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Critiques - Page 3

  • Le temps suspendu

    8h32.jpg8h32, de Stéphane Servant et Alice Sidoli
    Editions Où sont les enfants ? collection Chahu-Bohu.

    Le passage du temps est une notion assurément relative et les minutes qui s’écoulent ont une durée variable selon l’état d’esprit dans lequel on se trouve – un sentiment habilement rendu dans ce bel album, qui égrène de menus incidents se déroulant l’espace de 60 secondes x2, du point de vue d’un petit garçon. Depuis sa fenêtre, celui-ci cherche à chasser son ennui en observant ce qui se passe en bas, dans la rue – un monde en mouvement qu’il contemple, immobile : un éternuement, un avion qui passe, un taxi qui arrive, une fillette sur sa balançoire… « Pourquoi le monde était obligé de tourner si lentement » ? s’interroge-t-il soixante secondes plus tard… il décide alors de faire « tourner le monde » à sa façon, les yeux fermés, et de faire défiler dans sa tête la suite des incidents auxquels il vient d’assister…

    L’ennui du jeune narrateur prend corps à travers les moments figés par la photographe – tandis que même sans lui, le monde continue sa course, la vie ne s’arrête pas, ce qu’il découvre ensuite (quelques secondes plus tard, en réalité…).

    Avec sérénité et espièglerie (amplifiée par une mise en page originale qui ose découper les images, y superposer des chiffres – censés nous rappeler que les aiguilles tournent… – y ajouter des lignes droites – lignes de fuite ou fuite du temps ?), les photographies captent le rythme de ces instants fluctuants, leur lenteur, leur simultanéité, leur accélération (des scènes dans le flou où l’objectif semble balayer le décor en un seul mouvement)… Un livre pour réfléchir aux liens étroits qui se nouent entre espace et temps, entre temps vécu, rêvé, subi ou maîtrisé, par le biais d’une histoire du quotidien, pourtant poétique, qui témoigne d’une belle créativité narrative et graphique.

    (B. Longre)

    http://ousontlesenfants.hautetfort.com

    http://mondalice.canalblog.com/

    http://stephaneservant.20six.fr/

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  • Cruelles amours

    mats.jpgNatural woman de Rieko Matsuura, traduit du Japonais par Karine Chesneau, Philippe Picquier.

     

    Yôko remonte le temps et se souvient avec lucidité de ses amours passées : à contre-courant donc, trois liaisons sont racontées, décortiquées, analysées ; des aventures singulières, non pas tant parce que Yôko aime les femmes, mais surtout par leur caractère sadomasochiste avoué, en particulier avec Hanayo qui, comme la narratrice, est dessinatrice de mangas et avec laquelle elle entretient des rapports amoureux et érotiques hors-normes, passionnés et destructeurs. Cette première expérience de l'amour semble alors dicter à Yôko son comportement avec ses autres partenaires.
    Dans une langue crue et limpide, l'auteur fait évoluer une jeune femme libérée (nulle référence à la famille ou à des traditions surannées) dont l'indépendance n'est en réalité qu'une façade, tant elle est soumise à ses désirs charnels et à la complexité de ses rapports avec ses amies. Ses relations avec Yukiko, sa dernière amante en date, ressemblent à s'y méprendre à celles qu'elle entretenait avec Hanayo, excepté que tout sentiment en est ici absent. Seule Yuriko la trouble véritablement : si pure et inaccessible que Yôko refuse de penser à elle comme à une éventuelle compagne de jeux érotiques. En dépit du nombrilisme omniprésent et de l'incapacité de la protagoniste à trouver une voie vers une relation amoureuse stable, on se prend au jeu, à suivre les méandres du cœur et du corps de Yôko et ses souvenirs agrémentés de nombreux détails élevés au rang de symboles. Soit, l'auteur se démarque surtout par l'aspect provocateur des thèmes qu'elle aborde, mais on admire la vivacité de sa réflexion sur la souffrance et la cruauté que l'amour est susceptible engendrer.

    (B. Longre)

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Epopée au féminin.

    foretelling2.jpgThe Foretelling / la Prédiction d’Alice Hoffman
    Traduit de l’anglais par Catherine Gibert
    Egmont / Gallimard Jeunesse, Scripto

    Dans une langue à la fois âpre et littérale, pourtant nimbée de poésie et ponctuée de passages qui résonnent comme d’anciennes litanies, La prédiction met en scène un peuple nomade de femmes guerrières du Prénéolithique, qui n’est pas sans rappeler, par leur farouche indépendance et leur méfiance haineuse envers le genre masculin, celui qu’a recréé David Haziot dans Elles – roman épique évoquant la chute du matriarcat et le long apprentissage du vivre-ensemble (Autrement Littératures).

    L’héroïne est ici une jeune fille, Rain ( « Pluie », tout simplement, dans la traduction française), rejetée par sa mère, la reine, depuis l’enfance. Mais d’autres membres de la tribu ont pris soin d’elle, des femmes maternelles ou versées dans le maniement des armes ; surtout, la jeune fille a pu apprendre à monter à cheval, l’unique moyen de combattre et de vaincre les tribus masculines et barbares dont les incursions sont récurrentes sur le territoire des femmes.
    Mais Rain, devenue habile cavalière, se sent différente de ses compagnes et sa quête identitaire traverse ce magnifique récit à la première personne ; son esprit s'absorbe dans d'insolubles questions qu'elle résoudra peu à peu : sa mère, si froide et distante, la destine-t-elle à devenir reine à son tour ? Veut-elle vraiment de cette fonction ? Comment ne pas faiblir à la bataille, quand l’odeur du sang lui répugne ? La pitié qu’elle éprouve parfois, un sentiment pourtant banni par son peuple, est-elle une tare ? Et que penser de cette prophétie que lui révèle la prêtresse et de ce cheval noir dont elle rêve chaque nuit ?

    foretelling3.jpgÀ la recherche de sa vraie nature, confrontée à des choix douloureux, elle découvrira qu’il est possible de vivre autrement, que d’autres désirs l’attendent, qu’il n’est pas toujours nécessaire d’avoir recours aux armes pour se défendre ou conquérir sa liberté, et que l’on peut parfois faire confiance à certains hommes – en qui ses sœurs amazones ne voient que des étalons dont la semence leur permettra d’engendrer d’autres filles… mais surtout pas de garçons, sacrifiés à la naissance ou confiés à d’autres tribus.

    Récit abrupt et sauvage, à l’image de l’univers hostile mais hautement vraisemblable réinventé par Alice Hoffman, La Prédiction est une aventure palpitante, une fable dont la morale est transposable à toute époque, mais aussi un roman d’apprentissage qui emprunte d’inattendus chemins de traverse et dont on sort bouleversé. Impossible de s’extraire du récit de Rain, qui happe le lecteur dès les premières lignes. Il est des romans publiés dans des collections «jeunesse » ou « ado » qui transcendent habilement les étiquettes et La prédiction en fait indubitablement partie.

    (B. Longre)

    http://www.egmont.co.uk/

    http://www.alicehoffman.com/index.html

    http://www.gallimard-jeunesse.fr/

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  • Mondes imaginaires

    gestin.jpgLes éditions Au Bord des Continents publient de beaux livres qui ouvrent sur des univers singuliers. J'ai sous les yeux trois de ces ouvrages traitant de créatures issues de divers folklores, qui continuent de nourrir l'imagination et de susciter l'engouement de certains auteurs (sans parler des lecteurs). Je ne crois pas (plus ?) aux fées mais, le temps d'un livre, on peut accepter de se laisser entraîner dans ces mondes qui savent parfois se faire poétiques.

    Ainsi, on retrouve quelques fées dans un livre de Sandrine Gestin, le tome 2 de Rêveries de fées, composé de textes en vers très simples, auxquels on préfèrera les illustrations représentants les "petites sœurs perdues" de la narratrice, du moins certaines : car si les réalisations à l'huile tendent à imiter en partie, dans les pauses adoptées, certaines toiles préraphaélites, elles n'en sont que les pâles copies un peu kitsch ; en revanche, les crayonnés et autres esquisses, auxquels se mêlent de légères taches d'encre et des entrelacs celtiques aux teintes passées, dévoilent des aspects plus sombres et inquiétants (souvent, les motifs sont seulement suggérés - un profil, le détail d'un œil, etc.) et l'ouvrage aurait peut-être gagné à s'en contenter.

    croquis.jpg

    Les deux autres livres, des grands formats, sont signés Jean-Baptiste Monge, l'un des illustrateurs phares de la maison. Le tome 2 d’un Carnet de Croquis, Archives de féérie propose des dizaines d’ébauches choisies par l’illustrateur, qui dit du croquis qu’il est « beaucoup plus libre, instinctif et ludique » que le dessin achevé et colorisé. Des crayonnés de lutins, gobelins, fées parées de bijoux ou guerrières (appartenant davantage au domaine de la fantasy) se succèdent et évoquent les multiples recherches nécessaires à la réalisation d’un travail très réussi d'un point de vue technique.

    celticf.jpg

    Le second du même illustrateur, Celtic Faeries, comporte à la fois des croquis, mais aussi des travaux achevés, accompagnés de textes et de nombreuses citations, dont des extraits du célèbre Secret Commonwealth of Elves, Fauns and Fairies du révérend Robert Kirk. Avec une importante bibliographie en annexe et un index des dizaines de créatures présentes dans l’ouvrage (de la Fée Clochette à Puck en passant par les fameux changelings), le tout forme une encyclopédie non exhaustive des mondes féériques, qui se compulse et/ou se feuillette fort agréablement.

    http://www.au-bord-des-continents.com/

     

    http://www.jbmonge.com/

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  • Un « mieux vivre ensemble »

    La transformation de l'intimité d'Anthony Giddens
    Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes
    traduit de l'anglais par Jean Mouchard
    Le Rouergue / Chambon, 2004 - Hachette Littératures, Pluriel, 2006

    Esquisse d'une carte de l’intime : de l'inéluctable disparition du patriarcat phallocentrique à l'émergence d'une relation pure, débarrassée de toute binarité.

    giddens4.jpgÀ une époque où certaines publications profondément pernicieuses racontent tout et n'importe quoi et font du neuf avec du vieux (en véhiculant les perpétuels schémas sclérosés d'un patriarcat hétérosexuel confortable et d'un différentialisme rétrograde, en prétendant dévoiler les prétendues "énigmes" de la binarité masculin/féminin), l'ouvrage du sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à Cambridge, mérite d'être présenté, ne serait-ce que parce qu'il ouvre des champs de réflexion (dont on n'entend pas suffisamment parler en France) et qu'il s'inscrit dans un mouvement sociologique qui prône réciprocité et égalité entre les individus, quel que soit leur sexe biologique, leur genre ou leur orientation sexuelle. Giddens, rationaliste et visionnaire, classique et post-moderniste, réconcilie les contraires.

    Les analyses (synchroniques et diachroniques) de l'auteur vont bien au-delà de la simple dénonciation des intolérables disparités qui subsistent dans nos sociétés occidentales, et l'angle de vue pour lequel il opte dépasse l'impuissance du constat. Chacun sait qu’en apparence, peu de choses ont changé, il n'en demeure pas moins que des évolutions sociales profondes ont vu le jour ; que l'on assiste à une modification des rapports de force et des rapports tout court (amoureux et érotiques) au sein des couples qui se font et se défont, au rythme des désirs et/ou des sentiments. Si le statut des femmes dans la vie publique n’a pas évolué de manière significative, il en est autrement dans le domaine des rapports amoureux et des pratiques sexuelles ; ces dernières, tout particulièrement, se sont multipliées et diversifiées et on a vu naître, dans la deuxième moitié du XXe siècle, un phénomène égalitariste nouveau.

    Quand le phallus devient pénis

    Mais le sociologue se démarque d'autres chercheurs en insistant sur le rôle d’avant-garde joué par les femmes, sans qui ces transformations n'auraient vu le jour : "Aujourd’hui, pour la première fois dans l'histoire, les femmes revendiquent leur pleine et entière égalité avec les hommes." Une révolution générée par des femmes désirant s'émanciper, mais aussi par des minorités sexuelles en mal de reconnaissance ("l'émergence de l'homosexualité dans la sphère publique" a eu "des conséquences capitales sur la vie sexuelle en général.", et a permis l'éclosion de nouvelles libertés, la diversification de pratiques qui ne sont plus considérées comme des perversions - du moins par la majorité) ; si la sexualité de tous est aujourd'hui "affranchie des exigences de la reproduction", libérée des contraintes de la biologie et de la morale, c'est bien parce que des femmes ont combattu, entre autres, pour le droit à la contraception et à l'avortement et, dans la sphère privée, pour une répartition démocratique des rôles. Ces transformations entraînent nécessairement une redéfinition de la virilité et de la fonction du masculin et c'est ainsi que le phallus, en tant qu'objet symbolique, se voit dépossédé de ses prérogatives d'antan : "L'idée voulant que telle ou telle croyance et action conviennent à un homme et non à une femme, ou inversement, est inéluctablement vouée à disparaître au fur et à mesure que le phallus, si l'on me passe l'expression, se rétrécit en pénis."

    giddens3.jpgLa relation "pure"

    Anthony Giddens interroge la sexualité moderne en s'intéressant d'abord aux rapports entre les individus et aux liens entre sexualité et amour (se démarquant ainsi de la pensée foucaldienne, qui ignore le concept amoureux) : il ne cesse de développer, tout au long de ce passionnant ouvrage, l'idée d'un contrat intime négocié au quotidien, un pacte qu'il nomme "relation pure", rendu possible à la fois par la dissociation de la sexualité et de la procréation ("une séparation aujourd'hui entièrement achevée") et par la démocratisation des relations dans la sphère privée. L'assimilation amour / mariage / maternité / éternité n'est plus un carcan dans le cadre de cette relation pure, mais peut en découler, selon les désirs partagés des partenaires, et cette réciprocité transcende la binarité masculin / féminin. L'auteur revient en particulier sur les absurdes clichés qui font de la femme un être d'émotion et de l'homme un être d'action, qui associent la première au sentiment amoureux et l'autre au désir sexuel, en montrant que chaque individu, masculin ou féminin, a une vulnérabilité émotionnelle et des capacités pour agir. Tout n’est donc qu’affaire de culture et d’éducation… Une pensée qui rejoint celle d’Elisabeth Badinter ou les éclairantes analyses de Georges-Claude Guibert.

