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Critiques - Page 4

  • Une nouvelle n’est pas un roman comme les autres…

    rgodenne3.jpgLa nouvelle de A à Z, ou troisième tour du monde de la nouvelle en langue française, de René Godenne - Editions Rhubarbe, 2008

    Déambulations nouvellistiques

    Une nouvelle n’est pas un roman comme les autres… Pour preuve, René Godenne, qui lui a déjà consacré nombre d’anthologies, d’ouvrages et de bibliographies critiques, propose aujourd’hui ce dictionnaire qui se compulse avec plaisir, que l’on soit, comme son auteur, grand « liseur de nouvelles », ou bien moins féru du genre, ou même petit amateur. Car ce «tour du monde » sous forme de glossaire, émaillé de citations, de références, d’anecdotes et de tentatives de définitions, devrait passionner tout lecteur un tant soit peu intéressé par la fiction, qu’elle soit brève ou longue.

    Pourtant, l’un des premiers constats de René Godenne est le suivant : « Les lecteurs, dans leur grande majorité, n’aiment pas lire des nouvelles ». Défaitisme ou lucidité ? Plus loin, à l’article « nouvelle », il écrit : « Comment ce terme peut-il être autant l’objet de méfiance, de rejet de la part des éditeurs qui publient peu de nouvelles, des lecteurs qui en lisent rarement, de la critique qui en parle à peine, des historiens de la littérature qui l’ignorent ? (…) L’histoire du genre à travers les siècles c’est l’histoire d’un handicap jamais comblé. » Si l’on en croit ces remarques, personne ne lirait de nouvelles et d’aucuns y verraient de « petits romans » sans envergure, leur déniant leur valeur générique et les reléguant au rang de« brouillons »… Ainsi, André Breton, qui disait : « Je n’ai jamais écrit de nouvelle, n’ayant de temps ni à perdre, ni à faire perdre (…) Aujourd’hui, pour compter écrire ou désirer lire une « nouvelle », il faut être un bien pauvre diable » (1948). Des propos plus que surprenants, teintés d’un incompréhensible mépris. (on en trouvera d’autres à l’entrée « Bêtisier »… !)

    Si l’on peut répondre que nombre de recueils continuent d’être publiés (par la plupart des éditeurs de fiction, sans parler des maisons d’édition qui se spécialisent dans le genre), on constate néanmoins que la nouvelle ne jouit pas du même statut que le roman auprès des lecteurs. Les raisons en sont multiples. Souvent, certains lui préfèrent le conte (qui serait, contrairement à la nouvelle, « chargé de sens » pour un Michel Tournier) alors que selon R. Godenne, un conte est tout simplement « synonyme de nouvelle » ; d’autres vont arguer qu’à l’hétérogénéité d’un recueil de nouvelles, ils préfèrent la cohésion d’une œuvre « suivie » : un recueil contraint en effet le lecteur à fournir un effort plusieurs fois de suite afin d’entrer dans plusieurs histoires, plusieurs intrigues successives. On pourra cependant rétorquer qu’un recueil n’est pas nécessairement un éparpillement de textes et de pensées et peut aussi former un tout, présenter une cohérence interne, proposer un fil conducteur qui permet au lecteur de rester dans un univers, une poétique, une thématique (c’est le cas, par exemple, de Tokyo : vol annulé de Rana Dasgupta, qui prend le Décaméron de Boccace pour modèle, avec un récit cadre au sein duquel s’insèrent les différents récits, ou de La vie en flammes de Scott Wolven, un recueil où les motifs narratifs se répètent si bien d’un récit à l’autre, ou encore – pour citer un francophone - Quelques nobles causes pour rébellions en panne et Un clown s’est échappé du cirque d’Eric Faye), ce que René Godenne nomme « recueil-ensemble de nouvelles », un assemblage « construit sur une unité d’ordre organique » ; des recueils qu’il semble juger trop ambigus à son goût, en cela qu’ils se rapprochent parfois du roman et brouillent les frontières génériques.

    Justement, hormis la longueur (et encore, à côté de « novelettes » de moins d’une page, on trouve des nouvelles de 100 pages…) quels traits distinguent une nouvelle d’un roman (voire d’une novella…) ? Sa discrétion et son aspect confidentiel d'abord, malgré ses six siècles d’existence (le premier recueil français n’est pas L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, comme on le croit souvent, mais Les Cent Nouvelles Nouvelles, ouvrage collectif composé entre 1456 et 1467, soit près d’un siècle plus tôt), l’idée de « cadre » et de « chute » (procédés encore répandus aujourd’hui), sa densité… Toute tentative de définition tranchée échappe et René Godenne se garde bien d'en proposer une seule.

    L’auteur tâche aussi de trier le bon grain de l’ivraie en donnant des pistes qualitatives forcément très subjectives, quand il donne des exemples de ce qu’il considère comme une « mauvaise nouvelle» (« Quand la nouvelle devient un objet formel. (…) dans le prolongement du nouveau roman », des textes « illisibles et distillant l’ennui le plus profond ! ») ; en revanche, il est d’accord avec F.S. Fitzgerald, selon lequel une nouvelle est « bonne » quand « elle s’articule autour de moments si grands et si bouleversants qu’il semble que quiconque ne les ait jamais saisis. »
    Cet ouvrage, qui se préserve de tout dogmatisme et n’impose aucune vision de théorie littéraire, se lit davantage comme un vagabondage érudit, une exploration désordonnée et éclectique d’un univers qui possède plus de « mille et un visages » et dont l’auteur propose quelques facettes seulement, avec un objectif en tête : « faire aimer, faire lire la nouvelle », car… « mieux vaut ouvrir un bon recueil qu’un mauvais roman » ...
    (B. Longre)

    http://www.editions-rhubarbe.com/

    http://www.centrejacquespetit.com/godenne/index.php

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  • « Un geste humain, aussi infime soit-il »…

    nilstrede.jpgLa Vie pétrifiée de Nils Trede, Quidam éditeur, 2008

     

    Xavier, un homme à la vie bien ordonnée, médecin le jour et restaurateur le soir, lutte contre une solitude dans laquelle il semble d’abord se complaire quelque peu – par goût de la liberté et dégoût des convenances – mais dont il souffre profondément, malgré la présence d’une mère âgée à laquelle il est très attachée. Quand surgit dans son existence une jeune femme, incarnation de son idéal, mais inaccessible et déjà amoureuse d’un autre, le manque et le désir engendrent en lui des réactions physiques incontrôlables, presque pathologiques, et des symptômes psychologiques qui se rapprochent, entre autres, de la paranoïa.

    Le narrateur, ultra sensible à son environnement – susceptible de jouer sur ses humeurs –, le décrit minutieusement, à l’instar de ses états d’âme et de ses dérapages, parfois calculés, entre fébrilité, sérénité et introversion, fatalisme et regain d’espoir. Une minutie quasi monocorde, qui participe cependant de la construction d’un décor souvent apaisant, par instants irréel, en contraste avec l’agitation intérieure du protagoniste et la menace sourde qui plane, presque imperceptible, sur le récit.

    La quête de Xavier peut se résumer simplement : conquérir l’âme sœur et vivre en harmonie avec elle. Une simplicité à l’image de la langue sobre, retenue, qui parfois se charge de répétitions – en écho aux ressassements du narrateur ; des répétitions qui expriment aussi son besoin de formuler les choses avec limpidité, comme pour se donner l’illusion de contrôler son existence.
    Et malgré cette simplicité de surface, Nils Trede, dont c’est là le premier roman, a imaginé un personnage complexe, pétri de contradictions, un homme qui tente de se bâtir des points d’ancrage et une histoire qui ne se soit pas qu'une longue errance. Au-delà des singularités de l’intrigue, l’auteur parle de la solitude et des frustrations qu’elle entraîne avec une sensibilité et une acuité remarquables (sans oublier les tentations factices qui s'offrent aux solitaires, auxquelles le personnage refuse de céder, par crainte de perdre son intégrité) : « Je sais que la solitude, cette solitude qui s’est imposée, qui ne laisse aucune chance de lui échapper, est le pire des maux. Et pourtant, même si la solitude est définitive, on ne peut pas rester en place, on ne peut pas attendre, il faut bouger avant qu’elle nous tue. Elle fait naître une agitation immaîtrisable, un besoin impératif de fuir, de chercher un autre, un mot, un geste humain, aussi infime soit-il. » Bouger, fuir, s'agiter... tout, plutôt que de subir une lente fossilisation.

     

    (B. Longre, août 2008)

     

    http://www.quidamediteur.com

     

    Chez le même éditeur, on pourra aussi lire Le Pilon, de Paul Desalmand.

    Les livres de Quidam sont aussi présentés ici : http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Quidam-Editeur-.html (vente en ligne)

     

     

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  • Faire court

    novelettes.jpgSept novelettes de Pascal Blondiau - Editions les carnets du dessert de Lune

    En littérature, il n'est pas toujours besoin de longs discours pour convaincre ou émerveiller : la parcimonie audacieuse de ces novelettes en témoigne. Sept récits dont la brièveté incite le lecteur à savourer chaque mot, à goûter frugalement à chaque assemblage d'images poétiques. Ces évocations sont parfois tirées du quotidien (L'acrobate, La Vitupère), peuvent se faire poignantes (comme dans Point du jour, où l'auteur déroule une phrase unique) ou bien se gorgent de mélancolie (La ruelle des froids enfants) et de cruauté (Toussa). Confronté à de tels textes, le lecteur se doit de les lire et de les relire de façon à ce que chaque relecture permette d'en savoir un peu plus, de découvrir ce qui lui avait d'abord échappé et d'apprécier chaque invention langagière, chaque virgule ou saut de ligne... Ces fragments d'histoires, sans début ni fin, sont de précieux instantanés qui ne nous laissent pas sur notre faim, mais poussent à la rêverie, nourrissant notre imaginaire.

    (B. Longre)

    L'auteur définit ainsi la "novelette" : "une histoire au format carte postale. C’est un instant figé, une histoire saisie au millimètre, à la seconde - mais dont les aboutissements, la logique cruauté, l’absence de morale ou la poésie accompagnent le lecteur pendant des heures. Qu’il le veuille ou non."

    http://www.dessertdelune.be/

    et quelques novelettes en ligne

    http://www.novelettes.be

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  • Paula, la clandestine

    paula3.jpgQui se souvient de Paula ? de Romain Slocombe
    Rat noir, Syros, 2008

    Le prologue, glaçant, reprend une source historique primaire, sans la modifier : la circulaire 173-42 du 13 juillet 1942 émise par l’autorité en place agissant avec zèle pour le compte de l’occupant nazi, qui ordonne aux commissaires de police parisiens de procéder à une rafle froidement planifiée et tristement célèbre : l’arrestation de plusieurs milliers de Juifs et leur rassemblement à Drancy ou au Vélodrome d’Hiver, le 16 juillet 1942. Un rappel qui donne le ton et permet d’entrer de plain-pied dans l’atmosphère sinistre des années d’occupation, et plus particulièrement dans la vie de Paula Karlinski (ou Paule Carlin), qui échappe de justesse à l’arrestation. Son père Chaïm, peintre, a la présence d’esprit de se réfugier chez une voisine qui les accueille temporairement, puis emmène sa fille dans une autre cachette avant de l’envoyer à Lyon, en zone libre, où se trouvent déjà la mère et le petit frère de Paula ; la jeune fille va les rejoindre, tout en regrettant de laisser son père, dont elle est très proche, derrière elle ; ce dernier préfère rester sur place afin d’aider d’autres Juifs, désormais clandestins, comme lui.

    C’est de Lyon que Paula écrit à Jacques, son amoureux parti se réfugier à Londres. Une longue lettre, dense et précise, dans laquelle elle relate les derniers jours passés à Paris et son périple pour passer en zone libre. Une lettre que Jacques gardera jusqu’à son retour en France, à la Libération, sans savoir que Paula n’est pas longtemps restée à Lyon : inquiète pour son père, elle remonte à Paris en janvier 1943. Commence alors une errance urbaine déstabilisante, tandis que la jeune fille, qui s’imagine pouvoir trouver de l’aide auprès d’anciennes connaissances, voit ses repères s’effondrer encore davantage. Le récit reprend des décennies plus tard, quand le passé fait à nouveau irruption dans la vie de Jacques, qui partira sur les traces de Paula, porté par le souvenir de celle qu’il avait aimée.

    L'on éprouve, à la lecture, les mêmes émotions que Paula, de l’angoisse à la peur, de la déception à l’incompréhension, de la paranoïa (souvent justifiée) au brefs instants de soulagement : lors de son voyage en train, de ses déambulations dans les rues de la capitale, où elle prend des risques, sans forcément en être consciente, lors de sa rencontre avec un ancien camarade de classe prépa, qui cherche à profiter de la situation, ou encore quand elle apprend que son ancienne voisine, celle qui les avait cachés, son père et elle, vient d’être arrêtée.
    L’auteur offre un roman étayé par une solide documentation et le dédie, entre autres, à Louise Jakobson, lycéenne captive à Drancy et assassinée à Auschwitz, qui a laissé des lettres qui font partie de la bibliographie. Récit poignant, sombre et palpitant, proposant des points de vue variés, Qui se souvient de Paula ? relate l’histoire d’une enquête et d’une vengeance, rappelle le devoir de mémoire, mais surtout, raconte le parcours singulier d’une jeune fille brillante, à la fois candide et lucide, pas toujours très au fait de ce qu’elle risque en partant à la recherche de son père, même si elle agit avec courage et détermination ; une existence similaire à des millions d’autres, prise dans le tumulte de l’occupation et dans les atrocités de la seconde guerre. Car en toile de fond, plane l’ombre tangible des camps d’extermination, l’indifférence des uns, les trahisons des autres (même si la compassion l’emporte parfois), ainsi que l’exclusion d'une partie de la population mise au banc de la société et décrétée hors la loi par l’occupant, avec la complicité délibérée de la police française. Paula a vécu tout cela de près, et c’est avec amertume qu’elle se souvient, dans sa lettre, des regards « agacés, critiques, hostiles » que lui lancent des passagères d’un omnibus pour Lyon : « Et moi qui suis née à paris, qui ai été naturalisée française ensuite par la loi de 1927 reconnaissant le droit du sol, qui parle leur langue aussi bien que ces femmes et même mieux, qui vivait jusqu’à récemment la vie sans histoire d’une étudiante parisienne, camarade de classe des rejetons de la plus haute bourgeoisie, fille d’un artiste reconnu par ses pairs !... Voilà que pour ces Français égoïstes, je faisais partie du troupeau étranger et indésirable… » Étranger et indésirable, deux épithètes encore associés aujourd’hui, l'idée latente qui sous-tend ce roman (engagé sans être didactique) étant aussi d'établir des liens entre le passé et le présent, entre les destins des uns et des autres, du singulier à l'universel.

    (B. Longre, juillet 2008)

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

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  • Good and/or Evil ?

    mattruff.jpgBad Monkeys de Matt Ruff, traduit de l’anglais par Laurence Viallet, 10-18, 2008

     

    Joli tour de force narratif, Bad Monkeys démarre comme une chronique adolescente, se mue en polar, puis navigue inlassablement entre les genres et les atmosphères, de la farce tragique à la parodie la plus grotesque - sans oublier l’anticipation et le fantastique. On trouve ici un mixe qui a de quoi réjouir : un rythme échevelé, un enchaînement d’événements de prime abord invraisemblables qui obéissent pourtant à une logique implacable, et une narratrice à la fois désinvolte et surmenée, à laquelle on s’attache (est-ce bien raisonnable ?) dès les premières pages – Jane Charlotte, enfermée dans « l’aile des barjots » de la prison de Las Vegas, accusée de meurtre. Là, elle se confie à un psychiatre et tâche de justifier ses actes en racontant qu’elle oeuvre pour le compte d’une société secrète… « L’organisation », qui « lutte contre le mal », rend sa propre justice en surveillant et exécutant sommairement des « malfaisants », forcément irrécupérables – meurtriers, fous dangereux, kidnappeurs d’enfants – en partant du principe que le monde se portera mieux sans eux. Jane Charlotte est-elle une affabulatrice hors pair ? Comme le soupçonne son médecin, ment-elle par omission, préférant laisser dans l’ombre certains pans de son existence ? Qui cherche-t-elle à convaincre ? Ou bien, tout simplement, se contente-t-elle de raconter sa vérité ? À chacun de le découvrir en lisant d’une traite ce roman inclassable, époustouflant, qui s'interroge sur la frontière, décidément perméable, entre bien et mal.

