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Critiques - Page 6

  • Voyage en inoccident

    c858cadbb1527f4f0580dc5091b50a3a.jpgLe tireur occidental de William Pellier, éditions Espaces 34

    Quand tel est pris...

    William Pellier signe un texte théâtral habilement construit, qui tient de la fable morale, du conte philosophique, du pamphlet politique, et dont on sort le sourire aux lèvres…
    Rodolphe, jeune candide à la « cervelle bien pleine » de savoir théorique, assoiffé d’aventures et de découvertes exotico-ethnologiques, voit « à l’horizon cette tâche exaltante / Une étude grandeur nature enfin » : un périple de plusieurs semaines le mène aux confins du monde connu (c'est-à-dire « occidental »), à la rencontre de celui qui lui servira de guide, le «matricule KVV », un Tireur occidental zélé et soucieux de sa mission (dont les détails ne nous seront révélés que plus tard). Rodolphe prépare un mémoire portant sur les « races inférieures » et, afin de valider son diplôme de fin d’études, va vivre six mois durant aux côtés de ce tireur rompu à la solitude, et étudier les énigmatiques « indigènes » vivant de l’autre côté de la muraille que surveille inlassablement le Tireur – un territoire aride, « l’inoccident, paysage d’os, de crânes, d’éléments de squelette, d’ossements en couche ».
    La satire prend toute son ampleur quand Rodolphe ne peut laisser passer l’opportunité scientifique (!) d’étudier de près un « spécimen » blessé qui s’est réfugié au pied de la muraille, et il le recueille en dépit des réticences du tireur, qui l’avertit en ces termes, prévoyant une inexorable contamination : « Nous deux aux prises immédiate avec sa pustule, malgré les barreaux / En un tour de main, au travers de sa cage ses infections / Son zona, son eczéma Monsieur / Ses puces et ses poux / Le fumet suffocatoire de son haleine, d’abord ici, puis dans l’occident tout entier / la chute de nos nations comme perspective.»

    Car le Tireur est là pour veiller à ce que les « races basses » qui errent de l’autre côté ne puissent franchir la muraille protectrice : des tribus « inlassablement enclines à la férocité » – comme « le juif et l’arabe » -, des « troupeaux de roumins » ou autre « rad-jik »… Rodolphe les étudie avec la passion du débutant, et note consciencieusement ses observations naïves (qui, on l’aura compris, empruntent aux classifications pseudo-scientifiques des siècles passés), du genre :
    « B – Caractères morphologiques, suite à une première observation :
    Maigreur de leurs bras le long de leur corps
    Yeux dans le lointain de leur crâne
    Délitescence de leurs molaires
    Allure générale de batracien
    »

    Quant au prisonnier, Rodolphe (documentation à l’appui) ne peut s’empêcher de remarquer combien son visage est « si éloigné de notre beauté occidentale », et il entreprend de lui faire subir nombre de tests qui prêtent à rire. Rodolphe et le Tireur forment un étrange duo incarnant une vision exacerbée de nos politiques de surprotection et d’immigration (on se référera aux récents événements qui en France ont secoué l’opinion – arrestations diverses, évacuations et autres «invitations à quitter le territoire »…) et de l’enthousiasme candide (que sous-tend une « science » sans conscience) du premier à la glaçante sagacité du second (sans parler de son habileté à manier le fusil), tous deux dévoués corps et âme à leur mission respective, il n’y a qu’un pas.
    L’on part dans le texte de William Pellier avec l’impression diffuse de se retrouver dans un bildungsroman du XVIIIe, avec l’idée, vite démentie, que l’on va y trouver ses marques ; mais notre voyage prend des tournures imprévisibles : une ironie mordante entoure le complexe de supériorité de l’occidental et la détermination du Tireur, prompt à obéir aveuglément aux ordres qui ont été inscrits dans son cerveau, illustre à merveille l’inhumanité de sa tâche et la barbarie enfouie en chaque être, malgré le joli vernis que la "civilisation" peut conférer.
    On pense au roman de Coetzee, En attendant les barbares, fable atemporelle située aux frontières d’un empire anonyme, à une époque incertaine, où l’écrivain sud-africain dénonçait les ravages engendrés par la peur irrationnelle de l’autre ; Le tireur occidental propose une vision certes plus parodique (le dénouement est particulièrement réjouissant), plus légère (le personnage-narrateur, Rodolphe, étant le dindon de la farce), mais pas moins cauchemardesque des rapports que l’occident n’a pas cessé d’entretenir avec les pays les plus défavorisés ou avec des populations rejetées. Dans le même temps, la parole théâtrale donne un impact singulier à cette œuvre pourtant inclassable – parole qui peut néanmoins être lue et être appréciée comme telle, la versification (libérée de toute contrainte classique) apportant un aspect faussement solennel à l’ensemble et s’accordant parfaitement au ton sérieux de Rodolphe, persuadé du bien-fondé de sa mission. Une œuvre brève, il est vrai, mais qui renferme tous les paradoxes de notre civilisation moderne, et parfaitement conçue à éveiller les consciences. B. Longre