    Conscient du long chemin qui reste à parcourir pour que "l'amour convergent" s'enracine socialement (la démocratie "ne suffit pas en tant que telle"), tout en acceptant les entre-deux et les variantes, l'auteur ose aller plus loin encore en esquissant la silhouette d’un être humain idéal, proche de l'androgyne, dans une société transgénérique débarrassée de sa dualité, autre que biologique : "plus s'accroît égalité entre les deux sexes, plus les formes préexistantes de masculinité et de féminité ont des chances d'évoluer vers une sorte de modèle androgyne." – on remarquera que là encore, ce sont les femmes qui sont pionnières en la matière.

    L’interdépendance : une notion récurrente.

    Il reste que la démocratisation de la sphère intime n'influence pas nécessairement la sphère collective et les retombées dans les domaines politiques ou professionnels sont paradoxalement minimes : l'auteur fait montre d'un optimisme à toute épreuve et s'avance peut-être en décrivant l'interdépendance des deux domaines ; il insiste sur l'idée que l'émancipation individuelle, "dans le contexte des relations pures, est riche d'implication pour la pratique démocratique au sein de la communauté tout entière." Mais on peut se permettre d’en douter. Anthony Giddens étaye sa thèse d’une analogie inattendue entre les conflits internationaux et les conflits personnels et la façon dont ils se règlent (entre pression et oppression), montrant comment les négociations internationales pourraient prendre exemple sur ce qui se passe dans le champ individuel, quand les négociations sont menées sur des bases égalitaires, démocratiques et de respect mutuel… Tout ceci demeure pourtant un vœu pieux, mais i’interdépendance macrocosme/microcosme est l’un des thèmes de prédilection de ce chercheur pour qui l’homme est avant tout un être de culture : en passant d’un microcosme à un macrocosme, le sociologue démontre la flexibilité du phénomène démocratique.

    Une troisième voie...

    Anthony Giddens, ancien directeur de la London School of Economics, est célèbre pour l’influence politique qu’il a exercée sur Tony Blair, lui soufflant les principes de la «troisième voie» (the Third Way) si chère au New Labour (nouveau parti travailliste) ; en dépit des dérives sociales et politiques que ces théories ont fait naître en Grande-Bretagne, il demeure qu’avec cet ouvrage (où il n’est nullement question du premier ministre britannique), le sociologue élabore les bases d’une authentique « troisième voie » des liens amoureux et érotiques dans les sociétés occidentales, en insistant sur la résolution modérée et nuancée des conflits intimes et en reléguant loin derrière nous les vieilles querelles simplistes qu’impose une division dualiste des groupes d’individus : en s’opposant à la domination de l’un ou de l’autre de ces groupes (extrémistes de tous bords, que ce soient les hommes encore persuadés de leur supériorité « naturelle » ou les féministes essentialistes – pour qui l’hymne à la nature est le plus fort, prônant une séparation totale des sexes), il nous propose tout simplement d'apprendre à vivre en bonne intelligence.

    (Blandine Longre)

     

    Quand certains élèvent le débat, d'autres abusent de la crédulité ambiante en proposant de soi-disant "manuels" permettant de mieux vivre... Parmi les ouvrages que nous ne conseillons pas citons ceux-ci (dont les titres affligeants résument d'eux-mêmes leur ambition différentialiste et toute leur portée scientifique...) :
    Pourquoi les hommes n'écoutent jamais rien. Pourquoi les femmes ne savent pas lire les cartes routières (Allan et Barbara Pease) et, des mêmes, Pourquoi les hommes mentent. Pourquoi les femmes pleurent. Pourquoi les hommes se grattent l'oreille...et les femmes tournent leur alliance ? : Comment le langage du corps révèle vos émotions. Du même acabit : Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus de J. Gray.

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  • Dans un livre, tout est permis

    mammouth.jpgLes mammouths, les ogres, les extraterrestres et ma petite sœur d’Alex Cousseau, illustrations Nathalie Choux, Sarbacane, 2008

     

    Cet album en apparence inoffensif (si l’on se contente de se fier à la mine sympathique des personnages et au rose bonbon de la couverture) dissimule en réalité des questions retorses (mais essentielles) qui permettent à la fois de découvrir, à travers quelques décors fantaisistes, le parcours d’un jeune narrateur fort curieux et de s’interroger sur le livre en tant que création (et collaboration) : une mise en abîme que l’on trouve rarement dans cette catégorie littéraire.
    On y suit un enfant…(en fait, il s’agit d’un jeune mammouth, mais c’est tout comme) qui aime les choses « compliquées » et qui se demande, par exemple, s’il existe pour de bon – angoissante question… sans compter que la réponse de son père n’est pas si simple à appréhender : « Alors voilà. Nous ne sommes pas dans la vraie rue ni dans le vrai monde. Nous sommes dans un livre. Ça veut dire qu’il y a un monsieur qui écrit l’histoire, et une dame qui fait les dessins ». La fiction est un « autre monde », certes inventé, mais comme l’affirme très justement, avec un sens logique implacable, le petit mammouth (désormais assuré d’exister), c’est un monde palpable, qui se met à exister dès lors qu’il est créé : « Alors si ces moutons existent dans un livre qui existe, ces moutons existent et un point c’est tout ! »

    Le didactisme de cet album n’échappera à personne ; pourtant, dans le même temps, le traitement facétieux et les illustrations de Nathalie Choux, émaillées d’amusants détails, permettent de dépasser cet aspect purement fonctionnel et de savourer l’ouvrage comme il se doit ; un hommage à la création, qui affirme que dans un livre, tout est permis, que les auteurs s’inspirent du réel ou qu’ils déploient l’imagination la plus débridée.

     

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-sarbacane.com/

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  • AKUTAGAWA le conteur.

    aku.jpgLa Magicienne d’AKUTAGAWA Ryûnosuke, nouvelles traduites du Japonais par Elizabeth Suetsugu - Philippe Picquier

     

    Ce recueil de nouvelles plonge le lecteur dans un Japon attaché à ses valeurs ancestrales et, à la fois, très occidentalisé, trois des nouvelles appartenant au cycle dit "kaika mono" ("histoires du temps de la modernisation") : Les Poupées (1923), à travers l'histoire d'une famille bourgeoise désargentée forcée de se séparer de ses poupées traditionnelles, évoque le décalage douloureux entre modernité et système ancien, ainsi que les souffrances qui en résultent ; Un crime moderne (1918) et Un mari moderne (1919) présentent des personnages masculins qui tentent de concilier modernisme des idées (le mariage d'amour par exemple) et valeurs anciennes, sans forcément parvenir à un équilibre.

    Dans un autre registre, La Magicienne (1919) conte l'histoire d'amour teintée de tragique d'un jeune homme et de sa servante, tous deux aux prises avec une sorcière maléfique et puissante ; l'irruption du fantastique et de la magie dans un Tokyo moderne paraît familière au lecteur occidental qui ne peut s'empêcher de penser à Kafka ou Maupassant. Et l'auteur de souligner cette idée en disant : "Eh bien, à une pareille époque, dans un coin de cette grande cité, il s'est passé une étrange affaire, comme on peut en trouver dans les histoires de Poe ou les contes d'Hoffmann." La dernière nouvelle, Automne (1920), est mélancolique à souhait, tant par les évocations poétiques qu'elle renferme que par le sacrifice amoureux de Nobuko, jeune femme sensible et lettrée. Les allusions à la condition des femmes y sont subtiles mais non moins fortes pour l'époque. L'auteur, excepté dans le dernier texte, se met d'abord en scène, puis semble s'effacer derrière les récits des personnages (attachants en dépit ou à cause de leurs faiblesses), et dans un souci de vraisemblance, annonce ensuite qu'il retranscrit fidèlement les événements, tels qu'ils lui ont été racontés. Un procédé littéraire classique, mais efficace ; le déroulement des intrigues est solide, l'écriture fluide, de sorte que le suspense s'installe aisément. L'auteur, qui a donné son nom à l'un des prix littéraires les plus fameux dans son pays, est un formidable conteur, dont on peut aussi lire, entre autres, Rashômon et autres contes (Folio),

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Petit manuel de (sur)vie, de A à Z

    boya3.jpgJeux d'enfants de Jonathan Trigell
    (traduit de l'anglais par Isabelle Maillet)
    Gallimard, Série Noire

    En 26 épisodes, de A à Z, Jonathan Trigell fait le récit des tribulations du "garçon A", relâché après plusieurs années de prison. Enfermé depuis l'enfance pour un crime que nous devinons abominable, il ne connaît rien du monde extérieur et, comble de l'ironie, c'est la police qui veille sur lui après sa libération : pour lui éviter d'être reconnu par la presse à scandales et d'être livré à la vindicte populaire, on lui fournit une nouvelle identité, un logement et un travail de livreur. Le "garçon A" (ainsi désigné lors de son jugement, pour le distinguer de son complice, le "garçon B") s'appelle maintenant Jack, et fait ses premiers pas en tant que citoyen libre à l'âge de 24 ans, en sachant que la moindre erreur lui vaudra d'être emprisonné à nouveau.

    Jack est inévitablement déstabilisé mais sa réinsertion semble d'abord bien se dérouler. Tony, un éducateur qui l'a pris sous son aile alors que Jack n'était qu'un enfant, s'est installé non loin de son protégé et le rencontre régulièrement : l'amitié qu'ils partagent s'est muée en une relation père-fils gratifiante pour Tony et salvatrice pour Jack. Sur son lieu de travail, le jeune homme est confronté à des expériences toutes neuves : l'amitié (son coéquipier, Chris, l'adopte rapidement et les autres employés ne tardent pas à le considérer comme un des leurs) et l'amour (lui qui n'a jamais connu de femmes auparavant). Bien sûr, personne, excepté Tony, ne connaît son passé et son histoire singulière, et le poids du mensonge et de ses fautes devient insupportable.

    boya4.jpgLe récit de cette réinsertion peu commune (Jack ne perd jamais de vue que les tabloïds sont à sa recherche) est palpitante, et narré de telle façon que ce n'est que progressivement que le lecteur est mis au fait du crime commis par Jack lorsqu'il n'était qu'un enfant. Ainsi, un chapitre sur deux est dédié au passé troublé du protagoniste : l'enfance d'un petit garçon maltraité par ses pairs, délaissé par ses parents, l'implacable système judiciaire (Jack, à quelques mois près, aurait pu être jugé comme un enfant...), le cynisme des psychologues chargés de le suivre (et, accessoirement, de le faire avouer un crime auquel il ne comprend rien), les épreuves infligées par l’univers carcéral... Tout est recensé, exploré, examiné à la loupe, avec compassion, certes, mais surtout avec un réalisme qui ne s’embarrasse pas de réponses toutes faites.

    Jonathan Trigell montre comment une victime peut devenir un coupable et réciproquement, comment les enfants peuvent recourir à des jeux cruels pour tromper leurs souffrances, et comment un petit garçon a pu devenir un "monstre", une erreur de la nature, et ainsi détruire la vision idyllique que la société a créé de ce temps de l'innocence. En filigrane, l’auteur accuse une société plus prompte à punir qu'à comprendre, où il est plus aisé de pointer du doigt que pardonner ou de remonter à la source d'un crime.

    Ce premier roman mérite des encouragements pour l'intensité des sentiments qu'il renferme et la profondeur de la réflexion engagée ; de même, la construction narrative, qui laisse planer l'ambiguïté — on ne cessera de se demander si Jack est capable d'assumer sa nouvelle existence et le flottement identitaire qui lui a été imposé — est habile, et brosse un portrait sans complaisance d'un jeune homme que sa vaillance ne suffira peut-être pas à sauver.

    B. Longre

    Le nouveau roman de l'auteur, Cham, a paru en anglais en juillet dernier.

    www.serpentstail.com

    www.gallimard.fr

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  • D'un langage à l'autre

    writers3.jpgWriters, de Nancy Crampton - préface de Mark Strand - The Quantuck Lane Press

    Des années durant, Nancy Crampton a photographié des écrivains (anglophones pour la plupart) et cet ouvrage retrace quasi chronologiquement les étapes de ce parcours, mû par une détermination sans failles ; l’artiste, aujourd’hui photographe officielle du Unterberg Poetry Center de New York, a capté en noir et blanc la surface de visages plus ou moins connus (selon le degré de médiatisation de chaque auteur et sa volonté de s’effacer ou non derrière ses écrits...) Plus d’une centaine de clichés grand format recouvrent les pages de droite tandis qu'en regard, figurent quelques écrits soigneusement sélectionnés par la photographe (extraits d’essais, de conférences, d'entretiens ou de réflexions personnelles de l’auteur photographié), qui permettent de confronter (souvent indirectement) le textuel au visuel, de donner une « image » - justement – textuelle de chacun, laissant sur la page une trace linguistique leur appartenant en propre, contrairement à leur portrait.