    (B. Longre, août 2008)

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  • Quand Je se fait Tu

    marietfemme.jpgMari et femme de Régis de Sa Moreira, Diable Vauvert, 2008

     

    Le postulat de départ intrigue d’emblée : un homme, dont le couple bat de l’aile, se réveille un matin dans le corps de sa femme… et vice-versa. D’abord terrifiés par leur nouvelle apparence, mari et femme, contraints et forcés, vont peu à peu découvrir le corps de l’autre, un univers à la fois connu et inconnu, puis s’accoutumer à cette nouvelle enveloppe en passant par différentes phases émotionnelles et situations sociales qui, peut-être, les amèneront à repenser leur relation et le sens à donner à leur vie. À partir d’une idée simple et déjà exploitée en littérature, l’auteur développe une trame construite et parfois imprévisible, qui va bien au-delà du désenchantement d’un homme (écrivain sans inspiration, de surcroît) en pleine crise existentielle et des clichés parfois associés aux protagonistes trentenaires. La causticité et la sécheresse de ton (alliées, par instants, à une certaine tendresse) confèrent à l’ensemble une épure qui esquive toute tentation mélodramatique et va de pair avec la concision des chapitres – succession d’épisodes ramassés où chaque mot est pesé. Le choix d’imposer un « tu » – auquel on s’habitue très vite – à la narration n’a rien de gratuit, ni ne répond à une approche accusatrice, mais permet justement de mettre le protagoniste face à lui-même et à son propre corps (désormais investi par sa femme) dont il devient l’observateur privilégié, et à cet autre, féminin, qu’il est devenu, tout en faisant écho aux jeux déstabilisant sur les pronoms qui parsèment le texte et permettent de lancer nombre de questions sur le regard que l’on pose sur autrui, sur la part de soi-même que l’on retrouve chez l’autre... et vice-versa.

    (B. Longre, août 2008)

     

     http://www.audiable.com/

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  • Dérives existentielles

    dpetres3.jpgTu vas me manquer de Danièle Pétrès - Denoël, 2008

     

     

    « La vie, ça n’est pas une maladie. »

     

    Un ton décalé, un brin acerbe, caractérise la plupart de ces courts récits, des novelettes qui observent avec acuité nos contemporains et décrivent avec finesse quelques-unes des maladies et des paradoxes qui les accablent : couples englués dans des histoires qui n’en finissent pas de s’achever, comme dans Tu vas me manquer ou dans Boulevard Suchet (« Il était parti, c’est ce qu’elle avait voulu. Puis elle n’avait plus voulu qu’il ne soit plus là. »), quand l’impossibilité du départ emplit l’existence et ne laisse pas de repos – ainsi, dans Le jour du saumon, où une femme est enchaînée au quotidien que son compagnon lui fait subir, un train-train culinaire si monotone qu’il en devient cercle vicieux ; femmes solitaires, dont les vies creuses, vides d’émotions, s’accélèrent parfois quand un événement jubilatoire vient leur procurer quelques sensations qui leur donnent l’impression d’être en vie (Le charme discret de la pauvreté, quand une bourgeoise se réjouit de la vente privée à laquelle elle a été conviée, qui va lui permettre de côtoyer, quelques heures durant, des « gens ordinaires »…) ; l’ennui du « temps qui s’étire et qui ne sert à rien », pour une correctrice dont la profession a contaminé la moindre pensée…

     

    Quelques textes plus longs rappellent aussi combien la vie en collectivité, incarnée par le monde de l’entreprise, est un univers sclérosé, synonyme d’enfermement (La cabine du papillon) à l’instar de toute situation où les individus se trouvent face aux aspects les plus terrifiants du monde du travail (Dommages collatéraux) et aux tragédies individuelles qui glissent sur les autres, eux-mêmes enfermés dans leur bulle. Parfois décapantes et subversives, certaines nouvelles portent pourtant en elles quelques regains d’espoir ; ainsi, dans La preuve par la chaussure, une femme retrouve enfin sa vraie nature et recouvre, après de multiples tergiversations, une liberté qui lui manquait. Ailleurs, un autre personnage finit par renoncer à une quête qui, des années durant, l’a obligée à ressembler à une amie dont « l’image parfaite » la hantait (La petite robe noire) : une autre libération, après une aliénation qui montre comment chacun se forge des masques et des accoutrements qui sont comme de pathétiques béquilles, pour tenter d’exister… 

     

    La liberté reconquise n’est cependant pas donnée à tous les protagonistes, pris aux piège des entraves de la vie moderne et de la société de consommation : la séance de thérapie de groupe relatée dans Autodafé expose l’inadaptation maladive de certains – après les obsessions liées aux chaussures, ce sont d’autres achats compulsifs qui traduisent un mal-être insurmontable : « l’addiction empêche de voir le monde extérieur. Il isole l’objet du désir du monde réel, cet objet prend alors toute la place et l’on ne voit plus que lui », précise le psychothérapeute, dont les conseils, sans qu’il en ait conscience, vont bientôt engendrer une petite tragédie… Les bizarreries, les petites manies et les idiosyncrasies de personnages pris au piège de leur propre existence se succèdent ainsi, sous nos yeux amusés ; des personnages jusqu’au-boutistes qui cherchent parfois à concrétiser leurs obsessions, quitte à se trouver désemparés une fois que le réel s’impose de nouveau à eux, dans toute sa matérialité. Des Je féminins, parfois masculins, des « elle » et quelques « nous » s’accumulent au fil de ces trente récits qui forment un recueil d’intrigues banales, mais seulement en apparence, parmi lesquelles chaque lecteur retrouvera assurément une part de lui-même.

     

    (B. Longre, août 2008)

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  • Au voleur !

    9782211089395.gifJe suis la fille du voleur de Jean-François Chabas, Neuf de l’école des loisirs

     

    Ce roman relate, sous la forme d’un journal intime, quelques mois de la vie d’une fillette de onze ans, seule face aux « autres » (la police, la prison, les institutions…) qui lui ont enlevé son père en détention provisoire, en attente de son procès. Il a beau être un voleur, les « autres » ont beau dire qu’il ne serait qu’un inadapté, il n’en demeure pas moins l’unique repère de la narratrice, un homme doux et gentil dont elle a hérité l’esprit subversif qui transparaît dans les émotions successives confiées à son journal – à défaut de pouvoir se faire comprendre et entendre par l’oncle et la tante mesquins qui l’hébergent. Malgré quelques situations un peu stéréotypées, on s’attache à la jeune diariste qui manie bien l’ironie, et l’on suit avec plaisir son parcours, émaillé de questionnements sociologiques essentiels : comment vivre la pauvreté au quotidien, comment faire la part des choses entre l’être et l’avoir, entre la solidarité et la pitié, et faire en sorte de ne jamais baisser les bras face aux injustices.

    (B. Longre, août 2008)

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  • Re-naissance

    shapeimage_1.jpgMonsieur Truc
    de Thierry Cazals et Julia Chausson
    - Editions de la renarde Rouge, 2008

     

    Thierry Cazals a déjà de nombreux ouvrages derrière lui, dont quelques-uns publiés par les éditions Motus (dans la collection Mouchoir de poche, ainsi que Le petit cul tout blanc du lièvre, recueil de haïkus) – sans oublier Olga et les masques, bel album illustré par Maurizio A.C. Quarello (Editions Sarbacane). Il signe là un conte initiatique, album de belle facture accompagné des gravures sur bois épurées et soignées de Julia Chausson : le périple mouvementé d’un certain Monsieur Truc, bien obligé de laisser de côté son « train-train » le jour où il croise brutalement la route d’un oiseau noir et rouge et que, soudain, des ailes lui poussent… littéralement. Devenu homme-oiseau, il dérive, se laisse emporter loin de chez lui et atterrit dans un volcan en éruption ; là, il prendra conscience de l’absurdité de sa condition solitaire :

     

     « Si tout est vivant,

    si tout est peuplé et habité,

    se demanda Monsieur Truc,

    comment se fait-il que je me sente

    si seul ? »

     

    Cette épreuve par le feu (là encore littérale et symbolique) est incarnée par l’oiseau flamboyant qui a fait de lui un être hybride, en éveil, prêt à accepter que sa vie puisse basculer. Cette histoire d’une renaissance au monde et aux autres, narrée en vers libres, donne à voir ce qui se dissimule derrière la réalité : elle ouvre les portes d’un univers poétique singulier, peuplé de créatures imaginaires et habité par un personnage en marge, qui apprend à se réconcilier avec l’existence.

    (B. Longre, août 2008)

     

     

    www.thierrycazals.fr

     

    www.juliachausson.com

     

    Fondées en 1994 par Joëlle Brière, les éditions La Renarde Rouge proposent des romans et de la poésie à destination des adultes et des enfants, « des textes courts, forts, de tout genres littéraires et pour tous ».

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  • Trouver sa langue

    ptesirene3.jpgLa petite sirène de Myriam Mallié, Illustrations Alexandra Duprez - éditions Esperluète

     

     

    « Ce conte a hanté, et enchanté, mon enfance. Mais le personnage de la sorcière qui arrache la langue de la petite sirène en échange de jambes de femmes m’a autant fascinée que terrifiée », écrit Myriam Mallié en introduction à ce texte dense et envoutant. Aussi, a-t-elle décidé de donner la parole à la « Mutilante », celle qui tranche la langue. D’un point de vue symbolique, cette mutilation peut faire l’objet de plusieurs interprétations, mais l’auteure part de l’idée qu’en devenant femme et en quittant son royaume marin natal, la mer maternelle, la jeune fille en exil sur terre perd sa « langue maternelle », qu’elle n’aura de cesse que de retrouver, à moins d’en inventer une autre, tiraillée entre deux mondes, entre l’enfance et l’amour éprouvé pour un homme ; un désir envahissant, qui s’impose à elle : « Le désir n’est pas la conscience. Le désir est un ordre issu brutalement du fond qui vous retient », lui dit la Mutilante, qui n’a rien de maléfique dans cette réinvention. Au contraire, malgré sa lucidité, la sorcière, figure de la mère, se fait très maternante, surveille sa protégée par la pensée, suit son parcours en s’identifiant à elle. Un parcours semé d’embûches, car la sirène a voulu « franchir la frontière » qui sépare l’enfance de l’âge adulte, coupure qui « veut s’inscrire dans la chair » par le biais des jambes ; en sacrifiant la queue de poisson qui la retenait en enfance, en recevant aussi un « sexe, lumineux et fendu », elle se met en route sur la voie de l’émancipation et de la jouissance possible, un affranchissement difficile à assumer, quand, étrangère aux yeux de tous, elle ne saura se faire entendre de celui qu’elle aime. Car où trouver les mots ? « Pour trouver sa place, d’abord s’occuper de trouver sa langue », lui conseille alors la Mutilante, pour qui « la parole est le territoire » - celui de la sirène, mais aussi de chacun de nous, du lecteur comme de l’auteure.

    À partir d’un conte d’Andersen qui, comme de nombreux autres, se voit souvent édulcoré et ainsi privé de sens, l’auteure substitue sa propre vision et tisse une variation entêtante, où les symboles et les métaphores textuelles, réinterprétés visuellement à travers les peintures en noir et blanc, presque surréalistes, d'Alexandra Duprez, s’entrelacent sans relâche : un écheveau entre poésie et conte moderne, cruel et émouvant, qui parle à notre inconscient et explore tous les paradoxes et les passages de l’existence, de la vie donnée à l’arrachement, de l’amour à la souffrance, quand les deux ne sont pas mêlés.

    (B. Longre, août 2008)

     

    http://users.swing.be/esperluete/

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  • Petites errances au féminin

    virginiejr3.jpgL’amour est un carburant propre, de Virginie Jouannet Roussel

    Les 400 coups, 2008

     

     

    « Les gens ne sont pas toujours tels qu’on les imagine », pense l’une des narratrices imaginées par Virginie Jouannet Roussel, en découvrant qu’un homme, amant d’un soir, possède quelques aspects touchants qu’elle n’aurait pas soupçonnés (Juste avant l’amour). La réalité n’est en effet pas toujours aussi prévisible qu’on croit et la vie peut jouer des tours ou réserver des surprises là où on s’attendait au pire – l’inverse est vrai. Ainsi, Hécate (dans la nouvelle du même nom) pense-t-elle avoir à faire à un violeur alors qu’il se passera entre eux tout autre chose, une « étreinte étrange » qui dévoile à quel point rien n’est jamais tranché ou figé, ni les émotions, fluctuantes, ni les sentiments, ambivalents, ni même les jugements que l’on peut porter sur autrui.

     

    Tout au long de ces nouvelles, l’auteure décline le féminin (et, en creux, le masculin, pas toujours reluisant, même si le manichéisme n’est pas de mise ici) avec un sens de la formule réjouissant, sans jamais se départir d’une acidité bienvenue (mais non dénuée de tendre drôlerie), ni d’une étonnante lucidité, à l’instar de ses personnages : toutes, quel que soit leur statut social ou leur situation professionnelle, prennent conscience de leur condition au fil d’épisodes révélateurs, déclencheurs, pour certaines, de fuites et de prises de décisions qui bouleversent leur vie – comme Fanny (L’ange en plastique) qui instaure un dialogue imaginaire (et savoureux) avec un homme différent de ceux qu’elle a connus, un personnage qu’elle côtoie pourtant au quotidien.... Un féminin en perpétuel cheminement, parcouru de petites révoltes et de sursauts de liberté, jamais acquise si l’on ne s’en donne pas la peine ; des événements intimes qui viennent perturber le déterminisme social obligeant certaines à jouer des rôles éculés qui s’accompagnent de symptômes physiques et psychologiques (« Le corps mou, la tête vide, la fatigue, l’ennui. »).

     

    Les vies basculent, ne tiennent parfois qu’à un fil, un lien ténu qui raccroche les héroïnes au réel et les met soudain face à ce qu’elles veulent en faire : « Je suis fière de tenir debout. Sauf qu’aujourd’hui… Deux heures en compagnie d’une femme ont suffi à me retourner comme un gant… », pense la narratrice de Miss Cabas, récit qui se termine en suspens, sur une indécision, même si l’on sent que le virage a déjà été pris. Mais ainsi que l’énonce très judicieusement une autre protagoniste (Le grain de sable) : « Connaître la réponse, c’est comme refermer la porte et limiter l’horizon à une rature. »

     

    (B. Longre, août 2008)

     

     

    http://virginiejouannetroussel.wordpress.com/

     

    http://www.myspace.com/les400coupsfrance

     

    http://www.editions400coups.ca/

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  • Kaléidoscope

    Far West / Extrême-Orient, de Philippe Testa, éditions Navarino

     

    « Les aéroports sont des sas d’accès au monde, les points de départ des routes aériennes. C’est là que le voyage commence et que l’attention s’éveille. »

     

    Ces quelques mots ouvrent un carnet de voyage atypique et fragmenté, des USA au Vietnam en passant par le Japon, mais les saynètes à la fois dépaysantes et triviales qui le composent pourraient se dérouler, semble-t-il, dans une multitude d’endroits différents. L’auteur s’empare ici d’un matériau vivant (on rencontre en effet peu de passages sans présence humaine en leur centre) mais la plupart du temps, il s’efface devant les scènes décrites sur un ton laconique, minutieusement, cédant la place aux personnages, à des parcelles d’humanité qui, accumulées, forment un kaléidoscope déroutant et d’une grande justesse, des instantanés de la banalité ordinaire qui ne durent parfois que quelques secondes et possèdent une qualité quasiment cinématographique.

