends toujours pas ce qui autorise quelqu'un à définir ce que l'on aime appeler le mal », dit Hans, dont les paroles dénoncent indirectement la société hypocrite et bien-pensante, garante de l'ordre moral, qui dissimule ses propres crimes en en dévoilant d'autres... éliminant les gêneurs et choisissant soigneusement ses boucs émissaires. « Un tribunal qui condamne quelqu'un à mort tue aussi. », constate le garçon, qui refuse d'être asservi à un monde qui l'a tué à la naissance, aspirant à une liberté qu'on lui refuse, dans une société qui, finalement, n'a que les "monstres" qu'elle mérite et qui lui ressemblent.

    © Blandine Longre

     

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  • Eblouissante intimité

    baichuan3.jpgEclat du fragment et autres sanwen, de Bai Chuan - Editions de L'Amourier.

     

    Les intentions de Bai Chuan sont données en début de recueil : "On ne trouvera donc ici que de petites choses, des digressions qui m'entraînent d'une idée en une autre, dans un lacis étroit de phrases inquisitoires scrutant l'émotion, le petit bout de vie qui me contient tout, et avec moi le monde". Un ouvrage impressionniste, où l'auteur fait d'abord parler le lecteur qui subsiste en tout écrivain, racontant comment sa bibliothèque se transforme et évolue, selon un principe personnel et affectif qui lui fait récuser romans et nouvelles ; il leur préfère le "schéma trop peu fréquenté du sanwen" (terme désignant justement un écrit littéraire "dispersé", entre l'essai et la nouvelle, un genre à part entière en Chine) : une prose poétique morcelée, qui retranscrit des impressions personnelles fugaces, piochées çà et là dans la vie quotidienne et dans le vécu de l'auteur-narrateur, décrypte quelques aventures intérieures et pensées, des parcours que l'auteur décline en trois temps dans ce petit ouvrage éblouissant : "éclisses", "éclats" puis "esquilles" : trois "fragments" qui concernent l'auteur plus ou moins directement, Bai Chuan assumant pleinement cette démarche auto-fictionnelle : "nulle intrigue enfin, sinon famélique, nul héros, mais un monde tel qu'en nous-mêmes, transfiguré, ressenti, et sa lumière passée au crible, quelque chose qui me dise ce que je suis."

     

    C'est ainsi qu'il se raconte, avec pudeur et violence parfois, prenant le risque d'exposer son âme (ou du moins quelques pans) : ses voyages, à Prague ou à Paris, un travail estival (guide au château de Saintoyant), ou son amour pour sa langue maternelle et la jouissance qu'il a pu éprouver à l'enseigner (" je n'avais pour méthode que l'amour des phrases que je suçais pour les leur mieux glisser dans l'oreille. Oui, je crois bien n'avoir eu que cela. Mon ivresse quoi !"). La deuxième série de récits, sous-titrée "petite mythologie familiale", est une incursion dans le passé, dans une pré-histoire qui n'est pas tout à fait celle de l'auteur, tout en lui appartenant. Nous découvrons d'abord sa mère, l'histoire de sa naissance à lui, sa genèse, liée au sentiment de cette femme de la campagne, qui méprisait son époux illettré. Il nous livre ensuite des "souvenirs" imaginés ou reconstruits, qui ont parfois besoin d'un support concret pour être mieux saisis, comme dans "Une photo", où l'on voit ses grands-parents maternels et leurs enfants évoqués à travers un cliché appartenant à un temps révolu, des silhouettes figées sous le regard d'un photographe supposé itinérant : une vision vivace et admirablement retranscrite, des personnages dont l'épaisseur humaine est palpable. De même, il se "remémore" les derniers instants d'un oncle mort en bas âge, un autre moment amplement épiphanique, qui laisse le lecteur comblé devant tant de richesse narrative et poétique.

    Puis viennent enfin des souvenirs moins lointains, plus douloureux, racontés crûment mais sans que la prose ne se départisse de sa poésie : "mais des gouttes de sang je m'en souviens, coulaient de l’œil crevé de mon anus. À treize ans, je fus violé... Et tout fut à reconstruire une fois passée cette indigestion au banquet des hommes." Une souillure et une blessure infamante qu'il détaille un peu plus loin, dans deux récits où le passage de l'anecdotique à l'intolérable se fait sans transition et nous prend par surprise.

