Cachez ce sexe que je ne saurais voir
Besse Chrystel , Bertini Marie-Joseph, Fontan Arlette, Gaillard Françoise, Zabunyan Elvan - Editions Dis Voir
De la monstration à l'effacement, de la nature à la culture : le statut artistique du féminin des origines à nos jours.
La créativité serait-elle un attribut intrinsèquement masculin ? Toute l’histoire de l’art le laisse supposer, au même titre cependant que les multiples tentatives pour tuer dans l’oeuf tout désir de création féminine. Paradoxalement, l’art en général – qu’il soit graphique ou littéraire – regorge de représentations de la femme et de son sexe, un sexe étudié exclusivement à travers le prisme d’une vision masculine – à tel point que lorsque des femmes le représentaient, leur regard subissait l’influence d’une vision masculine, imposée par une société masculine - chose qui est encore vrai(e) aujourd’hui dans une majorité des cas.
C’est cette histoire souvent méconnue ou délibérément occultée que cet ouvrage passionnant, influencé par les Gender Studies, entend retracer, en laissant la parole à des femmes chercheuses, philosophes, artistes et/ou historiennes d’art – des regards croisés qui en disent long sur le formidable complot qui maintient, depuis des siècles, la femme dans l’ombre de son alter ego masculin, en la représentant certes différemment selon les époques et les lieux, mais toujours avec une constante : en lui assignant des rôles passifs et fonctionnels, en la renvoyant sans cesse à son « essence », voire à son animalité. Les objectifs avoués de l’ouvrage : retracer cette vision exclusivement masculine de l’histoire de l’art (qui reflète bien entendu le regard social et politique porté sur la femme), dénoncer les dérives essentialistes qui toujours renvoient la femme à ses fonctions biologiques - maternelle ou sexuelle -, tout en soulignant l’émergence de nouvelles artistes qui, depuis les années 1970, ne subissent plus le voyeurisme séculaire qu’elles se sont peu à peu réapproprié.
Elvan Zabunyan, dans Anatomie/Autonomie, exprime un constat douloureux : « malgré l'implication plus affirmée des femmes artistes et/ou intellectuelles dans le territoire de l'art, la problématique reste d'actualité dans un champ culturel où les idées patriarcales occidentales ne sont que partiellement remises en cause. » Il s'agit désormais de repenser la représentation du sexe féminin, jusque-là confisquée par et pour des hommes et de cesser d’y voir un manque ou un vide (opposé à la proéminence phallique), en proposant un regard neuf, autoréflexif, qui permette à l'artiste femme de passer de l'état d'objet à celui de sujet, de celui de regardée à celui de regardante, et à faire voler en éclats le manichéisme d'une société fondée sur une binarité ancestrale dépourvue de sens.
On retrouvera, parsemées tout au long de l'ouvrage, quelques reproductions des travaux des artistes que présente Elvan Zabunyan : Shigeko Kubota et son œuvre Vagina Painting (1965), une performance directement influencée par l’action painting de Pollock, Barbara Hammer et son film Multiple Orgasms (1976), Valie Export et Genital panic, autre performance réalisée en 1969 (où l'artiste, téméraire, se met en scène, détournant brutalement les clichés généralement assimilés au sexe féminin), ou encore Judy Chicago (on retrouvera de multiples exemples sur le site internet de l’artiste, même si les travaux de cette dernière paraissent s'engouffrer dans le piège essentialiste) et Hannah Wilke et ses autoportraits filmés et photographiés. Des représentations qui revendiquent pour la plupart le droit à une jouissance individuelle, dont seraient temporairement exclus les hommes, de manière à affirmer l'indépendance totale de l’être-femme dans un monde qui lui a longtemps refusé tout pouvoir, qu’il soit sexuel ou politique ; ces différents travaux donnent naissance au « cunt art » (ou « art du con »), terme inventé par la critique Cindy Nemser ; quand bien même l’image initiale qu’il évoque pourrait sembler réductrice, il permet, à travers une prise de conscience personnelle, de revaloriser l’image d’un sexe jusque-là diabolisé et malmené (au sens propre comme au figuré). En dépit de la provocation explicite de la plupart de ces œuvres, il ne faut confondre celles-ci avec de la simple pornographie (régression plus que libération, par le biais d'une « prolifération d'images stéréotypées et sexuées du corps féminin répondant à des canons masculins ») qu'Elvan Zabunyan condamne esthétiquement.