    Les impressions fugaces se succèdent, de motels en fast-foods, d’hôtels-capsules en autoroutes, de gares routières aux trottoirs des villes, fresque presque irréelle, à l’image de ces « collines passées à la couleur artificielle, le ciel trop profond pour être vrai ». Tout se déroule dans des cadres à la topographie clairement établie pour chaque texte, des décors qui varient peu, envers de cartes postales destinées aux touristes, tableaux que la plupart des voyageurs remarquent rarement et retiennent encore moins une fois de retour. D’où l’importance essentielle accordée au regard en éveil : œil impassible (en accord avec le ton adopté) mais acéré du voyageur que plus rien ne semble étonner, qui parcourt des kilomètres, de Santa Barbara au Mississippi, de la Caroline du Nord à Kyoto, de Saigon à Hô Chi Minh-Ville et observe ce qui l’entoure, comme des débuts d’histoires à imaginer.

    (B. Longre, août 2008)

     

    http://www.navarino.ch

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  • La vie derrière soi.

    apontier3.jpgLe fruit du silence d'Arnauld Pontier - Actes Sud, 2008

    Au départ, l’histoire peut sembler simple : un ancien déporté, Gert, et son fils, André, séparés par la guerre ; entre eux, un seul homme qui puisse faire le lien, Jurij, opiomane, écrivain, qui a veillé de loin sur l’enfance d’André, lequel a grandi à l’Assistance publique.
    Pourtant, hormis un pan de passé, André et Jurij n’ont pas grand-chose en commun quand, en cette année 1967, le premier, devenu jeune homme, retrouve celui qui pourrait faire figure de père et se met à l’écoute de sa désespérance, dont on ne sait exactement (du moins pas encore) ce qui a pu l’engendrer, à l’écoute de ses tentatives pour échapper à une réalité qui toujours le rattrape, comme le passé dont il ne parle jamais. À cette trame première, vient s’entrelacer une histoire d’amour teintée d’irréalité, quand André croise une jeune femme dans un bar : une figure fascinante, « trop parfaite pour lui », dont il se met à guetter les apparitions sans pouvoir l’approcher, comme « dépouillé » quand il voit d’autres hommes s’intéresser à elle. Toutefois, c’est elle, Flora, qui va permettre à André d’afficher une audace nouvelle, de se découvrir et de mettre des mots sur son identité, car il espère ne pas être seulement un orphelin sans racines, «embourbé dans cette béance de n’être personne et de devoir devenir quelqu’un. »

    Le roman débute en 1967 mais c’est quatre années plus tôt, à Venise, que l’on fait la connaissance d’un homme « seul et désespéré » : Gert, ancien déporté, cheminot devenu vagabond depuis qu’il a décidé de partir à la recherche du fils à peine connu ; il a quelques pistes fragiles, dont le nom d’un médecin qui aurait soigné Jurij après la guerre — Jurij, celui qui avait accepté de sauver son fils né en camp de concentration. Jurij et Gert se connaissaient à peine mais chacun, à sa façon et pas forcément dans le même camp, a connu l’amour impossible, le chaos de la guerre et de l’après-guerre ; une période où Jurij est hospitalisé en compagnie d’autres survivants et qu’il tente de taire son passé et de dissimuler sa véritable identité, tout en essayant, déjà, de combattre ses démons intérieurs.

    Traversant de bout en bout le récit, l’idée d’incommunicabilité entre les êtres revient sans cesse, comme inhérente à leur condition : « Tout vrai langage est incompréhensible » dit Jurij, qui opte pour l’écriture, car « écrire est ma langue maternelle », un acte qui permet de conjurer la mort mais qui peut néanmoins « vous replonger dans l’horreur, la souffrance, vous replonger dans le passé, vous tuer, même, parfois. » Alors, au langage, certains préfèrent parfois le silence : un silence salvateur, quand des vies sont en jeu, ou apaisant (comme celui qui unit André et Flora), mais qui porte aussi des fruits bien amers, quand il se fait non-dit, se substitue à la vérité et empêche d’avoir prise sur son propre destin.

    Le fruit du silence est un roman poignant, dont le fatalisme ambiant lui confère des traits assurément tragiques : le dénouement a d'indéniables accents d’ironie dramatique, certains personnages demeurent ambivalents et parfois aveugles ; comme André, impuissant, qui ne sait rien, ne voit rien au-delà de son amour nouveau pour Flora, ne se doute de rien — ni du passé de Jurij, ni de celui de ses parents, ni de qui a pu être sa mère, surtout, ni du tour que l’Histoire se prépare à lui jouer. Car comme le sait Jurij quand il tente de fuir son passé : « La liberté qu’il avait prise en s’enfuyant n’existait pas, elle n’était qu’un leurre ; seul existait le destin. Tout est écrit. » Même si rien n’a été dit.
    Quant à Gert, lui connaîtra la vérité, celle de Rachel, rencontrée à Bruges en 1964 ; ancienne déportée elle aussi, Rachel veut déciller Gert qu’elle n’a pas croisé par hasard, tandis que lui ne se doute de rien. Même si la candeur d’André (d’une certaine façon, il ressemble à son père Gert) fait frémir, c’est plutôt Jurij, pivot du récit, qui exerce une véritable fascination sur l’esprit du lecteur, au-delà des notions de bien et de mal, ou encore Rachel, pourtant d’une autre trempe que le précédent, possédant la sérénité de la victime déterminée à se venger, plus énigmatique aussi, et que l’on aurait presque aimé connaître davantage.

    Comme dans Le Cimetière des anges, l’Histoire demeure inséparable de l’histoire singulière, et le sinistre tourbillon de la seconde guerre mondiale plane sans cesse sur chacune des histoires individuelles, révèlant les abominations et la noirceur d'âme de certains, sans pour autant gommer leur humanité. Une Histoire que l’on croit loin derrière, mais qui se transmet, en silence, et poursuit son avance inéluctable, contaminant le présent de la génération suivante, celle d’André et de Flora.
    On l’aura compris : il est presque impossible de raconter les intrigues qui s’entrecroisent, au risque de trop en dire et d'ainsi dévoiler des éléments et des enchaînements qui permettent au lecteur de reconstruire à loisir le puzzle foisonnant de vies abîmées et de s’investir dans un récit où tout fait sens peu à peu. Un récit dont la construction impeccable va de pair avec une langue minutieuse, à l’instar des romans précédents de l’auteur, qui transcrit finement les complexités émotionnelles et les paradoxes d’existences en mouvement, pour former un bel entrelacement narratif et humain, entre d'une part la joie et l’émoi que peut procurer un nouvel amour et d'autre part les terreurs inscrites dans l’esprit de ceux qui ont connu le pire, indélébiles.

     (B. Longre, juillet 2008)

    http://www.arnauld-pontier.com/

    http://www.actes-sud.fr/index.htm

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  • La vie derrière soi.

    apontier3.jpgLe fruit du silence d'Arnauld Pontier - Actes Sud, 2008

    Au départ, l’histoire peut sembler simple : un ancien déporté, Gert, et son fils, André, séparés par la guerre ; entre eux, un seul homme qui puisse faire le lien, Jurij, opiomane, écrivain, qui a veillé de loin sur l’enfance d’André, lequel a grandi à l’Assistance publique.
    Pourtant, hormis un pan de passé, André et Jurij n’ont pas grand-chose en commun quand, en cette année 1967, le premier, devenu jeune homme, retrouve celui qui pourrait faire figure de père et se met à l’écoute de sa désespérance, dont on ne sait exactement (du moins pas encore) ce qui a pu l’engendrer, à l’écoute de ses tentatives pour échapper à une réalité qui toujours le rattrape, comme le passé dont il ne parle jamais. À cette trame première, vient s’entrelacer une histoire d’amour teintée d’irréalité, quand André croise une jeune femme dans un bar : une figure fascinante, « trop parfaite pour lui », dont il se met à guetter les apparitions sans pouvoir l’approcher, comme « dépouillé » quand il voit d’autres hommes s’intéresser à elle. Toutefois, c’est elle, Flora, qui va permettre à André d’afficher une audace nouvelle, de se découvrir et de mettre des mots sur son identité, car il espère ne pas être seulement un orphelin sans racines, «embourbé dans cette béance de n’être personne et de devoir devenir quelqu’un. »

    Le roman débute en 1967 mais c’est quatre années plus tôt, à Venise, que l’on fait la connaissance d’un homme « seul et désespéré » : Gert, ancien déporté, cheminot devenu vagabond depuis qu’il a décidé de partir à la recherche du fils à peine connu ; il a quelques pistes fragiles, dont le nom d’un médecin qui aurait soigné Jurij après la guerre — Jurij, celui qui avait accepté de sauver son fils né en camp de concentration. Jurij et Gert se connaissaient à peine mais chacun, à sa façon et pas forcément dans le même camp, a connu l’amour impossible, le chaos de la guerre et de l’après-guerre ; une période où Jurij est hospitalisé en compagnie d’autres survivants et qu’il tente de taire son passé et de dissimuler sa véritable identité, tout en essayant, déjà, de combattre ses démons intérieurs.

    Traversant de bout en bout le récit, l’idée d’incommunicabilité entre les êtres revient sans cesse, comme inhérente à leur condition : « Tout vrai langage est incompréhensible » dit Jurij, qui opte pour l’écriture, car « écrire est ma langue maternelle », un acte qui permet de conjurer la mort mais qui peut néanmoins « vous replonger dans l’horreur, la souffrance, vous replonger dans le passé, vous tuer, même, parfois. » Alors, au langage, certains préfèrent parfois le silence : un silence salvateur, quand des vies sont en jeu, ou apaisant (comme celui qui unit André et Flora), mais qui porte aussi des fruits bien amers, quand il se fait non-dit, se substitue à la vérité et empêche d’avoir prise sur son propre destin.

    Le fruit du silence est un roman poignant, dont le fatalisme ambiant lui confère des traits assurément tragiques : le dénouement a d'indéniables accents d’ironie dramatique, certains personnages demeurent ambivalents et parfois aveugles ; comme André, impuissant, qui ne sait rien, ne voit rien au-delà de son amour nouveau pour Flora, ne se doute de rien — ni du passé de Jurij, ni de celui de ses parents, ni de qui a pu être sa mère, surtout, ni du tour que l’Histoire se prépare à lui jouer. Car comme le sait Jurij quand il tente de fuir son passé : « La liberté qu’il avait prise en s’enfuyant n’existait pas, elle n’était qu’un leurre ; seul existait le destin. Tout est écrit. » Même si rien n’a été dit.
    Quant à Gert, lui connaîtra la vérité, celle de Rachel, rencontrée à Bruges en 1964 ; ancienne déportée elle aussi, Rachel veut déciller Gert qu’elle n’a pas croisé par hasard, tandis que lui ne se doute de rien. Même si la candeur d’André (d’une certaine façon, il ressemble à son père Gert) fait frémir, c’est plutôt Jurij, pivot du récit, qui exerce une véritable fascination sur l’esprit du lecteur, au-delà des notions de bien et de mal, ou encore Rachel, pourtant d’une autre trempe que le précédent, possédant la sérénité de la victime déterminée à se venger, plus énigmatique aussi, et que l’on aurait presque aimé connaître davantage.

    Comme dans Le Cimetière des anges, l’Histoire demeure inséparable de l’histoire singulière, et le sinistre tourbillon de la seconde guerre mondiale plane sans cesse sur chacune des histoires individuelles, révèlant les abominations et la noirceur d'âme de certains, sans pour autant gommer leur humanité. Une Histoire que l’on croit loin derrière, mais qui se transmet, en silence, et poursuit son avance inéluctable, contaminant le présent de la génération suivante, celle d’André et de Flora.
    On l’aura compris : il est presque impossible de raconter les intrigues qui s’entrecroisent, au risque de trop en dire et d'ainsi dévoiler des éléments et des enchaînements qui permettent au lecteur de reconstruire à loisir le puzzle foisonnant de vies abîmées et de s’investir dans un récit où tout fait sens peu à peu. Un récit dont la construction impeccable va de pair avec une langue minutieuse, à l’instar des romans précédents de l’auteur, qui transcrit finement les complexités émotionnelles et les paradoxes d’existences en mouvement, pour former un bel entrelacement narratif et humain, entre d'une part la joie et l’émoi que peut procurer un nouvel amour et d'autre part les terreurs inscrites dans l’esprit de ceux qui ont connu le pire, indélébiles.

     (B. Longre, juillet 2008)

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  • Brève sélection jeunesse

    tontonzero.gifTonton Zéro de Roland Fuentès, Mini Syros 2008

    Dans ce court roman qui se déroule le temps d’une excursion en montagne, un jeune garçon pose un regard tendre, étonné et parfois lucide sur son oncle, grand naïf que tous ont surnommé « Zéro » pour sa maladresse, son côté gaffeur et ses idées lunaires. Malchanceux, cet adulte que les autres voient encore comme un enfant a pourtant bien des qualités, que le narrateur semble être malgré tout le seul à apprécier, sans porter de jugement hâtif. Le sens pratique n’est certes pas son fort, mais lui, au moins, croit à l’existence de Plavnik, l’ami intime et imaginaire de son neveu… Un joli texte atypique qui met en scène une relation touchante, où les rôles s’inversent en permanence, et qui interroge finement sur la nature même de l’enfance.

    egehin.jpgRendez-vous d’Elisa Géhin, Le poisson soluble, 2008

    Ce petit livre carré qui se présente sous la forme de pochette (forcément surprise) amusera les enfants et étonnera les plus grands. Car cette «histoire à rebondissements dépliables» et transformable au fil de la lecture (et du dépliage, donc) est-elle vraiment un livre ? Parlons plutôt de jeu narratif astucieusement conçu, qui propose un récit évolutif tant au niveau des images (dont la découverte se fait peu à peu) que du texte (sur le mode du cadavre exquis), une histoire par conséquent presque impossible à raconter, sauf pour dire qu’il y est question d’amour, de petits animaux et de quelques monstres… Une réalisation réjouissante (fournie avec le mode d’emploi…), à découvrir sans tarder.

    luisa.jpgLe maïs de Luisa de Sophie Cottin et Amandine Piu, Petit à petit, 2008

    Dans la collection « Marmitontaine et Tonton » des éditions petit à petit, on trouve Les pâtes de Francesca (Viva la pasta !), Le riz de Ly (Faisons danser les grains de riz !) et ce dernier album, qui nous emmène, après l’Italie et le Vietnam, au Mexique ; là, une jeune guide, Luisa, propose plusieurs plats relativement faciles à réaliser et pour la plupart savoureux - comme les fajitas au bœuf, le cocktail de poisson crus marinés, ou encore le riz à la mexicaine. Mais plus qu’un simple manuel gastronomique énumérant les recettes, ce livre aux illustrations foisonnantes et bigarrées est aussi prétexte à faire voyager le lecteur, qui découvre un peuple (détails historiques, du quotidien, des cartes, quelques mots d’espagnol ponctuent l’ensemble…) par le biais de sa cuisine, dont le maïs, « cadeau des dieux » pour les mayas, est la base. Un joli album à ranger dans la cuisine, forcément.