    Panorama éclectique, certes, mais que sous-tendent les fils conducteurs entrelacés de l’écriture et de la lecture (d’images ou de mots). Impossible de s’étendre ici sur chaque portrait, de les décrire tous, mais derrière les façades de ces visages et de ces regards, pour la plupart fixant sans détours l’objectif, on lit nécessairement autre chose, une substance qui émane en partie de ce que l’on sait (ou devine parfois implicitement) de la profondeur de leur travail. Le sourire presque gêné de Nelson Algren (qui raconte que devenir écrivain fut pour lui presque accidentel), celui plus chaleureux de Paul Theroux (dont il faut retenir l’humilité des propos : «Je suis l’ombre. Ma fiction est la substance.») ; la grâce naturelle et très posée d’Alice Walker, le regard profond, questionneur, de Doris Lessing, celui plus pensif et détaché de Jumpha Lahiri ; ailleurs, on découvre un John Cheever plongé dans ses pensées, comme en train d’échafauder sa prochaine histoire, la tranquille assurance de James Baldwin (pour qui la littérature, acte politique, peut changer le monde). Ian McEwan, Chinua Achebe, Robert Lowell, Gunter Grass, Truman Capote (figé pour l'éternité trois mois avant sa mort), Maya Angelou, Margaret Atwood, Philip Roth… romanciers, poètes, dramaturges se succèdent et chacun de revenir sur ses débuts, la genèse de son travail, son expérience de l’acte d’écriture, le processus de création (qui souvent précède l’écriture, comme l’explique très simplement Edward Albee), quelques anecdotes ou encore sa vision du monde, ses influences littéraires, le regard porté sur la fiction en général.

    Les portraits révèlent de nouvelles facette d'artistes appartenant à plusieurs générations (Nancy Crampton photographie depuis le début des années 1970), à différentes cultures, mais pourtant tous liés par leur langage commun, le littéraire, un et multiple, comme en témoignent explicitement les deux photographies choisies pour ouvrir l'ouvrage (le profil d'Isaac Bashevis Singer dans l'acte d'écrire) et le clore (douze clichés rectangulaires d'un Studs Terkel dans le feu de l'action, en train de raconter une histoire que l'on ne peut qu'imaginer). Il émane de cette rétrospective plurielle un classicisme certain, une formalité (celle du cadre, de la prise de vue et du noir et blanc) qui rejoint un désir évident de canonisation et d'historicité, sans pour autant que l'artiste ne cède à la tentation de la sophistication ou de l'artifice - peu ou pas de "mise en scène" ici ou de préméditation (ou alors volontairement déguisée) de la part de Nancy Crampton : les portraits, en grande majorité, ont été réalisés dans l'environnement immédiat des écrivains et très rarement en studio ; le parti pris du in situ confère à l'ensemble une spontanéité paradoxale, de même qu'une sérénité générale qui inspire ces mots au poète Mark Strand : "Nous regardons peut-être un visage photographié mais ce que nous ressentons, c'est la présence attentive de Crampton."

    B. Longre

    The Quantuck Lane Press (maison d'édition - spécialisée dans les beaux livres, la photographie, les arts visuels et les arts su spectacle - créée en 2000 par James L. Mairs, longtemps directeur littéraire chez Norton.)

    http://www.quantucklanepress.com/

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  • Désenchantements

    Déconstructions de Henry Parland, Traduit du suédois (Finlande) par Elena Balzamo - Belfond

     

    « Un roman
    qui ne s’achève jamais
    car l’amour du héros
    est sans espoir
    et l’héroïne
    sans objectif. »
    (H. Parland, Influenza)

     

     

    Aucun ouvrage d’Henry Parland n’avait jamais été publié en français avant celui-ci, et pour cause : Déconstructions est son unique roman, une œuvre posthume qu’il n’aura pas eu le temps de retravailler comme il l’aurait souhaité, la scarlatine l’ayant emporté à l’âge de vingt-deux ans, en 1930. Un roman, ainsi que l’explique la traductrice dans sa préface, dont l’édition la plus fidèle n’est parue que l’an passé en Finlande, après des décennies de remaniements « plus ou moins fantaisistes ».

     

    hparland3.jpgOn pense aussitôt à Raymond Radiguet, qui fut son contemporain, et dont l’œuvre resta inachevée quand lui aussi mourut prématurément, laissant derrière lui des écrits de «jeunesse» portant toutefois les signes d’une indéniable maturité intellectuelle et émotionnelle. Un constat similaire s’applique à Henry Parland, jeune homme polyglotte (né en Russie, d’une mère allemande, élevé en Finlande puis étudiant au lycée suédois, avant de partir pour la Lituanie), admirateur, entre autres, de Proust. L’on trouve en effet dans Déconstructions une pensée déjà élaborée, une écriture incisive et aboutie, un échafaudage narratif original et une vision de l’existence et de l’amour peu commune. Déconstructions est avant tout l’histoire d’une relation amoureuse, d’une attirance mutuelle et du gouffre d’incompréhension qui sépare Henry (l’alter ego de l’auteur, à la fois Parland et un autre) d’Amy, la jeune femme qui l’obsède et l’agace, qui l’indiffère ou le séduit : un attachement paradoxal qui provoque en lui des émois singuliers et dont il se souvient, un an après la mort d’Amy.

     

    Justement, la disparition d’Amy (morte jeune, elle préfigure avec ironie le décès imminent de Parland alors qu’il s’attelait à ce roman) rend cette dernière plus inaccessible encore ; Henry, jeune homme oisif mais, nécessité oblige, impliqué dans des affaires financières plus ou moins fructueuses, décide alors d’explorer ses souvenirs et les photographies qui lui restent pour recréer l’image de cette femme charmante et fantasque, tour à tour enjouée et mélancolique ; en un mot, indéfinissable. La méthode qu’adopte Henry consiste à « démolir » systématiquement l’image que ceux qui l’ont connue ont construite a posteriori, afin de redécouvrir l’essence même de la jeune femme : « je voudrais te revoir telle que tu étais et non pas telle que les gens t’ont faite depuis. » Déconstruire pour mieux reconstruire, telle est l’intention et la devise du protagoniste, dont le monde émotionnel se révèle complexe, fascinant et pétri de contradictions ; du vivant de la jeune femme, il n’a cessé de la rejeter puis de revenir à elle sans plus pouvoir s’en détacher, de s’irriter de sa présence ou de ses larmes, allant jusqu’à faire montre, inconsciemment, d’une cynique indifférence frisant la cruauté.

     

    Henry est avant tout un être passif, un observateur peu porté à agir, préférant tourner des idées dans sa tête, examiner chaque détail d’une situation ou d’une posture, emberlificoter les événements et les impressions et les rendre peut-être plus confus qu’ils ne le sont, comme si les sentiments éprouvés (de la joie à la jalousie, de l’amour à l’écoeurement) ne faisaient en définitive qu’accentuer sa difficulté à sortir d’une espèce de paralysie morbide. « Elle te rend fou », l’avertit son ami Gunnar, qui lui conseille d’en finir avec Amy. Mais un an après sa mort, il croit la retrouver par le biais de ses réminiscences et des photos qu’il développe lui-même : « le tirage sur papier donne le sentiment d’assister à un miracle. » ; c’est ainsi qu’il parvient à lui redonner vie et texture : « il y a, dans ce processus, quelque chose de la résurrection des morts. » ; un dialogue s’instaure entre eux, léger et presque amusant, mais qui bien vite s’éteint. Le caractère éphémère et fuyant du souvenir et la qualité du papier photographique rendraient-ils impossible toute reconstruction authentique ? Amy, en dépit des efforts littéraires de son ancien amoureux, serait-elle définitivement perdue ? Et surtout, ce qu’ils ont partagé était-il vraiment de l’amour, ou bien seulement la rencontre fortuite de deux solitudes qui ne se seraient jamais vraiment connues, une illusion romantique « douteuse » ? La perception du monde selon Henry Parland ne manque pas d’ironie, et le ton désabusé qu’il adopte (une façade ?) le sauve en partie d’une désespérance qui aurait pu l’attirer vers le nihilisme.

     

    On admire ici le modernisme de la construction et de la mise en abyme (Henry Parland, auteur, mettant en scène un personnage, Henry, écrivant un roman intitulé Déconstructions), le rythme narratif singulier, en apparence chaotique, les allées et venues entre le temps où Amy était encore en vie et le temps de l’écriture, le jeune Henry composant son roman en gardant à portée de main la photo qu’il a développée et qui se ternit au fil des heures, atténuant en définitive l’intérêt qu’Henry portait à cette femme. Car l’existence a ici un goût de défaite, comme si tout était joué avant même d’avoir été vécu et le désespoir lucide et détaché de ce jeune homme touche au vif, quand bien même ce désenchantement ne nierait pas les élans du cœur.

    La même attitude se dégage de la plupart de ses poèmes (un petit volume, Grimaces, traduit par Jacques Outin est inséré au roman) si plaisants à lire et qui dévoilent lumineusement les paradoxes irréconciliables qui hantaient l’auteur, à qui on laisse le mot de la fin :

     

    " Lorsque je pense à toi
    C’est sur une ligne droite
    Dont une extrémité
    Brûle en enfer
    Et l’autre
    Serpente, blanche flamme, vers le ciel,
    Mais son centre
    N’est que cendre de glace
    ."

     

    (B. Longre)

    http://www.belfond.fr/

     

     

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  • Naturalisme nippon

    kafu.jpgLe bambou nain de Kafû, roman traduit du Japonais par C. Cadou, Philippe Picquier (Titre original : Okame Zasa, 1918)

     

    Nagai Kafû, (mieux connu sous son prénom, Kafû), fortement influencé par les auteurs français (Zola, Maupassant ...) comme un grand nombre de ses compatriotes écrivains du début du XXe, est l'un des fondateurs du naturalisme à la japonaise. Dans ce roman, son expérience libertine lui sert de support pour décrire le monde des maisons de thé, des geishas, des artistes et des marchands d'art. On y suit avec amusement les pérégrinations d'un mauvais peintre, Uzaki Kyoseki, intendant subalterne et obséquieux d'un grand peintre, Uchiyama Kaiseki, et du fils de ce dernier, Kan, un garçon oisif, fauché et débauché. Entraîné malgré lui par ce fils de bonne famille, Uzaki tente en vain de le remettre sur le droit chemin, tout en tombant lui-même dans les bras des geishas et dans les pièges d'une vie de plaisirs.
    Satirique et rocambolesque, ce récit est aussi destiné à illustrer le déclin d'une époque : la beauté et les talents des geishas ne sont plus qu'un mythe et les descriptions des maisons de thé sont souvent sordides. Complétant le portrait de personnages libertins, une nouvelle bourgeoisie arriviste s'impose, dont la façade conventionnelle dissimule mal les scandales financiers ou sexuels. Aucun des personnages ne sort indemne ou ennobli de ce roman au dénouement tragi-comique.

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Partira ? Partira pas ?

    candelaria_double.jpgCandelaria ne viendra pas de Mercedes Deambrosis, vu par Marko Velk, éditions du Chemin de fer, 2008

     

    Un mari qui l’humilie avec une cruauté désormais inscrite dans la banalité du quotidien, des enfants égoïstes qui la méprisent ouvertement, une vieille mère capricieuse : voilà à quoi se résume l’existence d’une mère de famille madrilène au tempérament peu affirmé – en témoignent quelques scènes pathétiques lors desquelles on la voit trembler face à son époux grotesque et autoritaire ou s’attendrir devant son petit dernier tout aussi tyrannique que son père. Mais il suffit parfois d’un événement en surface anodin pour que tout soit bouleversé – ou presque. Ce jour-là, « jour sacré », la femme de ménage (« la fille », ainsi que tous la surnomment) appelle pour dire qu’elle ne viendra pas. Confrontée à cette nouvelle donne qui vient rompre le train-train, la protagoniste voit son point de vue se modifier de façon d’abord imperceptible et, sans le décider vraiment, se met à penser à elle.

     

    Elle s’accordera une journée. Une journée… ou peut-être davantage. Le dénouement en suspens va de pair avec la subtilité du texte, qui refuse de tout dévoiler. Les différentes phases par lesquelles passe cette femme en mutation sont mises en valeur à travers les portraits vaporeux de Marko Velk, qui s’intercalent au texte : un visage sombre et tourmenté, aux traits indistincts, fluctuants d'une image à l'autre, montrant une femme en quête d’une autre vie qu’elle-même semble être bien en peine de définir. Ce récit aux apparences trompeuses va au-delà du drame petit bourgeois tragi-comique du départ, avant de basculer (et le lecteur avec) dans un univers incertain, où les règles volent en éclats… à l’image de la liberté à laquelle notre héroïne aspire.

     

    (B. Longre)

     

    http://www.chemindefer.org/

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  • Ce que je lis...

    incardona.jpgHormis quelques manuscrits en cours de lecture, je tâche d'avancer (lentement, il faut l'avouer) dans des ouvrages pour la plupart bien entamés ou sur le point d'être achevés (soyons optimiste...). Voici donc, très vite et en vrac...

    Remington, roman de Joseph Incardona (Fayard noir), dont j'aime beaucoup le ton désenchanté, et dont le titre fait référence à l'outil de travail du narrateur...