Revalorisation, donc, qui prend toute son importance quand on examine, avec Chrystel Besse (Iconographies du sexe féminin), les visions protéiformes du corps de la femme, de la préhistoire à nos jours, de l’Asie à l’Occident, et sur lesquelles elle pose un regard attentif et approfondi, rappelant comment certaines oeuvres prénéolithiques évoquent un culte à la féminité, à travers l'image d'une déesse mère nourricière indispensable à la survie de l'espèce humaine - croyance rendue possible par l'ignorance du lien entre rapport sexuel et enfantement, et de l'intervention masculine dans le processus de procréation ; une représentation ébranlée par les monothéismes qui imposent peu à peu (sur le modèle du polythéisme grec) la figure unique d'un dieu le père, en avilissant le sexe féminin et en l’associant au péché et au « cloaque » anal (pour s’en persuader, il suffira d’observer les reproductions obscènes qui accompagnent l’article, les visions diaboliques d’un sexe « animal» proposées aux chrétiens). Il est évident que le statut de la femme a la plupart du temps été déterminé par le statut qu'elle tenait dans la sphère religieuse et en particulier dans l'art religieux, et l’osmose sexe/sacré appartient à des temps révolus : s’est imposé un phénomène d'exclusion du sexe féminin par la triade dieu/mâle/père ; et l’auteure de rappeler combien les textes dits sacrés ne cessent d’accumuler les contradictions internes à ce sujet (on renverra le lecteur au Traité d’athéologie de Michel Onfray).
En d’autres lieux, les échelles de valeurs changent et Chrystel Besse évoque des « représentations érotisées de divinités féminines », moins connues, de l'Égypte ancienne à la Chine taoïste (qui célèbre, sans pourtant se départir d’un certain phallocentrisme, «le couple divin (qui matérialise l'union des principes masculin et féminin) étant à l'origine du monde.»), du bouddhisme à l'hindouisme : des points repris en partie par Arlette Fontan (Le sexe féminin dans les religions), qui propose une analyse diachronique des notions jointes ou disjointes de sexe et de sacré : les religions monothéistes ont joué un rôle déterminant dans l'histoire des inégalités, en inculquant des siècles durant les visions cauchemardesques et négatives d'une créature bestiale et dangereuse, naturellement castratrice (Freud lui-même, héritier involontaire de ces représentations, épousait cette idée), à la fois gorgone et sirène, Eve et Lilith, rendue impure par le sang des menstrues ou par d’autres sécrétions intimes.
Quant à la déification de la femme aux temps préhistoriques, Arlette Fontan se montre plus circonspecte et se démarque prudemment de l’essayiste précédente en affirmant que cette instrumentalisation enfermait déjà la femme dans une fonction précise et établie, celle de la procréation. Plus tard, la femme est tout entière assimilée à son seul sexe, et devient victime d’une irréductible misogynie qui toujours semble se fonder sur une crainte indéfinissable, enfouie dans l'inconscient masculin. Une question explorée en détail par Françoise Gaillard dans l'article Vierge ou démone : la femme dans les fantasmes fin de siècle. « La femme n’est que sexe », nous rappelle-t-elle, pour les artistes et les écrivains du XIXe siècle, époque du naturalisme, de la biologie, de la théorie darwinienne et des grands misogynes (de Schopenhauer à Maupassant, de Baudelaire à Michelet…) ; la femme, privée de son humanité, devient « une espèce à part », considérée comme un objet d'étude au même titre que les autres espèces animales, un être instinctif, influencée par ses hormones et sa matrice (cette « hystérique » - littéralement : menée par son utérus), incapable de raison : « la femme est abominable parce qu’elle est naturelle » écrit Baudelaire, synthétisant le point de vue de l'époque et ajoutant : « elle est toujours en rut et veut être foutue » ; « Baudelaire, sans le savoir peut-être, énonce, en ces propos aussi crus que cruels, la véritable raison du dégoût que suscite la femme chez l'homme civilisé. Par ce sexe insatiable qui commande en elle, la femme en est restée à un stade de naturalité quasi animale. Ce qui angoisse donc en cette créature détestable, c'est le rappel constant à l'ordre de la nature que fait entendre son sexe et qui tire l'homme loin en arrière, vers les bas-fonds de son origine animale. »... Toujours la même la crainte, voire la même névrose, éprouvée par les hommes face à ce continent inconnu, un féminin « qui dit le vrai sur l'origine » : le masculin détient, dans le même temps, les rênes de la culture et refuse de les lâcher au profit de menaçantes inconnues à l'état de nature ("Il est l'Un, lisible, transparent, familier. La femme est l'Autre, étrangère et incompréhensible", écrivait Elisabeth Badinter).