    bou3.jpgBou et les 3 Zours d’Elsa Valentin et Ilya Green, Poisson soluble, 2008

    « L’était une fois une petite Bou qui livait dans la forest avec sa maïe et son païe.
    Un jour, elle partit caminer dans la forest pour groupir des flores.
    — Petite Bou, ne t’élonge pas troppe, lui dirent sa maïe et son païe.
    — Dakodak, respondit Bou. »
    Et ainsi de suite… Bou rencontre le piaf, le scargot, la flore mini piquinote, etc. jusqu’à la casa des zours… La trame de l’histoire, on la connaît, mais la variante imaginée par Elsa Valentin et illustrée avec humour et candeur par Ilya Green est savoureuse à souhait, dans ce langage à la fois enfantin, joueur et très savant, que l’enfant lecteur décryptera sans mal, tandis que les plus grands s’amuseront à reconnaître archaïsmes, emprunts (à l’espagnol, à l’italien, à l’anglais…), à distinguer les registres de langue et à décortiquer les néologismes polysémiques (qui rappellent par instants l’imaginaire d’un Claude Ponti), comme cette chaise «confordouillette » qui « se bricassa » sous le poids de la fillette. On ne se lasse pas de citer le texte, qui se déguste mieux s’il est lu à haute voix.

    emily.jpgEmily the Strange, Voir c’est décevoir, de Rob Reger, Seuil jeunesse, 2008

    La très gothique Emily revient dans un petit album intelligent, en rouge, noir et blanc, comme à l’accoutumée, et dont l’atmosphère forcément strange et troublante doit cependant beaucoup au thème abordé : la vision, qu’elle passe par le regard (un mécanisme complexe présenté avec cocasserie) ou les miroirs (aux reflets mouvants…), modifiée par l’ombre et/ou la lumière, par divers déplacements ou changements de perspective. Il n’y pas de trame narrative à proprement parler, seulement une succession de saynètes ponctuées d’adages qui posent d’intéressantes questions («Emily voit les yeux fermés », « l’étrangeté est dans le regard », « Exister c’est croire »…) où Emily, philosophe en herbe, se met en scène pour illustrer de diverses manières à quel point la vision subjective est forcément illusoire et fluctuante.

    vbru.jpgAu feu les pompiers j’ai le cœur qui brûle, de Christine Beigel et Élise Mansot, Gautier-Languereau, 2008

    Quand Rose, une sage vieille dame, aperçoit Isidore Valentin Brû, pompier de son état, dans le poste de télévision, c’est le coup de foudre. Comment rencontrer ce héros ? Rose n’hésite pas une seconde et, prétextant avoir perdu son chat, appelle les pompiers… Isidore intervient mais semble plutôt intimidé et ému par cette dame qui a demandé à ce que ce soit lui et pas un autre qui vienne lui porter secours. Quand il s’en va, Rose se met à l’attendre… vainement, semble-t-il. Elle se morfond, s’affaiblit, perd le goût de vivre, des mois durant. Ce bel album grand format dont les aplats bariolés, presque naïfs, sont en harmonie avec le texte, tour à tour chaleureux et mélancolique, ne nous donne que le point de vue de Rose, mais cela suffit à nous convaincre de l’authenticité de cette histoire d’amour ; et puisque les Valentin Brû (on comprend mieux l’allusion quand on sait que l’auteure a un faible pour l’œuvre quenienne) sont apparemment destinés à épouser des femmes d’âge mûr, le tout s’achèvera sur une happy ending très satisfaisante, pour le lecteur comme pour les protagonistes - qui n'auront peut-être pas "beaucoup d'enfants", selon la formule consacrée, mais vivront un amour très très chaud !
    A propos de Au feu les pompiers j’ai le cœur qui brûle, on ira aussi lire ce qu'en pense Sylvie.

    dcytryn.jpgL’enfant et le buffle, de Muriel Carminati et Daniela Cytryn, Le Sorbier, collection Les Ethniques, en partenariat avec Amnesty International, 2008

    Après une collaboration avec Jocelyne Sauvard pour Aïssata et Tatihou, Daniela Cytryn illustre avec un même soin un nouvel album aux éditions du Sorbier, dans une collection qui prône l’ouverture sur le monde en proposant des récits qui sensibilisent le lecteur à des situations ou des événements qui ne lui sont pas toujours familiers. Un pays africain en guerre pour Aïssata et Tatihou, la Birmanie pour cet Enfant et le buffle, un pays où il ne fait pas bon vivre si l’on tient compte du mépris des dirigeants pour la population qu’ils maltraitent, emprisonnent ou laissent mourir. La Birmanie, que l’on découvre à travers le regard d’Aung Kyaw Kyaw, jeune garçon très attaché au buffle que son père a pourtant décidé de vendre. Il s’enfuit, part à la recherche de l’animal et revient bredouille pour trouver son village vidé de ses habitants, «réquisitionnés» pour construire une route. Au-delà de la difficulté de vivre sous un régime dictatorial, une certaine plénitude préside malgré tout à l’ensemble, peut-être discernable dans l’attitude résignée des adultes, que l’auteure ne se permet pas de juger, et dans la beauté des images.

    B. Longre (juin-juillet 2008)

     

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

    http://rolandfuentes.hautetfort.com/

    http://www.poissonsoluble.com/

    http://www.petitapetit.fr

    http://www.emilystrange.com/

    http://ellecause.hautetfort.com/

    http://danielacytryn.ultra-book.com/

    http://www.amnesty.fr/

     

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  • Théâtre !

    Tête à claques de Jean Lambert, Lansman, 2008

    Les jumeaux Stef et Mika s’apprêtent à fêter leur douzième anniversaire, quand l’un d’eux est arrêté, accusé d’avoir incendié l’école du village, une grange et un café. Le garçon revient douze ans plus tard et découvre que son frère et la table de banquet l’ont attendu, figés dans le temps. De courtes saynètes se succèdent, retraçant l’enfance difficile des deux enfants, en butte aux moqueries de leurs pairs – tout comme Sauveur, leur père, et Gina, leur mère, étaient méprisés par les villageois. L’écriture presque scandée (des phrases brèves en vers libres et des redites qui tendent à la ritournelle) permet d’apprécier ce texte, qui restera cependant ardu à suivre pour de jeunes lecteurs, de par son découpage et les non-dits qui s’accumulent. On s’intéressera cependant à la genèse atypique de Tête à claques, résultat d’un travail scénique qui lui-même s’inspirait d’une nouvelle de Jean Lambert (disponible en fin d’ouvrage) ; une façon de montrer combien écriture et mise en scène sont parfois interdépendantes. (B. Longre)

    Cette pièce, mise en scène par les Ateliers de la Colline (en coproduction avec le Théâtre de la Place, Liège), se joue actuellement. Lire l'article de Samia Hammami.

     

    p638.jpgOù est passé Mozart ? d’Ariane Buhbinder - Lansman, 2008

    Depuis un an, Félix prend des cours de chant avec Anna, trentenaire comme lui, dont il est tombé amoureux. Elle éprouve des sentiments similaires mais tous deux tournent autour du pot, ne savent comment s’avouer les choses, hésitent, parlent à mots couverts, sans cesse interrompus par les appels téléphoniques de la fille d’Anna qui a perdu son doudou, Mozart le canard…
    Les références à Tolstoï (par le biais du roman Anna Karénine) interpelleront les lecteurs adultes, tandis que les plus jeunes s’amuseront des chants et du jeu (parfois enfantin) de ces adultes, tous deux parents divorcés, qui abordent nécessairement la difficulté de leurs enfants respectifs à accepter la situation. Un éclairage original pour traiter avec pudeur de la séparation, de l’amour et de la difficulté d’accepter le changement. Souvent ludique et farfelue, Où est passé Mozart ? reste pourtant ancrée dans l’ici et le maintenant, et l’écriture, faite de ruptures, de blanc, de phrases avortées, reflète parfaitement la difficulté de dire le désir, les sentiments et les émotions. (B. Longre)

    http://www.lansman.org

    revue2412.jpgCes articles ont paru en compagnie de quelques autres dans le numéro 241 de La Revue des livres pour enfants (La Joie par les livres / BNF, mai 2008).
    Ce numéro propose, hormis nombre de recensions sur des parutions récentes, un vaste dossier intitulé : "Mais qui sont les héros de la littérature de jeunesse ?" Les héros d'hier et d'aujourd'hui, figures paradoxalement atemporelles, y sont analysés, expliqués, interrogés - de Fifi Brindacier à Tom-Tom et Nana, de Tobie Lolness aux nouveaux héros des romans de fantasy.

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  • Louÿs le voluptueux

    small-volupte.gifUne volupté nouvelle et autres contes de Pierre Louÿs - L’Arbre vengeur, 2008

    « L’important est d’avoir toujours une cigarette à la main ; il faut envelopper les objets d’une nuée céleste et fine qui baigne les lumières et les ombres, efface les angles matériels, et, par un sortilège parfumé, impose à l’esprit qui s’agite un équilibre variable d’où il puisse tomber dans le songe. »

    Ainsi s’exprime (n’en déplaise à nos contemporains hygiénistes) un écrivain en mal d’inspiration, narrateur de la nouvelle éponyme de ce recueil, qui voit un soir débarquer chez lui une inconnue prétendant être une certaine Callistô, venue de la Grèce Antique. L’écrivain pense d’abord avoir à faire à une affabulatrice mais les propos de la belle l’intriguent : elle soutient en effet que rien n’a vraiment changé depuis son époque lointaine, et elle s’en voit fort déçue. Puis, en parfaite conférencière, elle énumère avec force exemples tous les domaines dans lesquels les Grecs excellaient déjà, déplorant qu’en près de deux mille ans, l’espèce humaine n’ait pas su inventer davantage et renouveler les arts, les ornements, la philosophie, l’architecture, ou encore les plaisirs charnels. « Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait des espérances et qui est en train de rater sa vie », lui dit-elle…  En quête d’une volupté « nouvelle », la femme fantôme (pourtant dotée de tous les attraits nécessaires) séduit l’écrivain, qui ne se fait pas prier. Ce texte (conte ou nouvelle, c’est selon) à la fois érudit et cocasse est un bel hommage à l’Antiquité, thème cher à Pierre Louÿs, qui se montre ici fort inventif en télescopant deux époques et deux visions de l’Histoire et de ses mouvements.

    Dans le même recueil, on retrouve l’antiquité dans La nuit de printemps, sorte de vaudeville tragique (comme si la tragédie ne pouvait appartenir qu’à cette époque), où le grotesque le dispute à l’effroi. Ailleurs, c’est Vénus qui est invoquée (Une ascension au Venusberg), dans un texte où un vieil homme tourmenté, pour ne jamais avoir goûté à l’amour charnel (« je me suis damné par ma faute en mentant chaque jour à la loi de la vie »), se confie au narrateur. Un désespoir que l’on rencontre sous une autre forme dans L’In-plano, Conte de Pâques, où la petite Cécile, en l’absence de ses parents, explore la bibliothèque qui lui est interdite, un lieu qui lui offre un aperçu de la suite de malheurs que la vie lui réserve ; une fable désespérante et faussement édifiante, où l’hypocrisie adulte (causée par le désir de surprotéger l’enfant en lui dissimulant la vérité de la condition humaine) est dévoilée, quand le père dit à la fillette : « Voilà ce qui arrive aux petites filles qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent sur la vie certaines choses qu’elles n’ont pas besoin de savoir… » D’autres, pour échapper à certains tourments existentiels, se réfugient dans le célibat, telle la narratrice de La persienne, traumatisée par un drame sanglant auquel elle a assisté à l’âge de 17 ans, qui lui « a tout appris », par procuration, des « réalités (…), tous les secrets de la vie, de l’amour et de la mort… ». Si l’auteur ne juge pas ouvertement ses personnages, il ne semble pas non plus éprouver d’affection démesurée pour eux, préférant les manipuler, épingler leurs travers ou leurs postures morales, et les observer avec un sourire que l’on imagine tout aussi narquois que celui du lecteur, complice, qui découvrira avec délectation ce petit recueil.

    (B. Longre, juillet 2008)

     

    http://www.arbre-vengeur.fr/

     

    Sur l'auteur, on ira aussi lire cet article de Tang Loaëc : Pierre Louÿs et les 12 princesses 

     

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  • Pouce-Pouce, Petite-Peau et Petit Poucet

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    Ah la la ! Quelle histoire, de Catherine Anne – Actes sud junior, Théâtre, 2008

    Pouce-Pouce a beau être « malin-malin », il est plutôt mal parti dans l’existence : dernier de sa fratrie, le plus petit (de la taille d’un pouce), il est « hyper-pauvre » et, pour couronner le tout, sa famille l’a abandonné dans la forêt… Quant à la princesse Petite-Peau, elle vit cachée sous une peau de chien depuis sa fuite du château familial, par crainte de devoir épouser son père… Les deux enfants perdus se croisent, décident de faire route ensemble et de s’entraider. Ils font plusieurs rencontres – Boustifaille, la fille de l’ogre, une vieille femme qui leur fait boire de l’herbe d’obéissance, un serpent indolore, une maison magique et une fée… Chaque aventure étant le prétexte d’une épreuve à surmonter. On aura compris que Catherine Anne applique ici la formule du détournement de contes (Tom-pouce, Le Petit Poucet, Peau d’Âne, Hansel et Gretel…), certes classique, mais amplement réussie, à laquelle elle ajoute de multiples clin d’œil en entrelaçant les récits ; cela donne une histoire d’amour à la fois grave et légère, des dialogues enlevés, une intrigue rythmée (avec de multiples rebondissements et changements de cadres) et le tout se lira avec délectation.
    B. Longre

    9782742774180.jpgLe petit poucet de Caroline Baratoux - illustrations Vincent Fortemps - Collection Heyoka – Actes sud papiers, 2008

    Une nouvelle fois, le théâtre se propose de réinvestir un conte qui appartient au répertoire habituel  : une histoire qui mêle le désespoir des parents à l’aventure d’un petit garçon courageux et malin, qui prend peu à peu son indépendance. Ce Petit Poucet se distingue néanmoins de la version originale, d’abord en insistant sur les dilemmes parentaux et leurs ambivalences, souvent occultés dans les versions traditionnelles : la mère passive et le père qui culpabilise à l’idée de devoir laisser ses fils dans la forêt – une solution qui l’arrange cependant, en cela qu’il peut retrouver un peu de la tranquillité amoureuse d’antan, seul à avec son épouse (« sans nos enfants… loin et heureux peut-être, / soulagés au moins… plus légers… / Pour nous retrouver comme avant », dit-il). De même, Caroline Barratoux a créé un héros humain, qui saura non seulement guider ses frères mais aussi aider son père à grandir, à prendre confiance en lui et à devenir un vrai père. Les échanges en vers libres sont de qualité, à l’instar des illustrations de Vincent Fortemps. Celui-ci propose sa version à lui de la pièce, plus sombre, peut-être, que le texte, mais admirablement crayonnée.
    B. Longre

    Ces articles ont paru en compagnie de quelques autres dans le numéro 241 de La Revue des livres pour enfants (La Joie par les livres / BNF, mai2008).

    http://www.actes-sud-junior.fr/

    http://www.actes-sud.fr

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  • De la critique - mise au point.

    titre1.jpg

    J'ai laissé passer un peu de temps, mais tiens à revenir sur ce qui est survenu suite à mon billet intitulé : De la critique - entre censure et ouverture, entre fiction et réalité..." qui a, à l'évidence, déplu à la rédaction de Citrouille, de même que mes brèves interventions sur le forum que la même revue avait ouvert sur son site  - pour le fermer quelques jours plus tard, en annonçant que les échanges "s'étaient envenimés ici et là", sans préciser davantage. Envenimés ? Il n'était question que de débattre d'idées et de livres, en toute franchise, sans pour autant cesser d'être courtois, sans déverser un quelconque "venin" et surtout, sans faire d'amalgames entre livres et individus.