    Plus sombre encore, dans une autre collection "noire" : Vendeur de cauchemars d'André Benchetrit (DoAdo... noir, Le Rouergue), qui oscille entre réalité et fantastique.

    Dans un tout autre genre, j'apprécie le style fluide et la narration déstructurée de Fenêtre sur l'abîme de Sumana Sinha, qui signe là son premier roman (Editions de la différence). Myriam présente l'auteure ici .

    Du côté des essais, hormis celui-ci, je me suis intéressée à un ouvrage que les éditions Métailié remettent en vente : Signes d'identité, Tatouages, Piercings et autres marques corporelles de David Le Breton, dans la collection Traversées - l'occasion de me plonger dans une étude passionnante, où l'auteur analyse et commente, sans porter aucun jugement moral (ce qui, entre nous, change un peu).

    krav.jpgDe même, un autre ouvrage mérite un (large) détour : Portraits du jour de Marc Kravetz (Editions du Sonneur), dans lequel l'auteur a posé par écrit 150 de ses chroniques radiophoniques pour France-Culture. Pour faire le tour du monde (plusieurs fois de suite) en restant chez soi et profiter de l'érudition d'un grand reporter.

     

    Justeunefinweb-medium;brt:39.jpgJe ne me risque pas à énumérer les nombreux albums jeunesse lus ces temps, ni même les ouvrages en souffrance ou qui attendent d'être chroniqués, néanmoins, je recommande un livre important, dont je parlerai prochainement : un récit publié aux éditions L'escampette et signé Jacqueline Merville (l'auteure, entre autres, de Black Sunday), Juste une fin du monde, véritable "traversée de l'insensé", presque irracontable - alors qu'il faut bien trouver les mots pour en parler.

     

    49.jpgPour finir, je découvre aussi peu à peu les derniers numéros de la revue Lecture Jeune, qui traite de la lecture chez les adolescents et que publie l'association Lecture Jeunesse.
    Parmi eux, un numéro consacré au monde virtuel(n° 126, juin 2008), qui propose une réflexion sur la place des blogs dans le quotidien des jeunes, sur l'impact des pratiques virtuelles sur les adolescents, confrontés (comme nous tous, mais peut-être davantage encore) à une nouvelle forme de socialisation.

    Le tout dernier numéro (127) se penche sur le travail de l'auteure Valérie Dayre et propose toujours de nombreuses notes de lecture, portant sur des romans dont certains ont été évoqués sur ce blog.
    (On peut lire quelques articles en ligne une fois les revues archivées sur le site).

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  • "Délices diaboliques des plaisirs de la chair"

    edo.jpgLa Proie et l’ombre (Inju, la bête dans l’ombre), suivi de Le test Psychologique (nouvelle) d’EDOGAWA Ranpo, traduit du Japonais par Jean-Christian Bouvier - Philippe Picquier
    La chambre rouge d’EDOGAWA Ranpo, nouvelles traduites du Japonais par Jean-Christian Bouvier - Philippe Picquier

     

    La sortie en salles (le 3 septembre dernier) du film de Barbet Schroeder est l’occasion pour les éditions Picquier de rééditer un roman japonais célèbre, La Proie et l’ombre (rebaptisé Inju, la bête dans l’ombre), qui a inspiré l’adaptation cinématographique. Inju est signé Hirai Târo (1894-1965), plus connu sous son pseudonyme, Edogawa Ranpo (la transposition phonétique en japonais d'Edgar Allan Poe, pour qui l’auteur avait beaucoup d’admiration), qui est au Japon ce que W.W. Collins est à l'Angleterre ou ce que Gaston Leroux est à la France : l’un des fondateurs du roman policier d'investigation, teinté de fantastique ; un genre populaire, certes souvent dénigré par la critique, mais parfois susceptible de dépasser le simple stade du divertissement pour atteindre des profondeurs psychologiques insoupçonnées, même par le plus attentif des lecteurs. C'est le cas de ce court roman policier dans lequel l'auteur et le narrateur, lui-même auteur de romans policier, semblent ne faire qu’un… Le second s'improvise détective pour les longs cils de Shizuko Oyamada, que son ancien amant ne cesse de harceler par le biais de lettres cruelles, menaçant de tuer son mari – à qui elle n'a jamais confié son erreur de jeunesse.

    L'enquête qui suit est caractérisée par une atmosphère de plus en plus étouffante et par la finesse de l'analyse psychologique ; peu à peu, ce qui s’apparentait à un simple jeu (pour le lecteur comme pour l’enquêteur) et à une investigation classique se révèle être un abîme vertigineux, les hypothèses ne cessant de se succéder dans l'esprit du narrateur ; celui-ci, envoûté par l'implicite soumission sexuelle de sa cliente, plonge alors "dans les délices diaboliques des plaisirs de la chair". Dans son enquête, il se révèle plutôt fin limier, mais ne se départit jamais de son regard d’esthète, et réagit souvent à la manière d’un écrivain, de sorte que la frontière entre monde réel et univers fictionnel n'est jamais nette. Sans révéler la chute de cette aventure, on peut en tout cas dire qu’elle se termine davantage comme un roman tout court que comme un policier... À lire sans faute, le court récit sarcastique (Le test Psychologique) qui complète l'ouvrage et témoigne de l'intérêt de l'auteur pour la psychologie.

    edo2.jpgEdogawa Ranpo est aussi l’auteur de La Chambre rouge, un recueil de nouvelles fantastiques rondement ficelées et élégamment menées. Dans quatre d'entre elles, l'intrigue s'élabore autour d'une supercherie qui mise autant sur la psychologie des personnages que sur celle du lecteur. En dépit de l'atmosphère sinistrement pesante qui imprègne tout le recueil, l'aspect "farce" prédomine, chaque dénouement rendant la tragédie caduque. Seul La Chenille, texte fascinant qui narre l'atroce existence d'une créature difforme, mutilée, en proie aux pulsions libidineuses et sadiques d'une épouse « dévouée », se doit d'être placé à part : un classique du ero-guro, genre mêlant érotisme, grotesque et horreur, en particulier dans les descriptions de la "toupie de chair", ou de l’ "énorme chenille jaune" qu'est devenu l'ancien soldat. Dans les autres textes, les personnages présentent eux aussi des mutilations, physiques et/ou métaphoriques frappantes : misanthropes frappés par des maladies mentales peut-être imaginaires, comme dans Deux vies cachées, affublés d'un physique repoussant (La chaise humaine), ou encore accablés par la pauvreté, comme dans La pièce de deux sens (publiée en 1923 et considérée comme LA première nouvelle policière des lettres japonaises.)

    Sous leur charme en apparence désuet, ces quelques textes ancrés dans un Japon déjà moderne témoignent de la virtuosité d’une œuvre qui reste à découvrir, seuls quelques titres étant disponibles en français (sur un total d’une quarantaine de nouvelles et d’une trentaine de romans…).

     

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

    www.inju-lefilm.com

     

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  • Tour d’horizon

    tgornet3.jpgDe nombreuses lectures achevées et peu de temps pour en parler ces jours… Je tiens néanmoins à en dire quelques mots.

     

    Du côté des romans, j’ai lu Je n’ai plus 10 ans (Neuf de l’Ecole des loisirs), de Thomas Gornet, dont j’aime beaucoup le ton et le style minimaliste – entre naïveté et sagacité. Dans ce récit en apparence paisible, ancré dans le quotidien, la parole candide, souvent littérale, du jeune narrateur est constamment en décalage avec les tensions ténues qui affleurent ; sa grande solitude face au monde adulte (qui rejette, parfois par déni, parfois en pensant agir pour son bien, les amorces de dialogue que le garçon tente de mettre en place) est palpable tout au long du roman, tout comme son désarroi. On pourra lire sur Sitartmag l’article que Madeline Roth consacre à ce roman destiné à un large lectorat.

     

    http://thomasgornet.blogspot.com/

     

    http://www.ecoledesmax.com/portail/

     

     

    amoureuxgrave.jpgAmoureux grave d’Élisabeth Brami et de Philippe Lopparelli (T. Magnier, collection Photoroman) met en scène, avec une grande finesse, une autre solitude : celle d’un jeune homme, le temps d’un week-end – une solitude soudain troublée par l’arrivée d’e-mails dont l’expéditeur reste anonyme. Paul est un personnage très vraisemblable, construit avec soin, et l’on se sent proche de lui dès les premières pages ; il souffre d’être « la honte de la famille » parce que littéraire dans une famille de scientifiques, de devoir cacher ses angoisses à sa mère envahissante et de supporter des pulsions, pourtant fort naturelles, qui le mettent mal à l’aise. À travers l'étrange dialogue qui s’instaure via l’écran, Paul retrouve un semblant d’espoir – ou du moins de quoi avancer, temporairement. La manière dont Élisabeth Brami a su intégrer les photographies de Philippe Lopparelli au cœur même du récit est très habile et permet de souligner davantage encore leur présence. J’invite à lire le point de vue de Joannic Arnoi, plus élaboré que le mien.

     

    Dans la même collection, on peut lire Les Giètes de Fabrice Vigne (qui se « réjouissait » ici de ce que certains « critiques » avaient pu en dire…), avec des photos d’Anne Rehbinder, ou encore Derrière le rideau de pluie de Guillaume Le Touze, photographies Michel Séméniako.

     

    atlantis.jpgDans un tout autre genre, j’ai lu le premier tome de la série Atlantis, L’Héritière, écrit à quatre mains par Christine et Madeleine Féret-Fleury (Hachette romans). L’écriture est d’une grande précision et l’histoire de la jeune Adel, qui s’enfuit de l’orphelinat où elle est maltraitée, est bien menée, ponctuée de multiples références à la littérature d’aventure, entre autres à Jules Verne. On apprécie le suspense, toujours ménagé, et la narration alternée –  le parcours d’Adèle, entre deux mondes (le réel et un univers parallèle qui intrigue d'emblée), et la quête d’un inconnu prêt à tout pour mettre la main sur la fillette. Des énigmes, de multiples rebondissements, beaucoup d'inventivité, et une héroïne dont la naïveté première n'amenuise en rien ses côtés batailleurs.

    On peut lire un extrait en ligne.

     

     

    hof.jpgQuant à Une petite chance, de Marjolijn Hof (traduit du néerlandais par Emmanuèle Sandron, Seuil jeunesse, collection Chapitre), cela faisait un moment que je souhaitais en parler. Un roman à la fois grave et léger, très audacieux dans son propos. On y découvre une petite fille aux prises avec des angoisses qu’elle tente d’apaiser en échafaudant des stratégies déroutantes, qui témoignent pourtant d’un sens logique étonnant. Une façon comme une autre de conjurer la mort possible de son père médecin, porté disparu. D’aucuns verront là une morbidité qui ne devrait pas avoir sa place en en littérature jeunesse… Est-il utile de répéter que la mort et son lot d’angoisses sont communs à tous ? Rien de malsain, en tout cas, dans ce court roman dont la justesse de ton est fort appréciable, car au-delà de la « thématique », l’auteure a donné vie à un personnage complexe, loin de tout stéréotype, que l’on découvre intimement à travers de nombreux dialogues bien menés et de menues anecdotes d’un quotidien qui se voit soudain bouleversé. 

     

     

    jturin.jpgJustement, j’ai sous les yeux un ouvrage qui a retenu mon attention : Ces livres qui font grandir les enfants, de Joëlle Turin (Didier jeunesse, collection Passeurs d’histoires). L’auteure développe nombre d’analyses pointues à partir d’un matériau d’une grande richesse : l’album jeunesse. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, il n’est nullement question d’ouvrages didactiques ou formatés, mais de livres qui « ne s’embarrassent pas d’intentions pédagogiques explicites, de principes éducatifs affirmés et trop évidents, de propos lénifiants censés protéger le jeune lecteur de tout traumatisme. » Des albums dont les niveaux de lecture multiples font qu’ils sont pétris d’implicite : tout en donnant du plaisir au lecteur (enfant ou plus grand…), ils sont susceptibles de susciter nombre d’émotions et de questionnements, en lien direct avec le quotidien, mais aussi de participer au développement de la vie psychique et de l’imaginaire de chacun. L’auteure a choisi quelques grands thèmes (le jeu, les peurs, les « grandes questions » - la vie, la mort, les origines - les relations avec autrui, les chagrins) autour desquels elle bâtit ses analyses, toujours à l’aune d’albums représentatifs et tous différents les uns des autres (de Claude Ponti à Anaïs Vaugelade, en passant par Beatrix Potter ou Quentin Blake), nécessairement singuliers, sans jamais instrumentaliser son objet d’étude : les livres, écrit-elle entre autres, ne sont pas « des outils thérapeutiques », mais des « œuvres artistiques ». Et on lui en sait gré.

     

     

    annees70.jpgÀ propos d’album, et pour finir en beauté, un grand format que je recommande tout particulièrement : le dernier-né de Claudine Desmarteau, Mes années 70 (Panama), qui donne sacrément envie de (re)descendre dans la rue, de clamer « peace and love » ou d’écouter du Janis Joplin… L’impertinence salutaire et l’humour vivifiant de ce revival se goûtent sans modération et l’auteure, qui parle d’expérience, a l’habileté de mêler souvenirs personnels (sa garde-robe, ses lectures, ses goûts et ses activités, etc.) et thèmes plus vastes (libération de la femme, interdits et progrès sociaux, mode et musique, politique, etc.) ; une façon d’offrir une fresque variée, entre documentaire très subjectif et album de famille, qui met en avant la culture, au sens large du terme, caractéristique de l’époque. La drôlerie de l’ensemble permet de toucher un vaste lectorat - certains pourront revivre leur enfance en partie, d’autres (plus jeunes), n’en reviendront pas de découvrir qu’il est possible de survivre sans mangas ni mp3, affublés de sous-pulls synthétiques et entourés d’affreux papiers peints orange… c’est à eux que l’album, (où l’auteure ne craint pas de représenter des corps nus ou des hippies le joint au bec) s’adresse avant tout (« Quand j’avais ton âge, c’était les années 70 »).

