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  • À l’école du voyage

    pendant-le-reste-du-voyagebd.jpgPendant le reste du voyage, j'ai tiré sur les Indiens

    De Fabio Geda, Traduit de l’italien par Augusta Nechtschein

    Gaïa Éditions.

     

    par Jean-Pierre Longre.

     

     

    Emil, 13 ans, pourrait être un garçon comme les autres. Avec juste un peu plus d’imagination et de malice que la moyenne. Comme d’autres, il aime les bandes dessinées de Tex, et se prend parfois pour le vaillant cow-boy, son héros ; comme d’autres il aime les mots, surtout ceux qu’il ne connaît pas : « Grand-Père Viorel dit que parfois, il est possible de tomber amoureux d’un mot qu’on n’a jamais entendu auparavant, un mot nouveau, et que d’un seul coup on commence à l’entendre partout et à s’en servir en permanence ». Comme tous les autres, il a besoin de tendresse et de protection, même s’il sait farouchement défendre son indépendance.

     

    Mais à la différence des autres, Emil n’est nulle part chez lui. Avec son père, il a fui la Roumanie pour l’Italie, puis se retrouve seul avec son sac Jansport, sans papiers, pratiquement sans identité. C’est alors qu’il se met en quête de son Grand-Père Viorel, qu’il n’a jamais vu mais dont il reçoit régulièrement des lettres. Grâce à sa débrouillardise et à son obstination, grâce à la générosité naturelle de quelques personnes pour qui la vie est le contraire du repli sur soi, grâce même à une chance parfois ambiguë, il parcourra l’Europe, de Turin à Berlin, de Berlin à Madrid en passant par Carcassonne, et mènera le plus loin possible sa quête familiale, mais aussi son initiation personnelle : « Ce voyage, c’est comme aller à l’école ».

     

    À l’image de son titre, Pendant le reste du voyage, j'ai tiré sur les Indiens est un beau roman, tant par son écriture et sa construction que par l’émotion qu’il suscite. Avec l’auteur, nous nous prenons d’affection pour ce jeune Roumain qui réussit à transformer son enfance perdue en enfance européenne, et au-delà de l’errance parvient à retrouver ses racines.

     

     

    http://www.gaia-editions.com/

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  • Le bonheur est dans la forêt

    doppler3.jpgDoppler d'Erlend Loe
    traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud
    Gaïa, collection taille Unique, 2006 / parution en 10-18, janvier 2009

     

    Qui est réellement ce Doppler qui donne son nom au quatrième roman d’Erlend Loe publié en français et qui, soit dit en passant, nous fait tant rire ? Un irrécupérable ahuri ? Un asocial invétéré ? Ou tout simplement un sage, qui a bien raison de fuir travail, épouse et enfants, d’aller trouver refuge dans la forêt proche d’Oslo et d’adopter un jeune élan comme seul compagnon ? Certes, Doppler reconnaît ouvertement sa misanthropie en admettant ne pas aimer les gens (surtout les Norvégiens…) et son départ s’accorde à la logique jusqu’au-boutiste qu’il a décidé de suivre désormais. Avide de silence, il vit depuis six mois dans la forêt où il a planté sa tente dans un coin tranquille et érige petit à petit un système de valeurs dont le premier commandement est le suivant : fuir l’application humaine, qui caractérisait la vie étriquée qu’il menait avant, faite de petites obsessions matérielles et de préoccupations déshumanisantes, vécue au rythme des Teletubbies, héros de son fils téléphage, ou des élucubrations tolkieniennes de son adolescente de fille.