    Difficile de saisir, même avec du recul, ce qui a pu ébranler certains libraires, car je me suis contentée de critiquer un article précis, qui m’a profondément choquée, intitulé « Femme fantasme en pâture » (et non le dossier dans son intégralité) et d'émettre des réflexions sur ce que la lecture faussée d'un roman (qu'on l'aime ou pas), à partir de critères subjectifs et moraux, sans proposer d'analyse littéraire, pouvait entraîner. Mon billet se situait sur le terrain des idées et n'avait nullement pour objectif d'attaquer des individus ou, comme on a pu me le reprocher à demi-mot, de lancer une polémique qui aurait eu des « conséquences douloureuses » (franchement, relativisons, il ne s’agit "que" de livres !), de discréditer les libraires de l'association en question, voire l'ensemble de la profession ! C'est dire jusqu'où les généralisations (à défaut de proposer des contre-arguments solides) peuvent entraîner.
    De même, on m'a vertement rabrouée sur le forum de Citrouille suite à des commentaires plus constructifs qu'agressifs, et certainement pas "venimeux" ; chacun pourra en juger ci-dessous. Voici l'échange en question :

    [ Carole - Olivier ] Peut-être faut-il admettre que les adolescents veulent encore qu'on leur raconte des histoires "amples", dans lesquelles l'imaginaire peut se déployer, dans lesquelles l'auteur laisse une place à son lecteur et ne pas seulement les enfermer dans des livres corsetés hyper-réalistes. "

    Mon commentaire : Des livres de fiction hyper-réalistes ? Qu'entend-on par là exactement ? J'ai toujours du mal à mettre des étiquettes sur les livres... Une fiction peut être en lien avec la réalité, mais reste toutefois de la fiction, donc de l'ordre de l'imaginaire... et le "roman-miroir" (j'entends par là des livres dans lesquels un lecteur pourra éventuellement retrouver des éléments de sa propre existence mais pas seulement, vu la diversité des expériences humaines) n'empêche pas une histoire "ample", une amplitude des émotions et des propos... Aussi, quand on parle d'enfermer le lecteur, j'avoue avoir du mal à comprendre, surtout que la plupart de ces romans (comme Point de côté d'Anne Percin, ou tant d'autres - en vrac : La fille du papillon d'Anne Mulpas, Entre dieu et moi c'est fini de Katarina Mazetti, ou Qui suis-je ? de Thomas Gornet , etc. etc.) sont loin d'être formatés ou de présenter des intrigues prévisibles. Au lecteur de se faire sa place ou non, d'aimer ou non et de prendre la parole s'il le souhaite, en essayant cependant d'argumenter et de ne pas se contenter de parler de la "thématique" - car entre différentes histoires qui peuvent se ressembler ( la littérature a toujours traité de thèmes récurrents...), c'est le traitement poétique (je parle de poétique et non de poésie) et narratif qui fait la différence.

    et ma seconde intervention :

    [ Carole - Olivier ] "Nous sommes extrêmement choqués des propos relatifs à la prétendue "intolérance" des libraires de l'ALSJ. Je suis d'accord avec Thierry, il y a des propos que l'on ne peut pas aujourd'hui tenir sans être aussitôt taxée de "réac", c'est cette étroitesse d'esprit là qui prédomine à l'heure actuelle. "

    Mon commentaire : Ce qui me choque, ce sont les généralités et les jugements à l'emporte-pièce de certains articles de ce dossier - ensuite, chacun est en droit de faire des choix, d'aimer ou non un roman et de le dire, mais encore faut-il que ce soit argumenté sans que des jugements moraux et moralisateurs (donc réac...) prennent le pas sur l'analyse littéraire, éventuellement nuancée et pas livrée brutalement comme c'est parfois le cas... Ce point de vue n'engage que moi, ce qui ne m'empêche pas d'apprécier et de reconnaître dans l'ensemble le travail des libraires indépendants.

    amulpas3.jpgSuite à cette intervention, somme toute cohérente et très inoffensive, que je continue d'assumer, la rédaction de Citrouille m'a adressé en ligne une missive sous forme d'avertissement, (qui s'achevait sur un "nous l'actons", un terme généralement réservé au domaine juridique), signalant en gros que le débat était clos ; une mise au point qui a choqué nombre de gens, et dans laquelle on me comparait à "une vigie parano qui veillerait à la moindre dérive morale des Librairie s Jeunesse et de leur revue" et/ou, à "une prof de lettres qui noterait la pertinence argumentaire de ses élèves". A défaut de me répondre sur le même terrain, celui du fond et des idées, on me « réprimandait » sur la forme. J'ai cessé depuis d'intervenir sur le blog de Citrouille, où la contradiction n'était apparemment plus de mise : une première, fort regrettable, étant donné que j'ai toujours considéré cette revue comme un espace de liberté généralement accueillant, malgré les avis divergents qui y circulent souvent, du moins jusqu’à récemment.

    D’après ce que j’ai cru comprendre, ce serait le terme « CENSURE » qui aurait froissé la rédaction de Citrouille. Je l’explicitais ainsi dans les commentaires : « La censure peut prendre divers visages, souvent insidieux - car une revue comme Citrouille, certes libre de publier ce qu'elle veut (mais cela ne m'ôte pas la liberté de commenter), a cependant de l’impact : elle sera lue et certains (libraires, bibliothécaires, lecteurs lambdas) s’en serviront comme guide d’achat. Les jugements moraux portés sur ce livre sont proches du discours de certains censeurs. De même, le fait que dès les premières lignes, l’une des clés essentielles de l’intrigue du roman soit dévoilée, montre qu’on entend, consciemment ou non, dérober au lecteur potentiel le plaisir de la découverte de la construction narrative. La censure peut se faire diabolisation ou bien mise à l’index (« attention : misogynie. Propos malsains. Ecartez-vous de ce roman » - je schématise, mais c’est bien cela qui est dit au fond), en particulier en s’appuyant sur des jugements moraux. (…) Ce livre ne serait pas choisi par la librairie Comptines à cause de sa prétendue misogynie (…) : ce sont les raisons de refuser ce livre qui me semblent erronées - et non le fait de ne pas le proposer en soi, bien évidemment - les libraires font des choix, quelle question ! Mais si l'on refuse ce livre pour misogynie autant expurger une bonne partie de la littérature classique et moderne... (…) On exagère l’impact des livres, tout comme ceux des films ou de la musique (voir la façon dont on diabolise Marilyn Manson et consorts). Si les créations littéraires aident à vivre, à penser, à s’interroger, tant mieux, en même temps, là n’est pas leur fonction à l’origine. L’article en question parle de livre « malsain ». C'est-à-dire « nuisible », « pervers », ou bien pour reprendre le dictionnaire : « QUI CORROMPT L'ESPRIT», «immoral et pernicieux » (Petit Robert) Si ce ne sont pas des termes de censeurs, dites-moi dans ce cas ce qu’ils signifient dans un article qui se veut critique littéraire ? »

    Par ailleurs, j'ai appris récemment que la revue avait refusé de publier le droit de réponse (suite à l'article de Citrouille portant sur Je Reviens de mourir) demandé par Tibo Bérard, directeur de la collection Exprim et par les éditeurs de Sarbacane, Frédérique Lavabre et Emmanuelle Beulque. Même chose pour une "tribune" que ceux-ci ont ensuite proposée. Des refus dont je ne connais pas les raisons et que je ne commenterai pas, mais un constat, fort regrettable, paraît s'imposer : le rejet du débat d'idées semble bel et bien confirmé. Car quelle autre conclusion pourrait-on tirer de cette position fermée ?

    Pour ma part, j’estime que la tribune des éditeurs de Sarbacane, intitulée « Smells Like Teen Spirit », en référence à la célèbre chanson de Nirvana (l’une des musiques de Charlie, dans Pas Raccord de S. Chbosky) apporte nombre de précisions sur la genèse et les objectifs de la collection Exprim et qu'il serait dommage de s'en priver. Les tentatives pour définir l’idée même de « jeunesse » en littérature et la notion de « distance » (le B.A.-BA de la fiction et de la critique littéraire, du moins à mon avis) sont marquées au coin du bon sens, en particulier l’idée qu’en fiction, « Le fait de montrer une situation de violence, d’humiliation ou de déchéance physique ou morale ne revient pas à la cautionner ». Chacun est en droit de commenter, d’émettre des réserves, de s’interroger, mais ne serait-ce que par principe (celui de la liberté d'expression), il me semble important de proposer ce texte, qu’on peut aussi lire depuis quelques heures sur http://bibliobs.nouvelobs.com/2008/07/09/smells-like-teen-spirit).

     

     
     

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    Smells Like Teen Spirit

    Que signifie le mot « jeunesse » ? C’est, selon nous, la question qui doit présider à toute démarche éditoriale effectuée dans ce secteur.
    À ce titre, il nous a semblé urgent et important, suite au débat amorcé sur les « romans ado » dans le numéro 50 de la revue Citrouille , de repréciser ici notre position, les idées et les convictions qui nous ont amenés à lancer la collection EXPRIM’, et à défendre tous les titres qui y sont parus.
    Le roman d’Antoine Dole, Je reviens de mourir, ayant fait l’objet d’une polémique particulièrement vive, nous tenons aussi à expliquer pourquoi nous sommes fiers de l’avoir publié, et convaincus qu’il mérite sa place sur les tables des librairies jeunesse. 

    Que signifie le mot « jeunesse » ? En fait, cette question s’est imposée à nous en même temps que les trois premiers romans de la collection EXPRIM’, dont nous avions jeté les bases au cours d’un passionnant débat d’idées sur la modernité de la littérature, l’explosion des cultures urbaines, la nécessité de remettre la question du langage au cœur des problématiques éditoriales, et l’ambition de proposer de nouvelles voix à ceux que nous allions appeler les « nouveaux lecteurs ».

    exprim.jpgNous venions de découvrir le manuscrit de Treizième Avenir, de Sébastien Joanniez, lors d’une réjouissante lecture scénique donnée devant un parterre de jeunes et d’adultes captivés ; un hasard providentiel nous avait permis, au détour d’un coup de fil passé au label Desh Music, de rencontrer Sarcelles-Dakar, d’Insa Sané. La fille du papillon d’Anne Mulpas nous était arrivé par la poste, épousant comme par magie toutes les problématiques que nous avions soulevées : rapport ludique et créatif au langage, refus des codes du roman-miroir, jeux d’écriture, de structure et de typographie… La collection EXPRIM’ naissait sur ces trois axes, conjuguant veine urbaine, héritage surréaliste et métissage truculent du genre romanesque, de la poésie, du théâtre, du slam, du cinéma, de la musique et de la BD.
    Il était clair que nous avions affaire à une nouvelle génération d’ auteurs, nés avec la culture multimédia et désireux de nourrir la littérature d ’autres modes d’expression artistique, tout en l’inscrivant dans son époque. À notre idée, il allait ainsi de soi que ces trois romans étaient animés d’une « jeunesse » littéraire et que, par conséquent, ils toucheraient en priorité les jeunes, lecteurs de demain, lecteurs curieux et désireux d’être déroutés. Et pourtant, ces romans n’avaient pas été écrits ni spécifiquement formatés « pour eux ».

    C’est alors que nous avons réfléchi à l’acception de ce mot : « jeunesse ». Pourquoi, lorsqu’il est accolé au mot « livre », dans l’expression «  livre jeunesse  », ce mot renvoie-t-il uniquement à l’âge du lectorat, alors que partout ailleurs il est synonyme de renouveau, d’énergie, de désir, de curiosité ? Par exemple dans la rue, où la jeunesse « emmerde le Front National » ; dans les concerts, où elle veille tard ; sous la plume d’écrivains comme Dos Passos, où elle est « un regard en alerte, des sens aux affûts, des oreilles aux aguets » ? 
    Peut-on se satisfaire du fait que les jeunes, passé l’âge du « roman ado » traditionnel, peinent à trouver des romans qui les excitent ou les remuent autant qu’un film, une série TV ou un CD ? Peut-être, avons-nous alors songé, faut-il prendre le problème par l’autre bout : au lieu de proposer des romans « pour jeunes », censés les séduire par le choix des thématiques abordées, osons ces romans dont la modernité et l’inventivité entrera en résonance avec la jeunesse, des romans rapides, pleins d’audace, détonants, subversifs. 

    Nous savons que cette nouvelle acception du mot jeunesse, ne se référant plus spécifiquement à l’âge du lectorat mais plutôt à un état d’esprit, vient chahuter les frontières actuelles de ce secteur : un adulte curieux de nouvelles formes littéraires sera tout aussi intéressé de découvrir les romans EXPRIM’ qu’un grand adolescent ou un jeune adulte. La loi 1949, au vu de cette acception du mot, devient du même coup hors cadre.
    Certains prescripteurs préféreraient nous envoyer dans le secteur adulte plutôt que de nous accueillir dans un secteur jeunesse repensé. À les entendre, nous aurions « peur » de nous risquer en adulte. D’ailleurs, ajoutent-ils, les adolescents qui le souhaitent pourront toujours trouver nos romans dans le secteur adulte.
    Mais ce constat n’est-il pas triste ? Le réseau jeunesse ne devrait-il pas être justement, plus que tout autre, le territoire des nouvelles générations ? Est-ce que ce n’est pas justement là que les choses devraient bouger ? Passé quinze ans, un lecteur n’a certes pas besoin d’être « tenu par la main », et il n’est pas question de « garder un œil » sur la jeunesse. En revanche, ne peut-on pas ouvrir un territoire, une zone libre où les jeunes pourront trouver tout un panorama de propositions romanesques excitantes ? 

    Si on pense le contraire, il faut accepter de reconnaître que les grands ados « ne vont pas en jeunesse », et se dire qu’ils iront se « débrouiller en adulte » tout en sachant que ce n’est pas le cas. Et qu’entre le dernier Nothomb et le prochain Angot, ils pourront bien avoir le sentiment que la littérature est un lieu rigide, sans lien avec le bouillonnement culturel de notre époque. De leur époque.
    Car enfin, cette nécessaire évolution du réseau jeunesse répond bien à une attente de la part des lecteurs ! Et d’ailleurs, elle correspond bien à un discours de plus en plus récurrent dans les salons, les bibliothèques et les librairies  : d’ autres  éditeurs, comme le Rouergue , Le Navire en pleine ville ou Thierry Magnier , l’appellent aussi de leurs vœux. Comme nous, ils plaident pour l’apparition de nouveaux rayons (« jeunes adultes », « passerelle », « nouvelles littératures ») qui, accueillant toutes formes de propositions romanesques innovantes, passionneront les jeunes.

    De livre en livre, au fil des salons et des rencontres en bibliothèque ou en lycée, notre vision de notre lectorat s’est affinée ; notre discours éditorial aussi. Si nous avons dû parfois – par souci d’être compris (et sans doute à tort !) – recourir à l’expression « 15-25 » pour définir ce lectorat qui souhaitait découvrir du nouveau en littérature, nous n’avons jamais perdu de vue l’idée selon laquelle la jeunesse à laquelle nous faisons référence ne se découpe pas en tranches d’âge, mais se pense comme l’état d’esprit d’un nouveau courant littéraire, celui de ses auteurs et ses lecteurs.
    Ainsi, quand le mot « jeunesse » – à ne pas confondre avec le mot « enfance » – signifiera dans la librairie ce qu’il signifie partout ailleurs, trouvera-t-on normal de découvrir, en jeunesse, un roman de Bret Easton Ellis aux côtés des opus d’Antoine Dole, Marcus Malte, Insa Sané ou Guillaume Guéraud. Alors, la littérature jeunesse ressemblera à la jeunesse  : elle sera déroutante, énergique, subversive. 