     

    http://www.desmarteau.fr/index.html

     

     

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  • De la critique

    22520100961460M.gifLa lecture de cette 4e de couv. et du sommaire me donne envie d'aller jeter un oeil à cet ouvrage. La critique comme activité subjective, forcément, même s'il faut parfois faire taire sa subjectivité et aborder les textes avec un certain détachement - un pré-requis, à mon humble avis, qui permet d'éviter de nombreuses dérives.

    "La critique n'est pas seulement une activité intellectuelle ou artistique neutre : en elle se révèle l'ambivalence de notre rapport aux autres, dans notre façon de dialoguer avec eux et/ou de les affronter. Cette duplicité tient au fait que la critique se présente comme une posture intellectuelle alors même qu'elle est aussi toujours une réaction affective et émotionnelle. Plus profondément encore, elle renvoie à notre façon de percevoir et de comprendre une oeuvre qu'un autre, témoignant ainsi d'un talent qui révèle sa différence et sa distinction, a créée. Que fait la critique face à cette manifestation du pouvoir de créer ? Elle dévoile en tout cas ce que nous sommes (ou non) à même de recevoir et de restituer."

    Que fait la critique ? de Frédérique Toudoire-Surlapierre, éditions Klincksieck, 2008
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  • Le bizarre incident du garçon...

    lizjensen3.jpgLa neuvième vie de Louis Drax, de Liz Jensen, Traduit de l’anglais par Odile Demange (Nil, 2006 / J'ai Lu, 2008)

    Après Christopher (Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon), c'est au tour de Louis, neuf ans, de prendre la parole. Qu'ont en commun ces paroles d'enfants (qui, quoi qu'on en dise, ne sont pas nécessairement destinées à de très jeunes lecteurs) et en quoi permettent-elles à ces textes de se démarquer, littérairement parlant ? On y décèle surtout une naïveté intrinsèque sur laquelle les auteurs s'appuient pour mettre en place une ironie dramatique qui, lorsque la justesse de ton demeure constante, crée de subtils effets comiques, mais permet aussi au lecteur découvrir ses propres failles d'adulte — par le biais d'un regard porteur de bon sens et de jugements souvent lucides.

    Examinons le cas de Louis Drax, enfant précoce (L'Encyclopédie médicale et Les Animaux, leur vie extraordinaire sont ses livres de chevet), mais perturbé par la séparation et les querelles de ses parents : ses paroles sont certes éclairantes et cocasses mais recèlent une part obscure, une inquiétante cruauté et une obsession morbide qui ne cesse de s'amplifier, liée au fait que le petit garçon est régulièrement confronté à sa propre mort : Louis est étrangement enclin à être victime d'accidents à répétition, plus ou moins graves, sans qu'il les provoque : "le premier accident fut ma naissance. Elle s'est déroulée comme celle de Jules César. (...) Le deuxième accident a eu lieu quand j'étais bébé. (...) Ensuite, à six ans, je suis tombé sur les rails du métro à Lyon." Etc. Ces multiples catastrophes affectent profondément la mère de Louis et lui font dire : "On dit que les chats ont neuf vies. (...) Si tu étais un chat, Louis, tu aurais déjà utilisé huit de tes vies. Une chaque année." Ce constat, ainsi que les bizarreries comportementales de l'enfant incitent ses parents à l'emmener voir un psychologue, Monsieur Perez ; Louis méprise "gros Perez", ne lui fait pas confiance, et ne cesse de l'abreuver d'affabulations farfelues et de lui faire subir d'insolentes provocations, derrière lesquelles se dissimule l'ampleur de ses souffrances psychiques.

    En réalité, la voix de Louis nous parvient de très loin, depuis un monde habituellement inaccessible, entre la vie et la mort : Louis est dans le coma depuis trois mois, après un retour à la vie miraculeux. C'est au cours de cette neuvième vie en sourdine qui lui a été accordée que le garçon raconte son histoire, ses angoisses, ses inventions, sa difficulté à distinguer la réalité de la fiction, les pressions affectives qu'il subit ainsi que les dysfonctionnements qu'il observe dans la relation entre son père à sa mère et dans le monde adulte en général.

    lizjensen4.jpgDe nombreuses interrogations se bousculent dans l'esprit du docteur Dannachet, chargé de suivre Louis dans une petite clinique provençale ; ce deuxième narrateur prend le relais, en alternance, offrant un point de vue extérieur, mais pas nécessairement objectif, car lui aussi, comme Louis, possède sa part d'ombre. Spécialiste du coma, il se dit "optimiste" et le cas de Louis Drax l'intéresse de près ; il faut dire que Dannachet, au premier regard, a été subjugué par la beauté, par la dignité et par la profondeur du chagrin de la mère de l'enfant ; et tandis que sa vie de couple s'effondre, il s'applique à consoler Madame Drax...

    Les deux narrations se superposent et se complètent ; peu à peu, le lecteur est capable de reconstruire les faits sans pour autant parvenir à comprendre ce qui a pu se dérouler lors du dernier accident de Louis, cause de son coma ; de la même façon, l'enquête policière piétine et l'inspectrice chargée de l'affaire ne parvient pas à résoudre la mystérieuse disparition du père du garçon, survenue au moment même de l'accident. L'état de Louis évolue étrangement et le lecteur, le seul à avoir accès au monde intérieur de Louis, se prendre au jeu de lire entre les lignes du monologue chaotique du jeune narrateur.

    A la question « le cerveau est-il semblable à l'âme ? », le Docteur Dannachet répond : « Notre culture ne croit pas en l'âme. Nous parlons de l'esprit comme d'un concept social. Ou comme de la viande qui pense, qui raconte des histoires et invente des choses comme l'idée de « l'âme » pour se rassurer. » Et pourtant, il est sur le point de vivre une expérience irrationnelle pour entrer en contact avec Louis qui, bien à l'abri derrière son état comateux le protégeant de la réalité, refuse de s'éveiller à la vie. Ce thriller psychologique, poignant et profondément humain, se pose comme une exploration passionnante des complexités de l'esprit, tout en interrogeant ses manifestations antinomiques, en mettant dos à dos rationalité et spiritualité.

    (B. Longre)

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  • Vie rêvée d'un roi

    sandrinewillems3.jpgLe roman dans les ronces ou la légende de Charles VI, roi fou, et de sa servante, de Sandrine Willems, Les Impressions Nouvelles

    Sandrine Willems signe là un beau roman, cruel, émouvant, poétique, nostalgique, tour à tour lyrique et lucide… les adjectifs manquent pour donner une idée de la profondeur des pensées qui habitent chaque ligne de ce journal atypique : celui d’une vieille religieuse qui se remémore sa sœur, cette sœur bergère qui l’abandonna pour devenir la maîtresse d’un roi que l’on surnommait le fol ou le bien-aimé, Charles VI l’illuminé…
    On pourrait croire à un conte de fées ou à un récit d’amour courtois, il n’en est rien : cette rêverie historique débute sur un déni : « Tu es morte. Il n’y a plus rien à dire. », et l’on se dit que tout pourrait s’arrêter là, sur cette affirmation suspendue qui se suffit à elle-même. Elle a cependant tant à raconter, la petite bergère devenue religieuse, une religieuse secrètement hérétique qui avoue ne plus croire en rien « si ce n’est en ta chair pourrie », celle qui autrefois eut une sœur et qui s’étonne de cette ironie du sort : « Dire qu’on ne m’appelle jamais plus que Ma Sœur. Comme si, ne pouvant être la tienne, j’avais voulu devenir la sœur universelle. »
    Livre aux multiples facettes, entrelacs rugueux de réflexions mystiques et historiques, de réminiscences et d’amers regrets, de reproches et de rêveries, Le Roman dans les ronces (dont le titre même laisse entrevoir la beauté du texte et brutalité des sentiments) s’inspire de faits réels mais développe aussi un univers imaginaire unique et abrupt, qui ne manque pas de toucher le lecteur, de même que la maîtrise parfaite d’une langue poétique à la fois sophistiquée et simple, riche en trouvailles métaphoriques. Au-delà de l’histoire d’un attachement hors du commun, c’est cette inventivité que l’on voudra retenir.
    On se laisse ainsi porter par les pensées de la narratrice qui souhaite léguer ces mémoires particulières à un lecteur inconnu, mais qui, paradoxalement, doute pourtant de l’histoire qu’elle conte : « Tu étais, tu n’es plus (…) Peut-être ai-je tout inventé, mes souvenirs mêmes, et notre enfance. » et qui s’interroge encore sur l’utilité de ses écrits (« Quand on aime à ce point, est-il besoin de le dire ? ») et sur la validité du Verbe en général, insuffisant à retranscrire l’ineffable. L’auteure pousse ainsi l’écriture dans ses retranchements, mettant en doute l’acte même d’écrire ; une mise en abîme intéressante, dans une œuvre qui est pourtant vouée à célébrer la puissance du rêve et de l’imagination, par le biais, justement, des mots.

    (B. Longre)

    http://www.lesimpressionsnouvelles.com/

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  • L'Inde, chronique alerte du passé et du présent

    Kali-Katha d'Alka Saraogi, roman traduit du hindi par Annie Montaut - Gallimard

    Impossible de lire ce roman foisonnant sans éprouver diverses émotions, tant il recèle d'innombrables qualités romanesques : une trame qui se joue de toute linéarité en multipliant les anecdotes, les enchevêtrements généalogiques et narratifs, les situations cocasses ou pathétiques, les histoires à tiroirs et les apartés dignes d'un Diderot, et des déambulations picaresques dans Calcutta, à rapprocher de la grande littérature des Fielding ou autres Smollett. Au centre de cet imbroglio, un conteur/narrateur exceptionnel (dissimulé derrière l'auteure et paraissant lui dicter ce que bon lui semble) qui incarne à lui tout seul l'Histoire sociale, politique et religieuse de l'Inde, de la lutte pour l'indépendance à nos jours. Il se prénomme Kishore "Babou" (marque de distinction) : un tyran domestique, un pingre matérialiste, qui règne avec dédain sur son petit monde, jusqu'à ce qu'un pontage cardiaque le transforme ou plutôt, lui redonne le bon sens, l'esprit éveillé et la curiosité qu'il possédait dans sa jeunesse. Sous le regard inquiet de sa femme et de ses enfants, il prend l'habitude de "vadrouiller dans les rues de la ville", se met à lire les journaux, se repenche sur l'histoire de ses ancêtres (tous venus à Calcutta, la ville du Gange et de son "onde bienfaisante" pour y rester) et sur son adolescence, marquée par la mort de son frère aîné Lalit et par un amour jamais avoué pour sa belle-soeur Bhabbi, la toute jeune veuve.

    kali.jpgIl se souvient aussi de ses deux amis, Amolak, partisan de Gandhi, et Shantanou, qui admire Subhash Chandra Bose "Netaji", farouche indépendantiste aux alliances ambiguës. Kishore, lui, est partagé entre ses deux amis et ne sait s'il doit prendre parti, tandis que pour aider sa mère qui vit dans une grande pauvreté, il est forcé de se plier à l'autorité de ses oncles, de petits commerçants mesquins qui soutiennent le Rassemblement hindou... Kishore revient par la pensée à ces mois difficiles mais exaltants qui ont précédé la partition de l'Inde, se remémorant ses dilemmes et les scènes de massacres du mois d'août 1946 : "Ils se trompent lourdement, ceux qui croient que les hindous et les musulmans peuvent s'unir et vivre ensemble. (...) une ânerie monumentale. Shantanou et Amolak, tous les deux l'ont fourvoyé, c'est seulement maintenant qu'il parvient à y voir clair." Et l'auteure de réécrire certaines pages de l'histoire indienne sans jamais se départir d'un profond sens de l'autodérision. Pour preuve, la déception et le dégoût ressentis par Kishore lors du cinquantenaire de l'Indépendance, quand son fils, au lieu de lui offrir le drapeau aux couleurs de l'Inde (signe du nouvel idéalisme de Kishore), fait encore une fois preuve d'un mauvais goût prononcé pour les "signes extérieurs de richesse", en offrant à son père une... voiture. Un épisode parmi d'autres, permettant à Alka Saraogi de mettre en place une réflexion sur l'Inde actuelle et de dresser un bilan sans fard de ce pays hybride, entre occidentalisation, consumérisme outrancier et tiers-monde, une société où les plus riches côtoient les plus pauvres : "Cette partition trop chère payée, avec des centaines de milliers de morts(...). Et cette guerre avec des gens qui parlent la même langue (...). Ces budgets de défense faramineux pour monter une armée (...) alors qu'aujourd'hui encore les rues de Calcutta grouillent de lépreux, de mendiants, de femmes et d'enfants nus et affamés." pense Kishore.