    Ce sobre recueil est bel et bien une exploration intime, l'auteur de dévoiler des secrets enfouis et de se mettre à nu tout en prenant "conscience de ma nudité". Les confidences faites ici ne sont ni gratuites ni complaisantes (rien à voir en tout cas avec les vagues successives, nombrilistes et sans profondeur, qui envahissent les librairies), point d'autosatisfaction, mais une tentative pour se "connaître soi-même" par le prisme d’un langage qui transcende les données autobiographiques, nous permettant d'accéder ainsi à une vision à la fois sombre mais sereine de la condition humaine.

    (B. Longre)

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  • Le bel écart

    coudray3.jpgNona, récits de Jean-Luc Coudray, illustration Philippe Coudray - L'Amourier

    Le premier texte, Nona, pourrait passer pour trompeur, tant la logique narrative semble y aller de soi : une histoire d’amour sans conséquence (ou presque) entre le narrateur, pour un temps réfugié loin du monde dans une auberge espagnole, et la servante du lieu, une femme aux « jolis yeux ronds », qui lui offre chaque nuit un réconfort quasi maternel ; une toquade charnelle dont il ne reste, bien plus tard, que des poussières de souvenirs... En dépit de la netteté du récit, un indice met sur la voie de l’insolite : « Nona n’était pas belle. Mais, ainsi, c’était Nona. Je n’ai jamais vu de beauté que banale. » Des mots que l’on appliquera à la création littéraire en général… Et tout particulièrement à la prose de Jean-Luc Coudray qui, après cette nouvelle relativement paisible et sobre, ne cessera de malmener son lecteur, l’entraînant loin des normes et de la logique raisonnable du récit réaliste. Au gré de la lecture, les décalages se font plus ou moins grands entre le monde tel que nous le connaissons (ou pensons le comprendre) et l’univers parfois sans queue ni tête mais réjouissant que nous découvrons sans méfiance…

    Car Jean-Luc Coudray cultive l'absurde et l'insolite dans cette série de textes brefs et remarquables, limpides en apparence ; s’amusant à remanier le réel par petites touches et à perturber notre vision du réel et du langage, opérant des renversements inattendus ; les personnages se fourvoient (volontairement ou non) dans des situations défiant parfois tout sens de la logique, comme dans Le Pique-nique (un homme passe une journée à la campagne en compagnie de sa femme – au « cerveau marié » - et de sa belle-mère, et se retrouve soudain à devoir sauver son épouse de la noyade, puis une jeune fille suicidaire…) ; dans Monsieur Silhouette, un « arrêt sur image » surprend une petite ville enneigée tandis que dans Le docteur ou dans Quatorze juillet, les déplacements sans but avéré des personnages illustrent une certaine idée de l’existence et de sa vacuité ; même chose dans Une année facile où le narrateur avoue être « homme à ne rien faire », « socialement ailleurs » et l’assume.

    D’autres événements ou conversations, en surface inexplicables, ponctuent le recueil, tout particulièrement dans deux farces pseudo politiques à la fois sombres et facétieuses (L’empereur et Le fou du roi), où l’absurde joue un rôle essentiel comme dénonciateur du réel ; même chose dans le milieu bourgeois gonflé d’invisibles fêlures que l’écrivain met en scène avec un sens aigu de l’observation : la fuite (par la fenêtre de la salle de bain…) du respectable personnage éponyme dans Madame de Roncevac, l’ordinaire désir éprouvé par le Monsieur pour sa bonne (La faute de Monsieur) et qui, une fois satisfait, rejoint la somme des banalités du monde, plus loin, la voisine et son «chignon qui lui tirait les pensées, sa robe qui lui étriquait le désir. » (Les Morts).
    Se jouant habilement de nos horizons d’attente, l’auteur se permet ainsi tous les écarts imaginables, une démarche qui tout naturellement se propage au style élégant mais parsemé d’assemblages langagiers inventifs, source d’un jaillissement poétique certain. La combinaison est heureuse, entre cocasserie et noirceur, cynisme et fantaisie et met en exergue la vacuité d’existences vouées au banalement correct et à un ordonnancement existentiel qui va se déréglant, pour le pire ou le meilleur…
    (B. Longre)

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    (Oui, je sais, je devrais parler de la rentrée littéraire... mais j'aime beaucoup Nona.)

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