    C’est dans cet état d’esprit que nous avons publié Je reviens de mourir d’Antoine Dole. Un roman que nous avons choisi selon des critères littéraires. Un roman éblouissant du point de vue de l’écriture, les allitérations rugueuses venant, tout comme les ruptures de rythme et les déconstructions syntaxiques, forer une problématique contemporaine, celle de l’incommunicabilité et du dysfonctionnement des relations sociales, amoureuses, sexuelles. C’est d’ailleurs sur des critères littéraires, et non moraux, que nous aurions aimé voir critiquer ce roman.

    Reste qu’il nous faut répondre à la double accusation de « roman misogyne » et de « roman voyeur ».

    La misogynie d’abord. Est-ce que Je reviens de mourir, sous prétexte qu’il met en scène, à travers une histoire, une situation de violence entre les sexes, « véhicule » une vision misogyne ?
    En ce cas, allons jusqu’au bout des choses : lorsque Flaubert présente son Emma comme une inconséquente, incapable de faire la part entre le réel et la fiction – croyant tant aux romances des « mauvais livres » qu’elle veut les vivre à son tour –, l’écrivain abaisse-t-il l’image des femmes ? Et lorsqu’il la fait agoniser sur plusieurs dizaines de pages, prenant un malin plaisir à torturer son personnage, ne serait-il pas un brin misogyne et complaisant ?
    Réponse : NON. Un écrivain de roman fait parfois subir mille et une violences à ses personnages, soit pour dénoncer cette violence, soit simplement pour la décrire, soit pour avouer la fascination qu’elle lui inspire, soit pour d’autres raisons encore. Le fait de montrer une situation de violence, d’humiliation ou de déchéance physique ou morale ne revient pas à la cautionner.

    629-mme-bovary.jpgVient ensuite l’accusation de voyeurisme. Celle-ci est censée étayer la première : la différence entre Flaubert et Dole, ce serait le regard porté sur l’héroïne ; Antoine Dole serait voyeur, Flaubert non. Car Flaubert, lui, serait dans l’empathie, il s’identifierait à son héroïne. La preuve, il a écrit : Madame Bovary, c’est moi. LA citation. 
    Mais enfin, qui peut sincèrement croire Flaubert capable d’énoncer un poncif tel que « Je m’identifie à mon héroïne » ? En lisant ses correspondances, en relisant son œuvre de près, on verra que Flaubert marque sans cesse une immense distance avec Emma, et ce afin de condamner, non pas ses agissements moraux, mais son attitude de lectrice – celle qui l’amène à s’identifier aux héroïnes des « mauvais livres ». Cette distance est d’ailleurs l’argument qui épargna à Flaubert, en 1857… la censure.

    Distance. C’est la clef de voûte de cette question. Antoine Dole est écrivain et, de ce fait, tout comme Flaubert, il marque une distance avec son héroïne. À la différence du témoignage (ou récit, ou « document »), qui est fondé sur l’empathie, le roman se définit par la distance que met l’auteur entre son sujet et lui – la fameuse distance romanesque.
    Cette distance, ce n’est pas celle du voyeur – terme qui découle d’une vision moraliste de la littérature – mais celle du « voyant », au sens où l’entendait Rimbaud. En tant qu’écrivain, Antoine Dole se soucie surtout d’écrire et, via la fiction, de livrer une vision du réel. Devient « voyeur », alors, le lecteur qui ne peut voir… sans se donner l’impression de voir ce qu’il ne devrait pas.

    Nous pensons que lire le mot « Putain » ne revient pas à l’entendre ou à le prononcer ; que lire une scène de viol, ce n’est pas la même chose que la vivre. Il nous semble que la magie de la lecture tient justement à ce que, exigeant du lecteur un effort intellectuel, elle lui permet de ressentir les situations tout en conservant une distance. Celle qui est inhérente à la fiction.
    Dès lors, si la violence entre les sexes existe – et n’est donc pas « fantasmagorique » –, nous ne comprenons pas pourquoi la littérature ne pourrait pas s’en emparer ; les jeunes, que cette violence concerne, nous semblent capables de faire la part entre fiction et réel. Nous ne pensons pas non plus qu’un livre puisse « donner aux lecteurs l’horizon du suicide ». Ou alors, il faudrait croire qu’un adolescent lisant L’étranger d’Albert Camus risquerait de tuer le premier Arabe qu’il croiserait… l’auteur n’ayant pas ajouté la mention Don’t do it at home.

     À nos yeux, Camus n’apprend pas à son lecteur à tuer, pas plus qu’Antoine Dole ne lui apprend à se suicider. En tant qu’écrivains, leurs questionnements ne sont pas moraux, mais littéraires. Lire n’apprend pas « à vivre » – pas dans ce sens-là.

    Frédéric Lavabre directeur des Editions Sarbacane, Emmanuelle Beulque , directrice éditoriale, Tibo Bérard, directeur de collection eXprim’.

     

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  • De l'athéisme

    sadedieu.jpgDiscours contre Dieu, Sade, préface d'Aymeric Monville, Ed. Aden 2008

    Cette compilation d’extraits de l’œuvre sadienne regroupe les textes athées de l’auteur, tirés des romans - en particulier de La Nouvelle Justine - où la « chimère d’un dieu », dont l’existence est impossible à prouver, revient sans cesse, comme l’un des fondamentaux de la pensée de l’auteur : une philosophie rationnelle (l’athéisme étant un « combat pour la rationalité », comme le rappelle le préfacier) et matérialiste (la nature étant « matière en action », Discours de Dolmancé, dans La Philosophie dans le boudoir) que Sade construit avec cohérence au fil de ses écrits argumentés, de réfutations en virulentes démonstrations qui n’ont rien perdu de leur impact, comme en témoigne cette exhortation à la raison : « Faibles et absurdes mortels qu’aveuglent l’erreur et le fanatisme, revenez des dangereuses illusions où vous plongent la superstition tonsurée, réfléchissez au puissant intérêt qu’elle a de vous offrir un Dieu, au crédit puissant que de tels mensonges lui donnent sur vos biens et vos esprits, et vous verrez que de tels fripons ne devaient annoncer qu’une chimère… » (Fantômes). B. Longre

    Dans la même collection, vient de paraître Jean Meslier, curé et fondateur de l’athéisme révolutionnaire, Introduction au mesliérisme - extraits de son œuvre présentés par Serge Deruette.

    On ira aussi lire L'athéisme expliqué aux croyants de Paul Desalmand (Le navire en pleine ville, collection Avis de tempête).

    http://atheles.org/editeurs/aden/

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  • Limpide

    aressy3.jpgProfil perdu, de Line Aressy - Editions MLD, collection Brèche

     

    De la limpidité

    En quelques textes économes, Line Aressy bâtit un univers narratif singulier, à la fois ténu et très émouvant, loin des modes et d’un certain brouhaha (littéraire, vraiment ?) ambiant — une prose limpide mais exigeante, où les blancs, calculés, prennent parfois autant d’importance que les mots, à l’image de certains silences finement captés ; comme pour cette femme croisée dans Le Présent : « elle parlait le moins possible. Si elle s’aventurait dans les rues, elle hochait simplement la tête pour dire bonjour. Il semblait qu’elle connaissait intimement le silence, qu’elle le buvait comme de l’eau. » Un silence fluide et fluctuant, qui peut traduire une profonde souffrance et contre lequel on se « cogne le front », puis s’apparenter à une harmonie retrouvée, lors d’une épiphanie qui marque un retour à la vie, quand tout semble à nouveau faire sens (Le Cerisier). Le silence, encore, dans Profil perdu, où la narratrice, confrontée au mutisme obstiné d’une vieille dame qui s’éteint peu à peu (comme déjà perdue, « absorbée entre le passé et le présent »), dit « se taire de toutes ses forces ».
    Pourtant, se dégage souvent un sentiment de plénitude, comme s’il suffisait d’accéder à un état d’esprit qui permettrait de « goûter à grands traits le don du monde » (Sursaut), malgré les blessures ou la marginalité de quelques personnages, telle cette « Anna la folle », dont l’aspect repoussant n’est rien au regard de la totale liberté qu’elle renvoie au monde, à ceux qui la méprisent et qu’elle effraye (Cantique d’Anna).

    Tout est question de vision, du regard que l’on choisit de porter sur les autres et sur leurs différences, voire leurs imperfections, une idée parfaitement exprimée dans La Fêlure, l’un des textes les plus réussis de ce court recueil, où la jeune narratrice accompagne sa mère chez un sculpteur ami ; à l’occasion d’une de ces visites, la fillette découvre un cimetière particulier, un fossé où le maître se débarrasse de ses œuvres ratées. Prise de vertige, elle demande à garder la sculpture au visage fissuré qu’elle était venue jeter : « je voulais seulement la voir à la lumière du jour, apprécier l’imperfection de sa forme, lui donner un peu de mon regard. » Donner un peu de son regard au monde environnant, à des choses proches et des êtres ordinaires, imparfaits, faillibles et fragiles, parfois silencieux et qu'il faut deviner à défaut de pouvoir décrypter, des êtres dont la beauté peut échapper de prime abord : tel est peut-être l’un des secrets que dévoile ce recueil lumineux.

    (B. Longre, juillet 2008)

    http://editions-mld.com

    http://line.aressy.club.fr/index.html

    Prochaine parution en automne 2008, aux éditions MLD : Chat blanc, récit suspendu.

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  • De l'attachement au détachement

    cgutman3.jpgLes inséparables de Colas Gutman
    Neuf de l’école des loisirs

    Simon et Delphine, les inséparables du titre, ont bien du mal à accepter que leurs parents se… séparent, que leur mère se retrouve seule, que leur père aille vivre chez Pierrette, qu’on leur impose les enfants de cette dernière, « Porcinet l’infâme » et « Marie-Neige tête à claques » qui, comble de malchance, fréquentent la même école… Pierrette devenue l’ennemie à abattre, le garçon et sa sœur mettent alors en place de multiples stratégies visant à déstabiliser la recomposition familiale - tour à tour la douceur, la rébellion, l’espionnage… Les adultes, qui en font trop peu ou pas assez, ne se doutent de rien, ou à peine, mais en prennent assurément pour leur grade ; d'ailleurs, les enfants aussi, que ce soit ceux de la « grosse vache » ou Delphine quand, peu à peu, elle semble se détacher elle aussi de Simon, qui ne comprend plus rien et se sent trahi. Inséparables, Simon et Delphine ? C’est du moins ce que croit le premier, qui fait aveuglément confiance à sa grande sœur, jusqu’au jour où l’impensable se produit et qu’un gouffre vient les… séparer, car Delphine se met à grandir, à mûrir, à pactiser avec l’ennemi, bref, à tout simplement s'accommoder de situations qu’elle trouvait intolérables quelque temps plus tôt. Déboussolé, le garçon ne sait plus vers qui se tourner, puis apprend peu à peu à faire avec, sans pourtant se départir de sa verve et de son esprit critique.

    Le regard acide et souvent lucide du jeune narrateur (qui n'est pas dupe des manoeuvres de séduction parfois hypocrites des adultes) est un pur régal, oscillant entre drôlerie et cruauté, tandis que lui se forge les armes qu’il peut (du cynisme à l’indifférence affichée, de la mauvaise foi à la révolte) afin d’occulter à sa façon la souffrance psychologique qui accompagne toute séparation. Des séparations, justement, qui se succèdent et se superposent, engendrant frustrations et questionnements, mais qui permettent aussi d’avancer et de grandir un peu plus à chaque fois, même contre son gré, et malgré les adultes dont les maladresses n’arrangent rien. Simon, qui cherche sa place dans ce cadre familial chamboulé, est un peu le double et le petit frère romanesque du narrateur du Journal d’un garçon, et l’on retrouve dans chacun des romans, malgré la différence d’âge des deux protagonistes, des préoccupations similaires et une acidité de ton réjouissante.
    (B. Longre)

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  • " L'ennemi " est dans la place.

    9782264046673R1.JPGQuand l'empereur était un dieu de Julie Otsuka
    traduit de l'anglais par Bruno Boudard - 10-18 (juin 2008)

    L'attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, a de nombreuses répercussions, dont l'entrée en guerre des Etats-Unis ; rétrospectivement, on ne peut remettre en cause le caractère bénéfique de cette décision pour l'avenir du monde et de l'Europe ; mais pour les citoyens américains d'origine japonaise et les résidents japonais vivant aux Etats-Unis, parfois depuis des décennies, ces événements ont des conséquences dramatiques : le gouvernement américain les voit désormais comme des ennemis potentiels, infiltrés dans la place et susceptibles d'entraver l'effort de guerre... Le roman de Julie Otsuka retrace, à travers le parcours d'une famille japonaise parfaitement américanisée, ce pan d'histoire longtemps occulté, un épisode honteux, "justifié" par l'état de guerre. De nombreux Japonais, soupçonnés de trahison, sont arrêtés dès le 8 décembre 1941 ; des familles entières sont déportées dans des camps d'internement ; et même si leur sort n'est en rien comparable à celui des victimes de l'holocauste orchestré par les nazis, il demeure que cette expérience a moralement affecté la communauté nippone des Etats-Unis.

    C'est le cas des deux enfants dont il est ici question : un garçon de sept ans et sa soeur de onze ans, obligés de quitter leur maison de Berkeley, en Californie, avec leur mère (leur père a été arrêté plus tôt et est détenu au Nouveau Mexique) ; ils sont envoyés au camp de Topaz, dans l'Utah, au beau milieu du désert ; des blocs, des baraquements qui laissent entrer le froid ou le sable, selon la saison, des appels, des repas au réfectoire et des journées qui n'en finissent pas de s'étirer sous la neige ou le soleil, des enfants, des femmes et des vieillards surveillés jour et nuit par des soldats perchés sur des miradors... Les enfants et leur mère vivront là trois ans durant, dans une seule pièce, tentant de conjurer comme ils le peuvent l'ennui qui les ronge, la désolation de l'endroit et l'idée que la vie s'est arrêtée là.

    L'écriture neutre et distancée de Julie Otsuka laisse entrevoir un drame feutré, mais néanmoins palpable ; et l'auteure, dont c'est le premier roman, nous guide avec talent dans l'espace mental de chacun des personnages, qui vivent tous leur enfermement différemment : d'abord la mère, qui vient de lire les affichettes placardées en ville ("Instructions à tout individu d'origine japonaise") donnant les ordres de départ : elle s'applique à faire des préparatifs minutieux et à mettre en ordre la maison, un peu à la façon d'un robot, comme si elle entrevoyait déjà sa destinée et celle de ses enfants ; puis sa fille, qui se remémore l'interminable voyage en train (stores baissés lorsqu'il traverse des villes) vers une destination inconnue ; enfin, le petit frère, qui se souvient de la vie au camp, des journées qui s'éternisent, de sa mère happée par la folie et de son père, arrêté en pleine nuit, en pantoufles et robe de chambre, un père qu'il doute de revoir un jour.