    Cette exclusion volontaire est le résultat d’un long processus mental, d’une crise existentielle qui ne fait que débuter, d’un dégoût progressif d’une vie sans joie, où le moindre geste était régi par un perfectionnisme effréné, où toujours il fallait prouver (à soi et aux autres) ses compétences : « Pendant des décennies, j’ai pataugé dans cette mare d’application (…) J’ai respiré de l’application et, peu à peu, j’ai perdu la vie. » Ainsi, pour faire contrepoids, Doppler a décidé de ne plus rien faire… ou presque ; de se prélasser sous sa tente ou près d’un feu de camp, de rêvasser ou de penser à son père, mort quelques mois plus tôt, se contentant de vivre de rapines, du troc ou de la chasse. Son élan et lui s’amusent comme des fous sous leur tente, mais il lui faut cependant se ravitailler de temps à autres – et malheureusement côtoyer brièvement quelques spécimens de l’espèce humaine. Et quand son épouse (qui est parfois venue lui rendre visite – Doppler est admirablement membré, il ne s’en cache pas !) lui annonce tout de go qu’elle est enceinte, lui pose un ultimatum, ou lui impose la garde partagée de Gregus, leur fils de quatre ans, comment va-t-il réagir ? Quand son ascétisme fera naître d’autres vocations, parviendra-t-il à échapper à ses pathétiques admirateurs ? Car en dépit de son entêtement et de tout ce qu’il peut affirmer sur sa détestation d’autrui, Doppler n’est pas un « méchant » ; ce serait presque tout le contraire... il se montre très attachant et s’attache lui-même aux autres, contre son gré. À l’instar de Jonathan Swift (“Je hais et je déteste cet animal qu'on appelle homme encore que je puisse aimer de tout mon coeur John, Peter, Thomas.»), c’est en groupe que Doppler déteste l’être humain.

     

    doppler1.jpgAu-delà du parcours singulier et atypique de Doppler, grand philosophe des temps modernes, sorte de Bouddha en quête d’un éveil improbable quittant la chaleur du foyer familial pour aller chercher ailleurs des questions et des réponses, et au-delà de la loufoquerie délibérée du récit, l’auteur expose en filigrane quelques maux qui frappent notre époque – consumérisme outrancier, accumulation de biens matériels, aveuglement des illusoires échappatoires qu’offrent la culture de masse et ses avatars - ou, tout simplement, la condition qui frappe l’humain en tant qu’être social.

    Au pragmatisme de son épouse, le narrateur oppose une logique qui n’appartient qu’à lui et quand la réalité cherche à le rattraper, il reste fidèle à lui-même, osant ce que jamais il n’aurait osé faire par le passé. Doppler est un personnage qui fait office de fou – au sens noble du terme : celui qui entend déciller les yeux du lecteur par sa posture extrême et sans compromis, et pourtant jamais morale, et dit tout haut ce que l’on n’ose même penser… Hormis ces salutaires réflexions que nous impose Doppler, le roman a le grand mérite de divertir le lecteur, page après page, de situations ubuesques en épisodes invraisemblables (quoique…), d’expériences malencontreuses en rebondissements inopinés. Erlend Loe a créé là une importante figure humanisante de la marge qu’on aura le bonheur de retrouver dans Volvo Trucks, paru il y a quelques mois.

     

    erlendloe.jpghttp://www.gaia-editions.com

     

    www.10-18.fr

     

     

    du même auteur :
    Autant en emporte la femme traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud - Gaïa, collection taille Unique 2005

    Maria & José (illustrations de Kim Hiorthøy) roman graphique traduit du norvégien par J-B. Coursaud - Gaïa 2005

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  • Le jeu de l’amour et des incertitudes

    Autant en emporte la femme d'Erlend Loe - traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud - Gaïa, collection taille Unique 2005 / Parution en poche : 10-18, mars 2008

    Le jeu de l’amour et des incertitudes
    De la difficulté de vivre à deux – de la difficulté d’être soi-même.