    Mais au-delà de la critique sociale qui imprègne le roman, c'est le personnage de Kishore, dont la métamorphose anime le roman, que le lecteur retiendra : naïf et sage tout à la fois, il est là, symbole vivant de son pays, à attendre comme un enfant le premier janvier 2000, afin que se réalise la promesse échangée des décennies plus tôt avec ses deux amis : des retrouvailles devant le Victoria Memorial ! C'est ainsi que l'histoire personnelle et l'Histoire tout court ne cessent de se rejoindre tout au long du roman : "Kishore Babou a vécu trois vies en une. Sa première vie a duré jusqu'à l'Indépendance de l'Inde, sa vingt-deuxième année. Sa seconde vie, qui a duré cinquante bonnes années, commence alors, sans l'ombre d'un rapport avec sa première vie. Kishore Babou parvient aujourd'hui à la considérer comme une autre naissance, une autre incarnation. Dira-t-on que ces cinquante années de la vie de Kishore sont à l'image des cinquante années de la nouvelle démocratie indienne, où l'on cherchera en vain le vestige des idéalismes d'alors, l'écho, même assourdi, du grand combat pour la liberté ?" Un peu comme si les idéaux de Kishore s'étaient assoupis avec ceux de l'Inde, pour revivre en 1997, alors que le vieil homme s'ouvre de nouveau au monde.

    Les préoccupations d'Alka Saraogi sont aussi littéraires : patiemment, elle explore l'acte narratif lui-même, tentant de le déconstruire, de le démonter avec beaucoup d'humour et d'exposer aux regards du lecteur les "ficelles" ou procédés narratifs qui sont habituellement dissimulés, implicites et forment le "contrat" tacite qui unit auteur et lecteur ; point de cela ici et le lecteur, à sa grande surprise, est régulièrement informé du tour que prend le récit : "Le récit à présent repart en arrière, plus en arrière encore, à la demande expresse de Kishore Babou (...) Le narrateur est d'avis, lui, que cette histoire est accessoire. Mais après son pontage, Kishore Babou (...) n'a plus les mêmes critères" nous dit le "narrateur" (quel qu'il soit...), ou encore, une autre intrusion, parmi tant d'autres, intitulée : "Quelques lignes de Kishore Babou, à sa demande, en hors texte". En réalité, ces incartades, qui tiennent de la supercherie, ne simplifient en rien la lecture - au contraire, pour notre plus grand plaisir, elles brouillent davantage les pistes de ce roman fleuve, où prosaïsme et poésie, spiritualité et politique, satire et pathos ne cessent de s'entrelacer, pour nous transporter au bord du Gange, et "sur le flot éternel de ses eaux".

    (B. Longre)

    200.jpgAlka Saraogi est née en 1960 à Calcutta et y habite. Elle compte parmi les jeunes auteurs de langue hindie les plus importants d’aujourd’hui. Son premier livre – un recueil de nouvelles – a été publié en 1996. Son premier roman, qui se déroule dans la communauté de riches commerçants Marwari, a rencontré un grand succès en Inde comme à l’étranger, où il a été traduit en plusieurs langues (dont l’anglais, par elle-même, sous le titre Kalikatha via Byepass), et s’est vu décerner, entre autres prix, celui de la Sahitya Akademi pour le roman de langue hindie en 2001. (source : CNL)

    http://www.britishcouncil.org/scotland-literature-bookcase-edinburgh-2008.htm

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  • Quelques lectures... variées.

    mazard.jpgUn cow-boy dans les étoiles de Claire Mazard, Seuil jeunesse, collection chapitre, 2008

     

    Une fillette passe des vacances estivales à la Fariguette, où elle a retrouvé ses grands cousins, Louis et Tristan, qu’elle admire ; en leur compagnie, Anne se fait aventurière, partage leurs rêves et découvre un trésor (un vrai, qui sera en quelque sorte l’un des fils conducteurs du récit) et grandit un peu. Ces instants presque idylliques sont pourtant anéantis, peu de temps après, par un coup du sort sur lequel aucun des personnages n’aura de prise. Des années plus tard, Anne se souvient, revenant sur cette période figée dans un passé à jamais révolu, mais pourtant inoubliable, toujours vivante en elle. Une évocation nostalgique de l’insouciance bouleversée, un récit entre enfance et adolescence qui se goûte avec un plaisir rare.

     

     

     

    truc.jpgMoi, mon truc, de M. Lisa et D. Perret, L’Atelier du poisson soluble / musée du Louvre, 2008

     

    Un titre du Poisson soluble à classer, une fois encore, parmi les inclassables et autres curiosités… D’abord, la couverture astucieuse de ce petit ouvrage souple offre la possibilité de l’envoyer tel quel par la poste ; mais on insistera davantage sur ce qu’il contient : une énumération de situations où l’on se sent en position d’infériorité, par la faute de petits détails en réalité bien anodins ; des situations qui sentent assurément le vécu et qui partent d’un postulat commun à nombre d’entre nous (« Quand je ne peux plus me voir en peinture… », d’où l’une des raisons du partenariat éditorial avec le Louvres). Les auteures nous offre une petite solution simple mais efficace pour s’accepter tel que l’on est – encore fallait-il y penser.

     

     http://www.poissonsoluble.com/

     

     

    soon.jpgApocalypse Maya de Frédérique Lorient, Syros, collection Soon, 2008

     

    Une nouvelle collection a vu le jour aux éditions Syros : dirigé par Denis Guiot, Soon entend proposer des romans de SF intelligents, ouverts sur l’ailleurs – une façon comme une autre d’inciter à réfléchir à l’ici et au maintenant, mais aussi de divertir le lecteur. Des caractéristiques habilement conjuguées dans Apocalypse Maya, qui peut se lire de diverses manières – comme un roman d’apprentissage relatant l’éveil d’une conscience sociale et environnementale ; comme une fable qui rappellerait que l’Histoire est composée de situations cycliques et d’atrocités (il est ici question de deux génocides, à des décennies de distance) vouées à se répéter à moins d’agir pour en atténuer l’ampleur ; comme une illustration de ce qui ne manque pas d’arriver si on laisse la rentabilité l’emporter sur l’humain, sur l’éthique et sur l’équilibre naturel (le fameux « science sans conscience »…) ; ou encore comme une aventure plutôt bien menée et écrite, qui réserve nombre de rebondissements. Certaines « leçons » écologiques ou historiques sont parfois amenées de manière très explicite (trop, peut-être), mais on lit d’une traite l’histoire du jeune Jové, du vieil Indien qui le convertit à ses valeurs et de l’étonnant peuple des Suris (leur langage, en particulier, fascine, tout comme leur propension artistique), confrontés à l’organisation toute-puissante qui a colonisé la planète Maya.

     

    (B. Longre, septembre 2008)

     

     

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

     

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  • Les femmes à la cuisine...

    Si j'avais su j'aurais fait des chiens de Stanislas Cotton - Lansman Editeur

    Angéline Patatras possède un patronyme joliment adapté à sa destinée… Depuis la petite «cuisine» où elle a atterri, elle retrace le chaos de sa vie, son « marécage » : grandir tant bien que mal entre une mère obnubilée par les travaux ménagers (« le bonheur est fait de petits riens (...) Cuisine dégraissée bien sûr Propre Nette (…) quelle belle invention le frigidaire ») et son père bricoleur (« ma voiture est rouge Neuve (…) le premier connard qui touche ma voiture je l’explose »), et qui aujourd'hui encore occupent l'esprit d’Angéline, en empiétant sur le territoire de sa conscience (et en envahissant concrètement l'espace scénique). Grandir, donc, comme une « jolie petite fille », aux côtés d'un frère vite rattrapé par le désespoir qu'engendre l'univers sclérosé et matérialiste de ses parents, un frère inadapté à l'existence : « Drogué Voleur / je ne le sais pas ce qui me retient de / tu me fais honte » dit le père.

    Pas d’avenir non plus pour Angeline, hormis la serpillière que sa mère lui transmet allègrement, pour en faire, comme elle, une « boniche ». La jeune fille n'est pas satisfaite, change brusquement d'orientation et s'engage dans l'armée (en réalité une autre façon de « faire le ménage»...), au grand dam de ses parents. Puis c’est la guerre, et Angéline se retrouve sur le front, incapable d’assurer sa tâche sans frémir ; on la place alors dans un centre de détention, comme gardienne, un lieu où elle obéit aveuglément à ses chefs, s’adonnant au plaisir de la torture tandis que d'autres photographient… Des gestes qui la mènent au procès, puis en prison (sa « cuisine ») à son tour. Elle est consciente de l’ironie de sa situation, et son récit en vers libres ne manque pas d'acidité, un aspect renforcé par l'effet de ritournelle qu'ils procurent :

    « Je suis dans ma cuisine
    Ma jolie cuisine
    comme elle est jolie
    il y a si longtemps
    j'y suis revenue »

    Le ton chantant, faussement joyeux, engendre un décalage tel avec la situation de la jeune femme, que l'ironie n'en est que plus mordante, la cruauté plus radicale et le cercle vicieux de l'existence plus fermé. En montrant l’incapacité à s'extraire de cette spirale (à travers la dernière scène où l'on voit Angéline et sa fille, une relation qui fait écho à celle d'Angéline et de sa propre mère), l'auteur nous enferme aussi dans le calvaire sans fin de la narratrice, celle qui en voulant échapper à la cuisine de sa mère s'est vue remise à cette place… peu d'espoir, donc, même quand la poésie s'en mêle... «… Ad Libitum » nous dit l’auteur, pour qui l'écriture vaut néanmoins engagement : "l'écriture dramatique contemporaine (...) pourrait avoir un véritable statut d'utilité publique, car son regard révèle, questionne et propose, dissèque aises et malaises de nos sociétés."

    (B. Longre)

    http://www.lansman.org/

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  • Petit miracle

    edouard.jpgLe miraculeux voyage d’Édouard Tulane, Kate DiCamillo, illustrations de Bagram Ibatoulline, traduit par Sidonie Van Den Dries, Editions Tourbillon, 2007

     

    Miraculeux ? Assurément. Ce roman illustré, aux allures de beau-livre, réserve d’insoupçonnables ravissements au lecteur. Littérature « jeunesse » ? Pas vraiment. Éminemment picaresque, et pourtant bâtie comme un conte qui s’inspirerait de nombreux autres tout en demeurant unique, l’histoire d’Édouard, lapin de porcelaine narcissique et superficiel, recèle tant de niveaux de lecture que chacun est susceptible d’y trouver son compte. Malmené par de multiples événements, balloté par les éléments ou les humains qui croisent sa route, Édouard est un héros au prime abord peu sympathique, qui évolue bien malgré lui, de la déchéance à la rédemption : il s’humanise peu à peu, se métamorphosant au fil des ans, tandis qu'il se découvre un cœur et des sentiments. Le raffinement des illustrations à l’ancienne rappelle par instants la précision d’un Norman Rockwell et ajoute à l’ensemble un charme désuet qui s’accorde à la perfection à ce roman sans âge, qui a déjà tout d’un classique.
    (B. Longre, sept. 2008)

     

    http://www.katedicamillo.com/

    http://www.editions-tourbillon.fr/

     

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  • Lire du théâtre ? Quelle idée !

    revue242.jpgCes articles ont paru en compagnie de quelques autres dans le numéro 242 de La Revue des livres pour enfants (La Joie par les livres / BNF, septembre 2008)

    Ce numéro comprend entre autres un dossier complet sur Nicole Claveloux, des dizaines de recensions (romans, albums, documentaires, poésie, etc.), un entretien avec Christian Bruel (Editions Être), une revue des revues, etc.

    les autres numéros : les sommaires des numéros des deux dernières années sont consultables en ligne. Les numéros des années précédentes ont été numérisés et sont consultables en texte intégral sur le site.

    bonbon.jpgLes Sœurs Bonbon, d'Emmanuelle delle Piane, Lansman - Lansman Jeunesse

    Dans la famille Bonbon, je voudrais… les sœurs (Réglisse et Guimauve) et le père. Quant à la mère, morte il y a longtemps, Monsieur Bonbon l’a beaucoup pleurée. Confiseur hors pair, il fournit en sucreries la famille royale et ses savantes recettes réjouissent la Reine, ses « larmes au sucre » ayant des vertus curatives sur le Prince. Et quand la souveraine exige que l’on double, puis triple, la production, les sœurs Bonbon s’en chargent. Mais bientôt, les larmes viennent à manquer…
    Emmanuelle delle Piane publie cette année trois pièces (Moi, tit Jack, ed.Mise en mots, et Orage à Belle Maison, éditions Campiche), dont Les Sœurs Bonbons, comédie familiale et sentimentale entrecoupée de chants, où les dialogues fusent sans temps mort ; un texte pour gourmands des mots qui offre une vision très positive (et idéaliste) de la solidarité, quand le bien commun l’emporte sur les clivages de classes sociales et que les individus, sans sacrifier leur bonheur, parviennent à s’ouvrir aux autres. Pour en savoir plus http://www.dellepiane.ch/

    petula.jpgWanted Petula de Fabrice Melquiot, L’Arche Editeur - collection Théâtre Jeunesse

    Après Bouli Miro (2002) et Bouli Redéboule (2005), Fabrice Melquiot offre un nouvel opus centré sur Bouli, garçon tout rond, à présent 12 ans et 101 kilos. Celui-ci gère comme il peut parents et beaux-parents (Daddi et Améthyste… peut-être une vampire, Mama Binocla, remariée à Jo Moudugenou, lanceur de javelot) et s’interroge toujours sur la disparition de sa cousine Petula, introuvable. Bouli, persuadé qu’elle fait « la grève des humains », part à sa recherche… dans l’espace : des rencontres saugrenues, entre poésie et fantaisie pure, contrebalancées par le bon sens de Bouli - qui ne peut s’empêcher de « mettre une rouste » au Petit prince, jeune arrogant… La route vers Petula n’est pas « une ligne droite », il faut surmonter ses peurs, accepter les questions sans réponses, mais l’histoire d’amour est émouvante à souhait. On ne se lasse pas du théâtre jeune public de F. Melquiot, qui ne se cantonne pas à des mises en situation formatées ; à chaque pièce, il renouvelle le genre et montre une inventivité illimitée.