Justement, plusieurs articles font référence au tableau de Courbet, L'origine du monde, une oeuvre quasi photographique que longtemps Jacques Lacan posséda en secret : « la toile trônait en fait au milieu de son salon, invisible mais bien là, présence-absence si signifiante. » écrit Marie-Joseph Bertini (Le Monde comme volonté et représentation : l'irruption des femmes), ce tableau fonctionnant comme la métaphore de la représentation féminine dans l'imaginaire collectif : «l'intense paradoxe qui force le corps des femmes, et plus particulièrement leur sexe, à s'inscrire dans le double espace de la faute et du manque : caché ce sexe n'existe pas. Il est pure absence ontologique. (...) Exhibé, il n'est qu'indécence et obscénité, toujours proche d'une fureur frénétique dont l'ensemble du corps social doit veiller à se protéger. » Là encore, un homme signe une œuvre au regard unilatéral et la figure féminine, résumée à son seul sexe, est objectifiée et privée de langage.
Mais il ne suffit pas de constater, même si les enseignements que l'on tire de cet ouvrage sont inestimables ; Existe-t-il des solutions ? Comment rompre avec ce schéma annihilant, incarné entre autres par le tableau de Courbet, qui enferme le féminin dans une vision univoque, «l'obligation d'être vue, d'être en vue, c'est-à-dire contrôlée par le regard des hommes. » ? Et comment s'affranchir de ces regards qui ne voient que la créature sexuée, une représentation qui «participe du refus de les considérer comme sujets à part entière. » ? Marie-Joseph Bertini propose une réponse : en s'appropriant les langages de l’art et en les subvertissant, afin de les faire progresser.
Concrètement, elle constate que l'égalité des chances en matière de création artistique en est à ses balbutiements, que ce soit dans le domaine cinématographique ou pictural, tant les obstacles aujourd'hui sont encore grands par la faute de préjugés et d'idées reçues si longtemps inscrits dans l'imaginaire collectif masculin (et féminin, ne l'oublions pas). Le génie n’a rien de féminin, ont ressassé les hommes des siècles durant… L’auteure explique avec bon sens (et faits historiques à l’appui) que « les femmes peintres furent rarement dans l'histoire parmi les artistes les plus audacieux et les plus inventifs de leur temps, tout simplement parce qu'elles n'avaient pas reçu de formation pour cela. » - contrairement à la création littéraire, un domaine où les femmes ont pu exceller beaucoup plus tôt. Dans le même temps, l’essayiste regrette en partie le mouvement contemporain qui consiste à ne se servir que de son corps, à l'excès, pour inventer un langage féminin à part entière, « aux dépens d'une approche plus abstraite et sophistiquée. (...) Au fond, ne partent-elles pas ici de ce qui est réputé leur être le plus familier : le biologique et l’inarticulé ? » La transgression apparaît dans ce cas comme un leurre, un nouveau « piège de la ruse de la Raison masculine», l'indépendance et l'expression d'une liberté nouvelle requérant probablement autre chose que l'outrance ou la transgression ; par conséquent, (et c'est une interrogation qui s'applique aussi, en parallèle, à l'art postcolonial de nombreux artistes cherchant à se libérer de l'emprise esthétique des métropoles) « quelle langue parler qui ne soit celle du dominant ? » ; et de donner quelques pistes à travers les exemples d'artistes femmes, comme Sophie Calle ou Mandy Havers, dont les travaux sont de « véritables dispositifs d'autonomisation en s'accordant le droit de produire leurs propres représentations du monde et d'elles-mêmes. »
Tout au long de cet ouvrage sans tabous, en regard des réflexions des cinq contributrices, se déroule une narration parallèle qui sert de légende aux multiples reproductions d’œuvres passées et présentes qui accompagnent les articles, reprenant visuellement les points développés dans ces derniers : les iconographies mythologiques et religieuses frappent par l’exhibition d’une violence associée aux femmes (la « grande bouche vaginale armée de dents acérées » de la méduse, des créatures repoussantes chevauchées par des diablotins, sorcières lubriques…) ; d’autres images ramènent le féminin à la froideur médicale et pseudo scientifique des siècles passés (la vulve béante dessinée par Léonard de Vinci au début du XVIe siècle, la Figure lascive et obscène de Jean-Jacques Lequeu, vers 1790...) ; ou encore le réduisent à un érotisme pervers et dégradant (quand les corps féminins s’offrent allègrement à des animaux…). Restent les œuvres féminines contemporaines qui s’insinuent dans ce récit visuel, lui ôtant peu à peu son regard phallocentrique et laissant la place à des représentations libres et novatrices, où ce sont cette fois des femmes qui se mettent en scène et parlent enfin d’elles-mêmes sans intermédiaire. © Blandine Longre
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