    2142328917.jpgPrésentation audacieuse pour ce deuxième roman du Norvégien Erlend Loe traduit en français, après Naïf (paru lui aussi en 10-18) : des entrées numérotées, signe, en surface, d’un parcours balisé, d’un récit maîtrisé et d’un enchaînement narratif connu d’avance – un ordonnancement chronologique qui est un leurre car le narrateur, dont les doutes et les hésitations, les anxiétés et les incertitudes presque maladives ne cessent d’imprégner le récit, fait plutôt penser à ces autistes qui ont un besoin vital de repères, de jalons répétitifs et rassurants pour avoir la sensation de posséder quelque contrôle sur une existence et un monde angoissants.
    Une personnalité sans relief, des désirs informulés (en apparence presque inexistants), le sentiment d’être en décalage, une platitude et une circonspection qui marquent sa crainte de s’impliquer plus avant dans ses rapports avec les autres : ce portrait au départ peu flatteur du protagoniste central, soudain livré aux assauts amoureux de Marianne, dont la fantaisie est contagieuse, évolue au fur et à mesure que la relation entre les deux jeunes gens se transforme et s’amplifie, au point de devenir essentielle. Ils ne peuvent bientôt plus se passer l’un de l’autre, en dépit des querelles et des sautes d’humeur, des lubies ou des blessures qu’ils s’infligent mutuellement. Car si la fantasque et très épicurienne Marianne n’est pas toujours commode, il est vrai, le jeune homme, avec sa cohorte de doutes et de questionnements qui frisent parfois l’absurdité, n’est pas plus facile à vivre. Les malentendus – pourtant sans gravité et donnant lieu à des scènes loufoques – abondent et le narrateur comprend qu’il n’est pas si simple de vivre à deux, d’autant que Marianne s’est très naturellement installée chez lui, sans qu’il l’y ait invitée…

    Et pourtant, ce qu’elle éprouve pour lui sera réciproque, il le veut : « la présence soudaine de Marianne entre ces murs était, en un sens, foncièrement ahurissante (…) Je fus saisi par une fâcheuse sensation de précarité. (…) Je me décidai à tomber raide dingue amoureux d’elle. Voilà. J’allais même commencer pas plus tard que le jour d’après. » Mais il ne suffit pas de le décider pour éprouver un sentiment… et le narrateur s’interroge sans répit sur ses actes et ses pensées, renâclant à se persuader de l’authenticité de son amour : « je pinaillais en permanence sur des choses totalement superflues au regard de ce grand amour que nous étions en train de construire. » Plus loin, alors que Marianne l’a quitté (pour quelques jours) après une dispute : « je reconnaissais que je m’illusionnais en croyant que je n’avais pas besoin d’elle (…) j’étais surtout inquiet de ne pas pouvoir identifier ce que j’éprouvais comme étant du sentiment amoureux (…) Or juste avant de m’endormir, je me suggestionnais qu’il s’agissait néanmoins de sentiment amoureux.» On verra dans ce passage torturé l’illustration même des troubles existentiels du narrateur ; bientôt, il perd son travail et Marianne lui propose de partir en voyage – un périple spécial, unique et sans précédent : « des vacances durant lesquelles tout ne sera qu’expériences (…) et la voilà repartie à ressasser qu’il vaut mieux être en voyage qu’arriver à destination… » L’errance ferroviaire qui va suivre est tout aussi originale et imprévisible que les liens qui se font et se défont entre les deux personnages, et l’on se prend à s’imaginer être à leur place, entre insouciance et gravité, légèreté et grands sentiments, même si c’est Marianne qui mène le jeu dans lequel son amoureux se laisse emporter, opposant une résistance boudeuse peu efficace.

    Cette histoire d’amour à la fois familière et atypique, piquante et singulière du premier au trois centième épisode, forme un roman pittoresque, ponctué d’événements ou de conversations cocasses qui oscillent entre absurde et idiosyncrasies - grâce aussi à quelques personnages secondaires gentiment ridicules ou farfelus (dont Nidar-Bergene, amie de Marianne et adepte de la thérapie par le cristal…). Mais au-delà de l’humour omniprésent (renforcé par la naïveté - toute relative - du narrateur, Autant en emporte la femme appartient à ce nouveau genre littéraire nommé le «naïvisme»), c’est à une quête identitaire que nous convie Erlend Loe, à travers le portrait ce personnage qui ne cesse d’avancer, en dépit de ses incertitudes, dans sa connaissance de lui-même, remettant au goût du jour le célèbre précepte socratique…
    © B. Longre

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