     

     

    hubert.jpgHubert au miroir de Dominique Richard, Editions Théâtrales

     

    « Faire le deuil pour grandir », écrit l’auteur, parlant de son personnage narcissique ; Hubert, sur le seuil de l’adolescence, rêve de « traverser le miroir », de se fondre dans le double insaisissable qu’il admire tant. Grandir, « mais tout conserver avec moi, tout retenir » de son enfance ; tout comme il aimerait détester son père, en trouver un autre ou se débarrasser de son encombrant petit frère. Les paradoxes de l’entrée dans l’entre-deux adolescent se côtoient, dans cette pièce d’apprentissage intelligente, qui explore plusieurs pistes, pose de vastes questions : « Les plus beaux mystères ne sont pas toujours ceux qu’on pense déchiffrer » ; ainsi, d’énigmes en questionnements, de sautes d’humeur en réconciliations, le protagoniste grandit, même s’il devient maladroit et n’est plus certain de sa beauté d’antan... Succession de brèves séquences, entrecoupées de soliloques d’Hubert ou de son père et de rêves, la pièce décline les frustrations à surmonter et les questionnements d’un garçon intelligent, dont on suit le parcours avec plaisir.

     

     

     

    mechant.jpgMéchant ! d'Anne Sylvestre, Actes Sud Junior - Poche Théâtre

     

    Entre Croch’patte la brute et Biquette la vaillante, pourtant « copains », rien ne va plus. Le premier fait de son mieux pour harceler la seconde (en lui volant son goûter), qui résiste pourtant aux attaques verbales ou physiques de son assaillant. Croch’patte cherche le point faible, la faille qui pourrait lui donner l’illusion de soumettre Biquette à sa volonté, mais plus il attaque, mieux elle se défend, astucieusement, en fine stratège, sans pour autant nourrir une quelconque haine envers celui qui voudrait faire d’elle un souffre-douleur. En plaçant l’action dans une cour de récréation, l’auteur facilite l’identification entre le lecteur et ses personnages et permet aux enfants de rapidement établir des correspondances entre une histoire au prime abord farfelue et leurs propres expériences. Elle examine ainsi les mécanismes des conflits, leurs sources (en particulier la crainte de passer pour un faible ou encore la jalousie et le manque d’affection) et propose quelques façons de les résoudre. Des répliques brèves, des mises en situation ludiques qui parleront d’emblée au jeune lecteur : cette fable sur l’amitié est un jolie réussite. On ne manquera pas de consulter le mini dossier pédagogique établi par Christophe Lécullée.

     

     

    http://www.arche-editeur.com/index.htm

    http://www.actes-sud-junior.fr/

    http://www.editionstheatrales.fr

    http://www.lansman.org

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  • Grand traité d'esthétique mathématique

    ncauwet4.jpgCompter le monde, la naissance des nombres de Nouchka Cauwet, ill. de Patricia Reznikov - éditions Belize, 2008

    Après Ecrire le monde et Parler le Monde, Nouchka Cauwet offre un autre ouvrage tout aussi réussi que les précédents, qui se penche cette fois sur l’histoire des chiffres et de leurs combinatoires ; un ouvrage ludique, vivant et encyclopédique qui passionnera même les plus réticents des écoliers…
    Tout débute par un petit conte astucieux qui dévoile comment l'humanité en est venue, au fil des siècles, à devoir inventer un moyen pour dénombrer les objets sans perdre trop de temps. D’abord très concrètement, à l’aide de cailloux (d’où le terme « calcul », tout droit descendu du latin « calculus », « le petit caillou »), d’encoches gravées dans des os, de cordelettes ou de petits cônes d’argile, puis, selon les régions du monde, à l’aide d’idéogrammes, de pictogrammes ou de hiéroglyphes, des codes qui permettent de simplifier les calculs. Après nous avoir appris que c’est aux savants indiens que l’on doit l’invention des chiffres actuels (ainsi que le zéro et l’idée de la position du chiffre dans le nombre), un système arrivé en occident par l’intermédiaire des Arabes, l’auteure entreprend de raconter avec précision la genèse de chaque chiffre, du 0 au 10. L’agencement de chaque double page reprend celle qui avait été adoptée pour les lettres de l’alphabet : des éclaircissements étymologiques, historiques et scientifiques et, en regard, ou en accompagnement, une approche artistique, à travers diverses reproductions picturales – le Zéro de Jasper Johns, les Trois personnages d’Aurélie Nemours, L’Autoportrait aux sept doigts de Marc Chagall ou encore les Ten Lizes de Warhol – et des extraits poétiques – Desnos, De Vigny, Baudelaire, etc.
    Plus loin, le lecteur pourra « jongler avec les nombres » et, sur près d’une vingtaine de pages, s’amuser avec les peintres ou résoudre de petites énigmes mathématiques. La mise en page aérée, la variété des décors (illustrations, photographies, schémas, peintures, etc.) conjuguée à une typographie qui se fait parfois mouvante et s’échappe de la ligne, les jeux et les problèmes proposés au lecteur, la grande clarté des textes et des explications… Faut-il en dire davantage pour convaincre de l’excellence de cet ouvrage unique en son genre, qui s’efforce, à chaque instant, d’impliquer son lecteur et de le rendre actif, tout en éduquant son regard et éveillant sa sensibilité à l’art ?

    (B. Longre)

    Cet ouvrage est publié dans la collection "Pour comprendre le monde", dirigée par Sophie Comte-Surcin. à paraître : Regarder le monde, la naissance d'une image. Il avait fait l'objet d'une première édition aux éditions Belem.

     http://www.editions-belize.com

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  • La peau et le cœur des livres

    alzamora3.jpgIl y a des livres qu’on a envie de défendre davantage que d’autres, ne serait-ce que pour pallier leur (inexplicable) invisibilité médiatique. C'est le cas de La Fleur de peau, premier roman de l'auteur catalan Sébastià Alzamora à avoir été traduit en français.
    On peut aussi lire l'article ci-dessous sur www.sitartmag.com/alzamora.htm , accompagné des regards croisés de l'auteur et de la traductrice. J'avais d'abord suggéré à Cathy Ytak de répondre à quelques questions à propos de ce roman ; ce qu'elle a accepté, me proposant ensuite de recueillir le témoignage de Sébastià Alzamora. Je les remercie tous deux de cette contribution.

     

     

     

    La Fleur de peau de Sébastià Alzamora
    traduit du catalan par Cathy Ytak - Métailié, 2007

     

    La peau et le cœur des livres

    « Il est important que nous les laissions nous protéger, il est très important que notre peau mortelle se laisse imprégner par ce qu’il y a d’éternel dans la peau des livres. »

    Quels liens complexes et incertains peuvent s’échafauder entre Puppa, un vieil homme énigmatique, ancien héros devenu relieur, un tailleur de pierre unijambiste, une religieuse versée dans les livres, une gitane ensorcelante qui cherche un « progéniteur », une princesse, « personnification de la beauté pure », une reine nymphomane, un rabbin célèbre pour avoir accompli l’impensable ? Entre le treizième chant de l’Odyssée, les rivalités religieuses et les sombres manœuvres politiques qui agitent la ville de Prague à la veille de la guerre de Trente ans ? Au lecteur de démêler peu à peu cet enchevêtrement fascinant, proprement irracontable, à la limite du conte et de la mascarade théâtrale, oscillant entre fantasmagorie et onirisme, tout en se laissant porter par l’épopée de Puppa, récit qui nous est rapporté par un autre conteur, installé dans une taverne un soir de tempête...

    alzamora5.jpgDes cadres narratifs en apparence circonscrits, que l’auteur n’hésite pourtant pas à faire exploser tout en dévoilant les ficelles retorses de son récit premier : une façon de mieux nous déstabiliser encore, de semer le trouble dans nos esprits échauffés par la multiplicité d’émotions, de symétries et de questions qui nous assaillent, au fil des péripéties rocambolesques, invraisemblables, narrées dans une langue lyrique et sophistiquée. Ces pertes de repères successives s’accompagnent d’un bouleversement spatio-temporel vertigineux, comme si ces frontières devaient être une bonne fois pour toutes abolies afin que l'on puisse goûter pleinement aux histoires enchâssées qui composent ce roman étonnant et vivre ses aventures avec Puppa : « Je me souviens de cette suite de jours naissants comme d’un tout, » dit-il, se remémorant une année passée dans le Château de Prague, « comme s’il s’agissait d’un seul et même jour renaissant encore et encore, inexorablement, de manière inaltérable, un jour têtu et rebelle, réfractaire aux strictes coordinations de l’espace et du temps tels que nous les concevons par l’habitude d’une logique imposée. »

    Au cœur de cette prose étincelante et imprévisible, riche en métaphores et en symboles, demeure l’idée qu’un roman forme un tout inaltérable, obéit à une logique qui lui est propre, au-delà de tout référent réel, et que pour goûter à la fiction, il faut accepter qu’un début contienne déjà la fin, et vice-versa. Aussi, et c’est là que réside tout son art, Sébastià Alzamora parvient à nous divertir, à donner corps à des personnages et à des événements inoubliables, tout en élaborant, sans jamais passer par la voie de l’essai didactique, une véritable philosophie de la fiction, multipliant les approches et les définitions possibles, laissant la voie ouverte à de nombreuses interprétations. (B. Longre, sept. 2008)

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  • J'ai lu L'âge d'ange

    agedange.jpg

    L'âge d'Ange d'Anne Percin - L'école des loisirs, Médium, 2008

    Retenez ce titre : L'âge d'ange. Un roman dont il est bien difficile de parler, pour diverses raisons dont certaines n'apparaissent qu'au fil de la lecture... Disons simplement qu’il s'agit d'une rencontre inattendue autour d'un livre fascinant (d’abord adoré, puis désacralisé, et pour finir inoubliable), de l'éveil d'une conscience et d’un corps, d’une émancipation et, surtout, du bouleversement intime (« Le choc fut si violent que, des années plus tard, alors que j’écris ces lignes, je tremble. ») qu’éprouve un ange solitaire, au contact d’un autre ange, peut-être : « A la limite, on pouvait presque lui trouver une tête romaine. Un peu comme Marlon Brando, du temps de sa splendeur. »
    L’histoire, d’une grande justesse, est teintée de nostalgie mais aussi de fatum, et l’intrigue emprunte nécessairement à la tragédie grecque, entre terreur et pitié, violence et tension (mais il faut le lire pour comprendre). L’ensemble va bien au-delà du très conventionnel roman d’apprentissage et le regard rétrospectif de la narration confère une richesse certaine au récit, qui navigue entre impressions et sensations passées et souvenirs au présent de ces moments d’une rare intensité.

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  • À qui la faute ?

    Laïos de Vincent Magos, Les Impressions Nouvelles, Théâtre.

    Eclipsé par la figure d’Œdipe et son inévitable complexe, Laïos demeure, dans la conscience collective, un personnage de seconde zone, sans épaisseur, juste bon à remplir son rôle symbolique en étant assassiné par le fils... Ainsi, en s'attaquant à la figure du père et à la pré-histoire du mythe, Vincent Magos (psychanalyste et romancier) comble un creux littéraire et dramatique, mais pas seulement ; car lorsque l’on aborde le champ de la psychanalyse, c'est la tragédie de Sophocle qui vient à l'esprit, et l'on sait que le dramaturge antique, en recentrant l'action autour du fils, a relégué le père à l'arrière-plan. En réalité, Œdipe Roi n’est que le dernier acte de l'histoire (que ce soit celle du mythe ou du complexe élaboré par Freud…) et l'on oublie (ou on ignore) que la faute originelle revient à Laïos, coupable d'avoir abusé sexuellement d'un petit enfant (un garçon qui aurait pu être Œdipe ou qui, en tout cas, préfigure symboliquement le fils), en prenant ses désirs au pied de la lettre, aveuglé par la jouissance à venir, indissociable de celle que confère toute position de pouvoir, qu'il soit d'ordre intime ou politique.

    littérature,théâtre,Œdipe,vincent magos,impressions nouvellesLe roi de Thèbes a été chassé de sa ville par Amphion et Zéthos, fils de Zeus et d’Antiope (pour l’anecdote, les jumeaux ont été abandonnés, enfants, sur le mont Cithéron, puis recueillis par des bergers – l’histoire se répétera avec Œdipe) ; Laïos s'est réfugié dans le Péloponnèse chez le roi Pélops, où il s'affaire à la reconquête de Thèbes. C'est là qu'il tombe sous le charme de Chrysippos, jeune prince encore choyé par sa mère. Contre l’avis du fidèle Phorbas, il parvient à apprivoiser l'enfant, avant de le violer ; de honte, Chrysippos se suicide. Laïos, craignant la colère du père, s'enfuit pour rejoindre Thèbes, après avoir été visité par un spectre qui lui fait part de la malédiction : " Que ta descendance se dessèche dans le sein de ta femme. N’aie jamais d'enfant. Jamais ! Essaie d'avoir un fils, il te tuera et couchera avec sa mère." À nouveau maître de Thèbes, il décide de prendre pour femme la toute jeune Jocaste. Sa touchante naïveté et sa joie d’être reine sont vite émoussées quand elle comprend quel homme elle a épousé : vulgaire, brutal et lubrique, politicien sans scrupules, il refuse son amour et elle doit ruser afin de l'obliger à concevoir un enfant – condamné par son père avant même de naître. Le troisième acte débute, comme les précédents, par un discours de Laïos, homme public, s'adressant à ses "chers compatriotes" pour annoncer qu'il va prendre en main "la crise - j'ai nommé la Sphinge". Ce dernier personnage devient omniprésent au fur et à mesure qu’avance l’intrigue – elle intervient, de litanies glaçantes en énigmes, et se joue des personnages-marionnettes avec habileté, incarnation du mal ou des pulsions inconscientes qui existent en chaque humain ; mieux, elle tente de mettre Œdipe en garde : « C’est moi qui possède la connaissance. Et voici pourquoi – écoute ceci Œdipe - : je suis le fruit de la passion de ma mère Echidna pour son propre fils ! (…) Débrouille-toi. Joue les hommes conscients, les pères responsables, les rois attentifs, les gestionnaires avisés… L’obscurité est plus profonde que tu n’imagines.». Œdipe pense avoir vaincu la Sphinge... en réalité, elle a le dernier mot et on connaît la suite.