    Julie Otsuka s'attache aux détails qui passent habituellement inaperçus, à la minutie des gestes d'un quotidien épuisant et vidé de sa substance, d'une existence qui n'a plus aucun sens, et le ton détaché de l'ensemble évite tout mélodrame. Ses personnages n'ont pas de nom, mais leurs personnalités respectives sont particulièrement bien dessinées ; par ce biais, l'auteure mêle habilement drame personnel et destin collectif. De retour chez eux après la guerre, les enfants, passablement déstabilisés (le petit garçon a rêvé de combattre auprès de MacArthur, tout en se demandant à quoi ressemble l'empereur dont on leur a interdit de prononcer le nom...) sont accueillis avec méfiance et leur mère reçoit 25 dollars, somme dérisoire généralement attribuée aux criminels qui sortent de prisons, censée compenser trois années d'enfermement... Chaque miroir est une épreuve : "nous n'aimions pas ce que nous regardions : cheveux bruns, peau jaune, yeux bridés. Le visage cruel de l'ennemi." et ils ressentent un profond sentiment de culpabilité. Le récit de cet épisode traumatique n'emprunte jamais la voie du sentimentalisme outrancier, ni même celle de la haine, bien au contraire ; mais le désespoir latent, l'incompréhension honteuse et le sentiment d'injustice larvé des protagonistes résonnent de façon beaucoup plus terrible que ne le ferait la colère exacerbée de n'importe quel pamphlet.

    B. Longre

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  • Déclinaisons du silence

    L’enfant silence, de Cécile Roumiguière et Benjamin Lacombe
    Seuil jeunesse, 2008

    Litli Soliquiétude, de Catherine Leblanc et Séverine Thevenet
    Editions Où sont les enfants ? 2008

    enfantsilence3.jpgUne enfant choisit de se taire afin de protéger ceux dont elle craint d’être séparée : ses géniteurs, parfois doux, souvent féroces, qu’elle associe à des loups et qu’elle retrouve le soir après l’école dans une tanière tantôt chaleureuse, tantôt hostile. Un silence choisi, à défaut de pouvoir trouver d’autres armes. Un silence refuge assumé et entêté, pour ne pas avoir à trahir ceux qui la maltraitent et la privent en partie d’enfance. Un silence prison (tel qu’il s’incarne dans la cage qui revient dans certaines illustrations) qui, paradoxalement, attire l’attention sur la fillette et sur ce qu’elle tait, et qui inquiète la maîtresse - « alors le matin, parfois, on l’assoit devant une dame qui sent bon la banane et le pain grillé. » Mais là encore, elle ne sait que dire, ni comment. Le mutisme de la petite fille (qui, sous les pinceaux de Benjamin Lacombe, apparaît le visage grave, tandis que ses grands yeux tristes et fatigués « boivent le monde ») est mis en mots avec simplicité par Cécile Roumiguière, une simplicité qui n’exclut pas la poésie et la complexité des émotions qui traversent ce récit poignant. Les illustrations, d’une grande finesse, s’accordent aux mots sans les singer, les interprétant et les complétant avec originalité, enrichissant le texte touffu - malgré son apparente limpidité.

    Car cet album raconte un dilemme difficile à résoudre, même vu de l’extérieur, une histoire de résilience et d’étouffement, d’une souffrance qui demeurerait invisible si l’on n’acceptait pas de s’y pencher. Le mérite de l'ouvrage est de proposer un regard suffisamment détaché - qui n’empêche par l’empathie - sur le parcours de l’enfant, permettant ainsi d’en saisir toutes les facettes : il y a certes une victime, identifiable, mais ses bourreaux ne sont pas rejetés en bloc et l’on comprend, à travers quelques phrases seulement, que ces derniers ne sont pas les monstres qu’on pourrait penser. Et si l’enfant n’a que son silence à offrir au départ, c’est pour dire aussi combien elle a peur pour eux.

    litli3.jpgLe silence de Litli, petite marionnette qui explore le monde en solitaire, à sa manière, est d’une tout autre nature - un silence paisible en apparence, même si Litli (son nom signifie « petit » en islandais) se réveille d’abord dans un univers terne et gris, en noir et blanc. Elle se lève malgré tout et part à la recherche d’autre chose, d’un ailleurs en couleurs. Un voyage initiatique parsemé de dangers, de fissures, voire de gouffres, que la petite parvient cependant à franchir, comme si une petite voix intérieure la soutenait régulièrement dans sa quête. Car l’histoire de Litli est d’abord silencieuse, une succession de photographies lumineuses de Séverine Thevenet, que la marionnette Litli a accompagnée jusqu’en Islande. Les mots économes de Catherine Leblanc, qui apparaissent de temps à autre en surbrillance sur quelques-unes des pages - des mots qui guident et incitent le petit personnage à aller de l’avant, à ouvrir les yeux sur le monde - sont venus se superposer plus tard, non pas pour troubler le silence d’un récit en images qui aurait presque pu se suffire à lui-même, mais pour lui donner une résonance nouvelle.

    « Seuls les mots de Catherine Leblanc ont su faire leur place : ils ouvraient de nouvelles portes dans mes images et dans l’histoire », explique celle qui se dit « mariographe », refusant de choisir entre la photographie et les marionnettes, deux passions qu’elle est parvenue à conjuguer dans ce beau livre. Des mots qui se font leur place mais savent aussi se taire quand il le faut. La « soliquiétude », sous-titre de l’album ? Un néologisme qui sonne juste, un terme qui combine solitude et quiétude, « la tranquillité douce de celui qui marche et fait naître le monde en chemin. » Le mutisme pour mieux dire les choses, un texte réduit au minimum afin de laisser parler le silence et de ne pas empiéter sur le territoire des photographies qui se succèdent.

    Dans chacun de ces deux albums dont la démarche esthétique est fort différente l'une de l'autre, les parcours respectifs de l’enfant et de Litli ne sont pas similaires au prime abord, mais le silence (apaisant ou étouffant) et la place des mots (libérateurs ou alliés) sont au cœur de chacun d’eux, en lien avec une renaissance au monde et à la vie (« Viens au monde », disent les mots à Litli, qui redécouvre enfin les couleurs). Une vie devenue grise et sans éclats pour la marionnette, une vie qui n’en était plus une pour l’enfant silence, qui se contentait de murmurer quelques lettres, à l’image des petits pas indécis de Litli au tout début de son aventure. Des albums qui disent l’indicible avec délicatesse, et qui rappellent que tous nous tendons peut-être, en fin de compte, à la quiétude.

    (B. Longre)

    http://www.cecileroumiguiere.com

    http://www.benjaminlacombe.com

    http://ousontlesenfants.hautetfort.com

    http://catherineleblanc.blogspot.com

    http://shashi.club.fr/index.html

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  • Révélation

    suisse3.jpgAlors que le concours Révélation Fnac 2008 invite au voyage, en hommage à Nicolas Bouvier, la 3e édition de ce prix (2007) proposait un thème intitulé « La Suisse côté cour et côté jardin », associé à une contrainte générique : écrire un texte de théâtre. Les trois textes (sur plus d’une centaine) primés ont été regroupés, avec quelques autres, dans un recueil publié par les éditions genevoises Zoé, dirigées par Marlyse Piétri. Un recueil préfacé par Sylviane Dupuis, elle-même dramaturge (mais aussi poète et essayiste, lire entre autres A quoi sert le théâtre ? aux éditions Zoé), qui, face à des démarches artistiques pluridisciplinaires pouvant laisser croire que le texte théâtral serait dépassé, affirme justement le contraire. Le texte dramatique (à destination de la scène , mais qui forme aussi un artefact à lui tout seul) a encore du « sens », écrit-elle, et « continue de solliciter l’imagination et l’invention de formes. »

    Aussi, aux côtés de productions plus anecdotiques, trouve-t-on dans cet ouvrage quelques textes qui explorent intelligemment  l'absurdité de certaines situations afin de commenter le réel (et son double - le théâtre) :  Titre provisoire (Titre définitif) de Nicolas Haut qui, en mettant en scène des ébauches de personnages en quête d’intrigue, s’amuse à déconstruire l’acte théâtral afin d'en analyser les singularités ; L’entre-chambre d’Anthony Bouchard, faussement vaudevillesque, qui joue sur l’invisibilité du quatrième mur de scène, ce qui permet d’insister sur la relation privilégiée qui s’instaure entre  personnages et spectateurs ; ou encore une fable d’anticipation proposant une solution radicale afin que les plus de 60 ans, nouveaux indésirables, n’encombrent plus la pyramide démographique d’une Suisse (et d’une Europe) vieillissantes (La boîte à biscuits, de Giancarlo Copetti).

    Reste un texte qui se démarque de cet ensemble assez hétérogène, et qui n’a pas obtenu le premier prix par hasard : Dans l’ombre de ta ville, parcouru de tensions ambivalentes qui reflètent l'état d'esprit d'un narrateur, qui tend, justement, vers l'inaccessible. Ce monologue (fait paradoxal que de voir cette forme primée, comme le souligne la préfacière - ce qui ne lui ôte en rien ses nombreuses qualités), signé Jean-Noël Sciarini, met en scène un narrateur-récitant de dix-sept ans ; celui-ci, entre révolte et résignation, relate son exil et son déracinement dans une Suisse qui incarne d’abord le " rêve américain" pour lui et sa mère. Car il « fallait s’en aller », quitter la terre natale et rejoindre Genève, ville de tous les possibles qui bien vite devient le lieu de l’enfermement et de la dissimulation ; quitter un pays connu pour vivre « dans l’ombre » d’un autre, si peu accueillant en définitive. Chimo, clandestin, « encre dont aucune feuille ne voulait », incarne à lui tout seul le drame de ces « ombres réfugiées dans les plis de la ville », de ces méconnus que l’on croise sans vraiment les voir. Il y a deux Suisses comme il y aurait deux mondes parallèles appelés à se côtoyer et parfois à se télescoper, lorsque le tout jeune homme fait la connaissance de Camille dans une boutique de souvenirs, une rencontre qui se pourrait salvatrice…

    Les émotions successives et fluctuantes du personnage, pour lequel on ressent une forte empathie dès les premières lignes, sont retranscrites dans une langue à la fois directe et poétique, âpre et douce, à l’instar des contradictions qui agitent son esprit, révélant un monde intérieur d’une insoupçonnable richesse – de sa soif de liberté à la haine éprouvée face à la liberté des autres, de la honte de devoir survivre (et non pas vivre) au désir d’écrire et de se raconter, de son fatalisme à ses regains d’espoir, confiant au lecteur/spectateur une désespérance derrière laquelle se devine toutefois une obstination sans bornes, celle de ceux qui n’ont plus rien à perdre ou si peu. Esquissé avec finesse, ce portrait désenchanté interroge la tentative de se fondre dans un nouveau décor, de devenir un autre tout en restant soi-même, d’adopter un nouveau pays en s’efforçant de croire qu’il vous adoptera en retour. « Nous voulions nous approprier la ville », dit-il avec candeur, une ville qui devient d’emblée « sa » ville, lieu pourtant plus imaginaire que réel, vu à travers le prisme de la clandestinité. Ceux qui seraient convaincus que lire du théâtre est un exercice fastidieux, et/ou s'imagineraient qu’un texte dramatique ne peut se suffire à lui-même (du moins serait amputé de son expressivité ou privé de toute qualité s’il n’est pas mis en scène) feraient bien d’aller découvrir ce monologue qui, au-delà de toute classification générique, donne la parole à une voix émouvante, à la fois singulière et collective : un texte qui parlera à tous, si du moins on daigne tendre l'oreille.

    (B. Longre)

    Jean-Noël Sciarini est l'auteur de nouvelles (revue En attendant l'or) et d'un premier roman à paraître prochainement à L'école des loisirs dans la collection Medium.

    www.editionszoe.ch

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  • Le syndrome adolescent

    godzilla3.jpgLe syndrome Godzilla de Fabrice Colin - collection Les Mues, Intervista.

    Le syndrome adolescent

    Entre France et Japon, Fabrice Colin nous invite à entrer dans le monde intérieur d’un adolescent qui rêve de métamorphose, un univers narratif composé de séquences relativement brèves, parfois morcelées, qui empruntent de temps à autre au style cinématographique. Le garçon rêve d’une transformation radicale qui lui permettrait de donner un sens à sa vie, de se trouver, et peut-être de surmonter la disparition d’une mère dont on ne saura pas grand-chose, hormis qu’elle se serait suicidée, une perte qui a marqué l’enfance. La mère, justement, présence qui dit rarement son nom mais qui plane dans l’esprit du narrateur - solitaire de son plein gré, nomade par le métier de son père. Une existence quelque peu mécanique - « ça fait des années, et rien ne change, tout est figé dans un présent éternel qui s’étire… ». Mais de coups de fil énigmatiques en rencontres qui ne le sont pas moins avec un inconnu dont le visage est caché sous un sac en papier, les choses vont enfin bouger et une obsession grandissante pour la figure du monstre Godzilla et de ses diverses facettes, au fil de sa filmographie, va mener le narrateur sur des routes aux issues multiples, vers des ailleurs possibles, à condition de conjurer le sentiment de culpabilité qui le maintient en enfance et de se débarrasser des démons et des blessures du passé, comme on le ferait d’une vieille peau.

    Roman d’apprentissage déguisé en fantasmagorie métaphorique (du moins dans la seconde partie, où le narrateur retrouve Tokyo, ville de ses « rêves » et aussi de sa mémoire, « carrefour éternel », où évolue en parallèle un autre double de Godzilla, dont on suit le récit autobiographique), Le syndrome Godzilla est un beau texte déstabilisant, hors normes, habité d’une indéniable mélancolie qui n’empêche pourtant pas d’envisager l’idée rassurante d’un avenir. (B. Longre)

    "Les Mues"

    L'intitulé de cette collection créée aux éditions Intervista par Constance Joly-Girard évoque d’emblée transformations, métamorphoses et autres mutations – sans oublier l’idée associée de transition. Car rien n’est jamais immuable, justement, et les changements de peau successifs que nous connaissons tous sont partie prenante de l’expérience humaine. L'éditrice entend, depuis le début, proposer une littérature « transgenre, moderne, audacieuse et sans tabou », résolument « adulte », mais dans laquelle les adolescents et les « jeunes adultes » sont tout à fait susceptibles de se retrouver.
    La collection accueille des textes très différents les uns des autres – des choix qui reflètent une belle ouverture d’esprit mais aussi le désir de lancer de nouveaux auteurs aux côtés d'auteurs confirmés, hors des sentiers battus, ou des artistes dont c'est la première incursion dans un univers livresque. Du vent dans mes mollets, de Raphaële Moussafir, relate les expériences et les découvertes d’une fillette de neuf ans, Rêver, grandir et coincer des malheureuses (sous-titré "Biographie sexuelle d'un garçon moyen" ! très amusant) de Frédéric Recrosio, "parle de sexualité sans une once de vulgarité ni de misogynie", L’enchanteur et illustrissime gâteau café-café d’Irina Sasson de Joëlle Tiano mérite assurément le détour et Enfin nue ! de Catherine Siguret, "confessions d'un nègre écrivain", qui pratique un drôle de métier, est disponible en librairie depuis le 15 mai dernier.

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  • Des contes solidaires

    conteschinois.jpgPour la 5e année consécutive, les éditions Rue du Monde s'associent au Secours populaire et proposent une opération de solidarité en faveur des enfants "oubliés des vacances", intitulée "Eté des bouquins solidaires", qui se déroule du 21 juin au 15 août 2008.

    Deux ouvrages parus en juin sont concernés par cette initiative : La grande montagne des contes chinois de Catherine Gendrin et Fabienne Thiéry, illustré par Vanessa Hié (un recueil de près d'une vingtaine de récits adaptés de contes ou de fables), et Le bufflon blanc de Fabienne Thiéry, illustré par Judith Gueyfier. Chaque fois que ces deux titres sont achetés en librairie, un enfant recevra un livre. Plus de 60000 jeunes lecteurs ont déjà pu bénéficier de cette opération depuis l'été 2004.