    Tout comme Tendre et Cruel de Martin Crimp réinterprète la fin du général Héraclès, Laïos est une relecture passionnante du mythe et prouve que si l'on veut parler du fils, il faut aussi parler du père et remonter aux origines pour appréhender la chute. Mais au-delà de la simple allégorie qui a tant servi à Freud, c’est la contemporanéité du texte qui domine. Vincent Magos ponctue la parole de Laïos de termes et de points de vue assurément modernes, conférant au personnage des traits que l'on retrouve chez bon nombre d'hommes politiques. La pédophilie initiale de Laïos (sujet intéressant particulièrement l'auteur, qui a aussi dirigé un ouvrage collectif, Procès Dutroux : penser l'émotion) et ses violentes pulsions sexuelles incarnent toute une gamme de perversions intimes, quelles qu’elles soient, plus tard sublimées à travers le savant exercice du pouvoir ; il offre le visage paisible d’un bon démocrate désirant le meilleur pour son peuple ou d’un guerrier paradoxalement assoiffé de justice, de «pureté» et de paix, mais le lecteur n’est pas dupe : habile orateur abusant de clichés redondants, fieffé manipulateur, c’est dans l’intimité qu’il se dévoile.

    D’abord avec Phorbas, à qui il confesse son attirance compulsive pour Chrysippos : «Depuis mon arrivée, Chrysippos me cherche. Mais il est timide, ne sait comment s'y prendre. C'est à moi de le guider. Pas à pas. Et lentement, patiemment, de l'ouvrir aux délices de la chair. (...) Sous quel prétexte empêcherait-on les plus jeunes de jouir de leur corps ? N'est-ce pas notre devoir que de les aider à s'épanouir ? ». En se prenant pour un pédagogue afin de légitimiser ses actes pédocriminels, en faisant passer sa propre jouissance avant toute chose, en semant la confusion entre générations, entre la sphère privée et la sphère publique, en brisant les interdits, en transgressant outrancièrement « l'ordre établi », Laïos voudrait faire croire qu'il pose les fondations «d'une véritable démocratie... », alors qu'il ne fait que rationaliser ses perversions. Dans le même temps, son cynisme apparaît au grand jour quand il confie à Phorbas la mission de corrompre, non plus un enfant, mais... la presse thébaine: «C'est grâce aux médias que s'éliminent les ennemis et se gagnent les guerres : fictions et réalités ne sont jamais qu’interprétations d'une même chanson… » Un refrain, justement, dont on connaît les effets. Laïos est aussi l'incarnation de l'impérialisme expansionniste qui, sous couvert de «progrès», cherche à étendre sa puissance économique ; il parle de «productivité», et d'«entrepreneurs», explique qu'il faut «rénover agriculture, entreprise et commerce» et s'autoproclame «l'homme nouveau, celui qui n'a plus peur des dieux.»...

    L’auteur reste fidèle au mythe, ce qui rassure le lecteur, mais en poussant toujours plus loin la caricature d'une figure paradoxalement complexe, qui cristallise dans un même mouvement tous les effets pervers du pouvoir (paternel, royal...) mêlant ainsi différentes strates de lectures possibles (le politique, l'intime, et les désirs inconscients qui traversent le personnage), favorisant une pluralité d’interprétations et de questionnements - une richesse textuelle et une polysémie dramaturgique qui ravivent brillamment le mythe et étendent ses significations jusqu'à toucher chacun d'entre nous.

    (B. Longre)

    http://www.lesimpressionsnouvelles.com/

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  • Une couleur à part

    macouleur3.jpgMa couleur de Catherine Leblanc & Sophie Charpin (illustrations), éditions Balivernes

    Fathi, bouleversé par la séparation de ses parents, a perdu sa « couleur de famille », sa «couleur d’enfant » ; il se cherche, ne se retrouve plus, et seule une question le taraude à présent : « De quelle couleur je suis ? » ; une question qu’il pose à tous ceux qui l’entourent (au point d’exaspérer sa mère) sans entendre de réponse satisfaisante, ni dans la famille de son père, ni dans celle de sa mère, ni à l’école… Noir, blanc, chocolat, couleur de poussière ou couleur « de crotte » (selon certains camarades de classe…) ? En tout cas, il sait qu’il n’est pas couleur « lait tourné », contrairement au nouvel amoureux de sa mère...

    L’écriture sobre et sereine de Catherine Leblanc retranscrit à merveille cette quête identitaire et les tourments d’un petit garçon attachant, déboussolé par des événements sur lequel il n’a pas prise ; Ma couleur explore avec finesse un drame intime que les enfants ont parfois du mal à mettre en mots : comment accepter qu'un univers confortable, construit autour d'un couple que l'on croit inséparable, s'écroule ainsi ? Et dans ce cas, comment se positionner face à cette cassure ? Mais c’est d’abord la poésie des mots (et le symbolisme des couleurs – en réalité très relatif… comme le montrent les réponses des différents protagonistes) que l’on retiendra, associée aux douces illustrations sépias et pastels de Sophie Charpin, qui s’accordent aux sentiments (et aux couleurs changeantes...) du jeune narrateur.

    Un court roman où tout est parfaitement dosé – un peu de mélancolie, du chagrin, quelques pointes d’humour et de bonheur, de la musique et des clowneries, et un dénouement où l’on découvre un Fathi métamorphosé, joyeux et réconcilié avec la vie, avec lui-même, avec le principe de réalité, mais aussi avec sa double identité franco-malienne, qui fait de lui un être unique parmi d’autres êtres uniques.
    Une ode à la différence, à la diversité, qui développe habilement l’idée, en filigrane, qu’il faut apprendre à se séparer (de ses parents, de son enfance…) et à accepter les séparations des autres pour, finalement, grandir…
    (B. Longre)
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  • Gris-brouillages d'enfance

    Un autre ouvrage des éditions Esperluète, après La petite sirène de Myriam Mallié et Alexandra Duprez.

    petite3.jpgLa petite de Pascale Tison, illustrations de Loren Capelli - Esperluète

    La petite, dont nous ne saurons jamais le prénom, grandit dans un univers provincial petit-bourgeois étriqué, un lieu où les maisons sont « basses » et la terre « noire » ; une existence en vase clos (« le dehors n'avait pas encore percé le mur gris»), dans une maison aux allures de prison, entre des femmes terrifiées (à l'affût d’improbables menaces) dont la présence oppresse, et un père silencieux. Cet enfermement initial prédétermine en quelque sorte le rejet que la petite va subir à l'école, quand, pour échapper aux moqueries, aux coups des enfants et aux humiliations imposées par les maîtres, elle se retire dans un monde connu d’elle seule, et parcourt chaque nuit la maison obscure en quête d'aventures imaginaires. Puis vient la césure totale, quand le repli se fait si pesant que la petite « désapprend », prenant un retard démesuré sur les autres enfants, refusant d'entrer dans les moules prévus pour elle - elle se met à bégayer (une façon de protester face à l’impossibilité de communiquer ses souffrances à son père) et son mutisme irrite encore davantage ses tortionnaires : « il lui arrive aussi de ne plus pouvoir dire son nom quand on le lui demande. », mais toujours elle « prolifère à l’abri de la lumière» : car elle a beau désapprendre, certains noms restent gravés dans son esprit, des mots « collectés dans les cours de géographie » et qui évoquent des ailleurs possibles.

    Le texte saccadé, aux brutales syncopes qui coupent le souffle de lecture, sans pour autant perdre de sa poésie, s’accorde parfaitement aux illustrations faussement malhabiles de Loren Capelli : aplats de gris ou gribouillages au stylo bille bleu qui recouvrent peu à peu les représentations de la petite – annulant ainsi son identité, fracturée : « elle ne s'est pas rejointe», nous dit-on : dans l'incapacité de construire une image synthétique d'elle-même, ne sachant qui elle est face aux regards destructeurs et déstructurants subis jour après jour ; les seuls êtres auxquels elle est en mesure de s'identifier sont les enfants tziganes qui, comme elle, ont été assignés en fond de classe, éternels parias tant dans le monde adulte que dans celui de l’enfance.
    Ce beau conte glaçant et poignant, à l'écriture aiguisée (à l'image des traits et des hachures au stylo qui vont jusqu'à empiéter sur l'espace textuel), s'affaire à dire l’innommable et à explorer les sources d'une souffrance lointaine mais que rien ne peut effacer : l'enfance dans les Vosges, pays des origines, que la petite, devenue grande, fuira, tout en ne cessant de se le remémorer par le biais de quelques sensations fugaces.
    (B. Longre)

    http://www.esperluete.org

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  • Le bel écart

    coudray3.jpgNona, récits de Jean-Luc Coudray, illustration Philippe Coudray - L'Amourier

    Le premier texte, Nona, pourrait passer pour trompeur, tant la logique narrative semble y aller de soi : une histoire d’amour sans conséquence (ou presque) entre le narrateur, pour un temps réfugié loin du monde dans une auberge espagnole, et la servante du lieu, une femme aux « jolis yeux ronds », qui lui offre chaque nuit un réconfort quasi maternel ; une toquade charnelle dont il ne reste, bien plus tard, que des poussières de souvenirs... En dépit de la netteté du récit, un indice met sur la voie de l’insolite : « Nona n’était pas belle. Mais, ainsi, c’était Nona. Je n’ai jamais vu de beauté que banale. » Des mots que l’on appliquera à la création littéraire en général… Et tout particulièrement à la prose de Jean-Luc Coudray qui, après cette nouvelle relativement paisible et sobre, ne cessera de malmener son lecteur, l’entraînant loin des normes et de la logique raisonnable du récit réaliste. Au gré de la lecture, les décalages se font plus ou moins grands entre le monde tel que nous le connaissons (ou pensons le comprendre) et l’univers parfois sans queue ni tête mais réjouissant que nous découvrons sans méfiance…

    Car Jean-Luc Coudray cultive l'absurde et l'insolite dans cette série de textes brefs et remarquables, limpides en apparence ; s’amusant à remanier le réel par petites touches et à perturber notre vision du réel et du langage, opérant des renversements inattendus ; les personnages se fourvoient (volontairement ou non) dans des situations défiant parfois tout sens de la logique, comme dans Le Pique-nique (un homme passe une journée à la campagne en compagnie de sa femme – au « cerveau marié » - et de sa belle-mère, et se retrouve soudain à devoir sauver son épouse de la noyade, puis une jeune fille suicidaire…) ; dans Monsieur Silhouette, un « arrêt sur image » surprend une petite ville enneigée tandis que dans Le docteur ou dans Quatorze juillet, les déplacements sans but avéré des personnages illustrent une certaine idée de l’existence et de sa vacuité ; même chose dans Une année facile où le narrateur avoue être « homme à ne rien faire », « socialement ailleurs » et l’assume.

    D’autres événements ou conversations, en surface inexplicables, ponctuent le recueil, tout particulièrement dans deux farces pseudo politiques à la fois sombres et facétieuses (L’empereur et Le fou du roi), où l’absurde joue un rôle essentiel comme dénonciateur du réel ; même chose dans le milieu bourgeois gonflé d’invisibles fêlures que l’écrivain met en scène avec un sens aigu de l’observation : la fuite (par la fenêtre de la salle de bain…) du respectable personnage éponyme dans Madame de Roncevac, l’ordinaire désir éprouvé par le Monsieur pour sa bonne (La faute de Monsieur) et qui, une fois satisfait, rejoint la somme des banalités du monde, plus loin, la voisine et son «chignon qui lui tirait les pensées, sa robe qui lui étriquait le désir. » (Les Morts).
    Se jouant habilement de nos horizons d’attente, l’auteur se permet ainsi tous les écarts imaginables, une démarche qui tout naturellement se propage au style élégant mais parsemé d’assemblages langagiers inventifs, source d’un jaillissement poétique certain. La combinaison est heureuse, entre cocasserie et noirceur, cynisme et fantaisie et met en exergue la vacuité d’existences vouées au banalement correct et à un ordonnancement existentiel qui va se déréglant, pour le pire ou le meilleur…
    (B. Longre)

    http://www.amourier.com/

    http://www.philippe-coudray.com/

    (Oui, je sais, je devrais parler de la rentrée littéraire... mais j'aime beaucoup Nona.)

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