    Rue du monde
    5, rue de Port-Royal, 78960 Voisins-le-Bretonneux
    http://www.secourspopulaire.fr

    bufflon.jpgLe bufflon blanc de Fabienne Thiéry et Judith Gueyfier, Rue du monde, 2008

    Li, éleveur de buffles, s’inquiète quand naît un bufflon blanc qui dénote dans son troupeau noir. Serait-ce mauvais présage ? Le vieux sage qu’il consulte, connu pour sa clairvoyance, lui assure que non ; mais une fois rentré chez lui, Li est subitement frappé de surdité. Lu, son fils, part alors voir le sage et, dès son retour, est lui aussi victime d’un mal soudain, la cécité. Li et Lu pensent avoir joué de malchance quand des événements bien plus terribles encore s’abattent sur la vallée.
    Librement inspiré d’une fable du philosophe chinois Lie-Tseu, maître taoïste, l’histoire que conte Fabienne Thiéry (spécialiste du conte chinois) a vocation universelle et parle à la fois de résilience, de résignation à son sort, d’impuissance face à plus fort que soi ; elle véhicule toutefois l’idée que la vie se compose d’une succession bariolée de bonheurs et de malheurs et que les uns ne peuvent exister sans leurs contraires. Les illustrations de Judith Gueyfier, qui signe plusieurs albums chez cet éditeur, sont d’une grande finesse dans les plans rapprochés comme dans les plans d’ensemble, avec une attention toute particulière portée aux motifs des textiles, en contraste avec les aplats des paysages à l’arrière-plan ; mais ce sont surtout les visages lumineux tourmentés ou apaisés, en résonance avec le conte, qui séduisent le lecteur. Un bel album à partager et à offrir.
    B. Longre (juin 2008)
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  • Thrillers & Cie

    ruines.jpgLes Ruines de Scott Smith
    traduit de l’anglais par A. Regnauld, M. Laffon, 2007 / Le Livre de Poche, 2008

    Six jeunes vacanciers au Mexique, un septième parti sur un site de fouilles archéologiques en pleine jungle, des Indiens peu hospitaliers et une colline couverte d’une végétation luxuriante, parsemée de belles fleurs rouges. Tout est posé pour que démarre un huis clos se déroulant sur quelques jours, fable tragique et morbide, susceptible de générer nombre d’angoisses (mais dont on taira la source…), certes éprouvante pour les nerfs du lecteur, mais terriblement efficace. La mort plane, tandis que les tensions montent entre les personnages, pour certains ambivalents à souhait, que les carapaces se désagrègent, que les liens fragiles qui peuvent s’instaurer entre les êtres se défont peu à peu. On admire l’ironie dramatique dont use habilement l’auteur, qui décline presque cliniquement toute une gamme de réactions et de sentiments exacerbés par la situation (du désespoir à la résignation, de la lâcheté à la vaillance…), mais aborde aussi la question de la responsabilité individuelle, celles de l’ubris (comme dans toute bonne tragédie qui se respecte) et du mal, qui réside en chacun de nous, prompt à se réveiller au moindre stimulus. Et l’on y croit, car malgré le fantastique qui s’installe insidieusement, le réalisme implacable de l’ensemble détermine la lecture. Un suspense de qualité, ingénieusement bâti. (B. Longre)

    Le site officiel http://www.randomhouse.com/kvpa/ruins/

    Le film de Carter Smith, inspiré du roman, est sorti le 11 juin en salles. Pour ma part, je m'abstiendrai, le roman se suffisant à lui-même (et puis, je l'avoue, je crains d'être terrifiée de bout en bout...) mais les critiques ne sont pas négatives, hormis celle de Télérama ("un jeu de massacre assez typique du film d'horreur à l'américaine, avec gentils étudiants se faisant dézinguer un par un."). Lire entre autres ce qu'en pense Jean-François Rauger dans Le Monde, qui dévoile cependant de nombreux éléments de l'intrigue ("Dans le paysage actuel du cinéma d'horreur hollywoodien, catégorie inépuisable du divertissement du samedi soir mais aussi, parfois, laboratoire idéal pour diverses expériences cinématographiques qui ne disent pas leur nom, Les Ruines, de Carter Smith, ferait plutôt bonne figure. ")

    tanaf.jpgJe recommande aussi La mort dans les bois (traduit de l'anglais par François Thibaux, M. Lafon, 2008) de Tana French, auteure irlandaise (à ne pas confondre avec le couple d'auteurs Nicci French), un thriller psychologique et d'atmosphère très différent du précédent, qui mêle subtilement deux époques et deux affaires policières qui se recoupent peu à peu, en particulier dans l'esprit tourmenté de l'inspecteur de police chargé de l'enquête - suite au meurtre d'une fillette ; un narrateur peu fiable (lui-même le confesse), obsédé par un traumatisme subi dans l'enfance et dont il ne s'est jamais remis.

    http://www.tanafrench.com/

     

    Quelques thrillers (mot passe-partout bien commode...) que j'aimerais lire et que j'ai mis de côté.

    Out de Natsuo Kirino, traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (Points Thriller)

    Un mensonge presque parfait de Howard Roughan, traduit de l'anglais par Elisabeth Peellaert (10-18) - j'avais lu Infidèle, du même, et l'avais trouvé plutôt bien ficelé, à la manière d'un des premiers Douglas Kennedy (parce que les derniers... bref.)

    Bad Monkeys de Matt Ruff, traduit de l'anglais par Laurence Viallet (10-18, 2008), un univers qui, d'après la critique, se rapprocherait de celui d'un P. K. Dick, "une joie cérébrale" selon Publishers Weekly.

    Le cueilleur de fraises de Monika Feth, traduit de l'allemand par Sabine Wyckaert-Fetick (Hachette, Black moon 2008), dont on me dit le plus grand bien.

     

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  • De la critique - entre censure et ouverture, entre fiction et réalité...

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    Le n° 50 du magazine Citrouille, qui paraît le 20 juin, propose un dossier portant sur le roman pour ados. A l'occasion de l'anniversaire de la revue, la rédaction met ce dossier en ligne, et invite à participer à un forum.

    J'ai lu attentivement l'article de José Lartet-Geffard (qui parle de subterfuge et d’hypocrisie parce que la loi obsolète de 49 n’est pas mentionnée dans les ouvrages de la collection Exprim – c’est assez édifiant…) et celui d'Ariane Tapinos portant sur le roman d'Antoine Dole, Je reviens de mourir (la libraire l'accuse - on ne sait plus s'il est question du roman ou de l'auteur... -  de misogynie et d’« étalage malsain et largement fantasmagorique »).

    Cet article, en particulier, m’inspire plusieurs remarques. Chacun est en droit de ne pas aimer un roman. Mais faut-il dans ce cas adopter des points de vue et des critères aussi réducteurs pour en parler ? Pourrait-on aussi se pencher sur la langue, l'écriture, l'architecture narrative ? Et pas seulement sur les "messages", ou les "thématiques" ? Ou sur le caractère (soi-disant) transgressif (voire "pornographique" - dès qu'il est question de sexualité décrite crûment) de l'ouvrage ? Certes, les prescriptrices citées ci-dessus sont dans leur rôle : déconseiller un roman qui, potentiellement, sera lu par des "adolescents" (13, 15, 17 ans ???) et qui représenterait un "danger" pour ces derniers (c'est du moins ainsi que je comprends et interprète les articles lus).

    On peut aussi se demander si les auteures de ces papiers ne confondent pas (et ce ne serait pas nouveau…) réalité et fiction... Une narratrice se suicide ? Quelle noirceur ! Cela pourrait désespérer les "jeunes" lecteurs... Une autre se prostitue ou se fait violer ? Et si cela donnait des idées à quelques adolescents désoeuvrés ? Pour ma part, je me refuse à critiquer un livre (jeunesse ou non) dans des termes purement utilitaristes ou éducatifs (je renvoie encore une fois à cet article et aux commentaires pleins de bon sens de Jean-paul Nozière)

     

    La fiction appartient forcément au domaine de l'imaginaire et ne saurait se confondre avec le réel ; nul n’a jamais été capable de prouver si un roman était susceptible de mener au meurtre, au suicide, à la prise de drogues, bref à des « conduites à risque » (qui existent aussi chez les ados qui ne sont pas lecteurs… !). On pourrait, si on allait dans ce sens « éducatif », poser les termes inverses, comme le fait judicieusement Caroline Scandale (prescriptrice à ses heures !) : « Vous craignez donc que nos lecteur-trice-s adolescent-e-s se prostituent ou se suicident (ou pire les 2) après la lecture de ce roman? Et si au contraire, en s'identifiant à l'héroïne, ils ressentaient une forte envie de vivre et relativisaient leurs problèmes au regard de sa terrible souffrance ? Laissons les adolescents libres de lire des romans qui parlent de sexualité transgressive, vous les prenez donc pour des enfants de chœurs ?! »

    Des jeunes filles subissent des humiliations ? Elles sont avant tout des personnages... de papier et de mots. La littérature EST fantasme (ou fantasmagorie, si l’on veut) et ses liens avec la réalité sont plus ou moins ténus. Un roman peut mettre mal à l’aise quand il s’empare, comme ici, de personnages égarés, en souffrance et en violence. Un roman peut parfois être un exutoire pour un auteur, mais les amalgames entre un auteur et ses écrits me semblent très imprudent d’un point de vue strictement littéraire. Quand Ariane Tapinos écrit : " Antoine Dole est un homme qui écrit : une fille violentée est une femme dépravée. Une prostituée doit bien, quelque part, prendre son pied. Prétend-il dénoncer, qu'il exhibe et se complaît. Cette violence exhibée est le reflet de la domination - ici, même pas stylisée, mais bêtement hyper violente - des hommes sur les femmes." (on se demande ce qu'elle entend par "stylisée" ?) elle confond assurément fiction et réalité, tout comme elle confond l'auteur en tant qu'individu et ses écrits, en lui faisant dire ce qu’il n’a nullement dit, mais en interprétant une œuvre fictive de façon subjective, à l'aune du réel. Et si Antoine Dole avait été une femme ? Les accusations auraient-elle été les mêmes ? Ou bien aurait-on alors accusé une femme d'avoir intégré des valeurs misogynes et de les véhiculer ?

    Je peux concevoir que ce roman puisse choquer, interpeller, mais la lecture que j'en fais est tout autre. L'auteur n'entend rien dénoncer (est-ce là son tort ?), hormis, peut-être, le formatage social qui incite les jeunes filles à croire au prince charmant, et il ne fait certainement pas l'apologie de la prostitution, de la violence masculine ou de la soumission féminine... Il se contente de dire l'indicible, de raconter l'horreur au quotidien, la désespérance et la souffrance et les tentatives pour survivre malgré tout. Rien de complaisant dans ce récit des sentiments extrêmes et ambivalents. Rien de gratuit dans la langue violente et poétique. Surtout, ce n'est plus un homme ou une femme qui met tout cela en mots, mais seulement un auteur ; et justement, la question des genres est bel et bien brouillée dans Je reviens de mourir (et c’est tant mieux) car en le lisant, j'ai souvent eu l'impression, presque inconsciemment, qu'une femme aurait pu l'écrire, tant certains passages pénètrent avec habileté les pensées et les émotions de personnages féminins. Et quand on sait que l’auteur lui-même recherche « une certaine universalité des émotions, au-delà des questions de genre et de sexe » car « on est tous égaux face à la perte de l’autre, l’absence de l’autre, le besoin de l’autre… », les accusations de misogynie frisent le contresens.

    kathyacker3.jpgL’amalgame entre réalité et fiction me rappelle entre autres le rapport demandant l'interdiction de Sang et Stupre au lycée de Kathy Acker, en Allemagne (1986) ; le censeur s’expliquait ainsi : « il est partiellement très difficile voire complètement impossible au lecteur de comprendre s'il se trouve face à l'imagination du personnage principal ou de vrais événements."... ce qui fera dire à l’auteure : "le pauvre gars qui s'y est collé n'y comprenait rien. (...) ils ont cru que c'était vrai." !

    Un libraire est en droit de ne pas vouloir conseiller un ouvrage, en revanche, qu’il refuse de le vendre ou de le commander… on appelle cela de la censure, me semble-t-il… « Si Comptines était une librairie générale, on n'y proposerait pas plus ce livre, ramassis de clichés misogynes. » ajoute Ariane Tapinos. Dans ce cas, il leur faudrait ôter de nombreux livres de leurs rayons… de Sade (dont on sait qu’il n’a pas vécu le quart de ce qu’il imaginait dans ses écrits…) à Baudelaire, sans oublier Montherlant, cet affreux bonhomme (dont Les Jeunes filles m’ont pourtant accompagnée à l’adolescence, sans que je devienne pour autant cynique et misogyne), sans parler de tous les ouvrages douteux (érotiques) qui pourraient choquer les bonnes âmes.

    Je préfère de loin l’ouverture d’esprit de Madeline Roth qui, dans un autre article du même numéro de Citrouille, écrit : « Moi, et tant pis si certains ne sont pas d’accord, ou tant mieux, je ne crois pas au danger d’un livre "qui ne serait pas pour adolescents". Je crois aux dangers des silences. Et juger qu’un livre n’est pas pour quelqu’un, c’est une décision personnelle et subjective."

    http://www.sitartmag.com/adole.htm

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  • Revue Incognita, Bruno Doucey

    incognita.jpgParaît ce mois le troisième numéro de la revue Incognita (avec, à sa tête, Luc Vidal, directeur de la publication et Pierrick Hamelin, rédacteur en chef), publiée par les éditions du Petit Véhicule, un numéro consacré, entre autres choses, au travail et à l'oeuvre de Bruno Doucey, poète, écrivain, éditeur. Le dossier approfondi débute sur un entretien, dans lequel le poète retrace son parcours, parle de son rapport à l'écriture et à la poésie, de résistance, liée à la lutte de Victor Jara (à propos duquel il a signé cette année un roman dans la collection "Ceux qui ont dit Non" - Actes Sud Junior), et aborde son activité d'éditeur chez Seghers, en continuité avec l'écriture poétique telle qu'il la conçoit : "Ecrire, publier de la poésie : un même acte de résistance, une même réponde apportée à la détresse humaine (...) Changer le monde ou changer le regard que nous portons sur le monde : dans les deux cas, j'assigne à la littérature le rôle de faire bouger les choses."

    A propos de l'écriture elle-même, plus précisément du processus qui mène à la création, il répond : "Avant de prendre la plume, une même attitude s'impose : il faut donner du temps à l'impression d'arriver et d'entrer, ouvrir son esprit aux effets qu'elle produit et s'en laisser pénétrer." Les textes qui suivent rendent hommage à l'oeuvre, par le biais de témoignages, de poèmes et d'analyses fouillées qui dévoilent les différentes facettes (et il y en a !) du créateur.

    D'autres richesses composent ce numéro, que l'on recommande vivement (est-il besoin de le préciser ?), dont un entretien avec Jean-Pierre Engelbach, directeur des éditions Théâtrales depuis leur création en 1981, un texte d'Alain Kewes, responsable des éditions Rhubarbe, dans la rubrique "Un éditeur à son auteur" ou encore un article portant sur le travail de Pascal Bouchet, collagiste.

    Incognita n° 3, juin 2008
    ISBN : 9782842736620
    nombre de pages : 152

    La Revue
    www.petit-vehicule.asso.fr/revues_02.php?id_revue_titre=58

    La maison d'édition
    http://www.petit-vehicule.asso.fr/
    que l'on peut aussi retrouver ici
    myspace.com/editionsdupetitvehicule  

    Les éditions du Petit Véhicule publient aussi les Cahiers d'Etudes Léo Ferré, dont Jocelyne Sauvard parle ici www.sitartmag.com/leoferrevidal.htm

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