    L'éditeur (Espaces 34)

    forets.free.fr/wp/textes.html

     

    A Lyon, la Compagnie Germ36 présente Le Tireur occidental

    Mise en scène Pierre Germain, Avec Sébastien Baylet, Michel Le Gouis, Pauline Hercule, Sarah Richit, Précédé d’une lecture de l’« Avertissement » (extrait de Grammaire des mammifères (Éditions Espaces 34)) par Pierre Germain
    du mardi 8 au samedi 12 janvier 2008 à 20h 30 à l’Étoile royale - 17 rue Royale – 69001 Lyon - 04 78 28 66 98
    et le mardi 29 janvier à 12h30 à la médiathèque de Vaise - Entrée libre Place Valmy – 69009 Lyon


    A Paris, la compagnie Influenscènes présente aussi Le Tireur occidental

    Version pupitre de Jean-Luc Paliès, Avec  Frédéric Andrau, Jean-Pierre Hutinet, Maria Luisa Jamye Kosta, Musique : Francesco Agnello - lundi 28 janvier à 20h 30, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, Découverte de l’écriture contemporaine — Entrée libre - Espace Gérard Philippe, 26, Rue Gérard Philipe - 94120 Fontenay-sous-Bois
    le mardi 29 janvier à 12h 30, dans le cadre des Mardis midi - Lectures de pièces inédites — Entrée libre, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt — 75008 Paris
    le mercredi 30 janvier à 18h, dans le cadre des Mercredi 18 heures - Lecture d’écrivains du XXIe siècle — Entrée libre, Théâtre de l’Est Parisien, 159, Avenue Gambetta - 75020 Paris

    Influenscènes : http://www.influenscenes.com/influenscenes-2.htm

    Théâtre du Rond-point : http://www.theatredurondpoint.fr/saison/fiche_spectacle.cfm/42617-les-mardis-midi.html

    Théâtre de l’Est Parisien : http://www.theatre-estparisien.net/Les-Mercredis-du-Theatre-de-l-Est

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  • « Celui qui cherche toujours et n’est jamais satisfait »

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    Van Gogh, de David Haziot, Folio biographies, 2007

    La collection Folio biographies, dirigée par Gérard de Cortanze, compte désormais une bonne trentaine de titres inédits. L’un des derniers en date est consacré à Van Gogh. David Haziot, romancier (lire Elles), philosophe, chercheur, nous emmène sur les traces de celui qu’il nomme « Vincent » parce que « c’était ainsi qu’il signait et désirait être appelé ». Dans une prose précise et toujours limpide, l’auteur propose de (re)découvrir l’existence d’un « isolé », son cheminement intérieur chaotique, névrotique, ses frustrations et ses ruptures, ses zones d’ombre mais aussi « ses joies démesurées », ainsi que la « promesse » que représente son œuvre : car « la maturité de l’âge, sans parler de la vieillesse, lui aurait permis d’aller bien plus loin encore.» ; et l’auteur de faire le décompte : « toute l’œuvre de Vincent tient en onze ans, sachant que cette période comprend aussi les apprentissages. Pourtant, en cinq ans de grande peinture, il ouvre la voie au fauvisme, à l’expressionnisme et à l’expressionnisme abstrait. »

    On soulignera le parti pris du biographe, qui insiste sur l’idée qu’un parcours de vie est par essence aléatoire, qu’une existence ne peut être déterminée d’avance (Vincent aurait tout aussi bien pu devenir écrivain...) et que l’impénétrabilité du sujet reste le lot de tout biographe. Étayé par une érudition et des recherches on ne peut plus solides, la biographie-roman (mais surtout pas romancée...) que signe David Haziot est un hommage qui ne cède jamais au « mythe de l’artiste maudit » communément véhiculé ni aux aveuglements qu'il entraîne ; un mythe qu’il déconstruit implicitement, tout en décryptant avec talent et lucidité l’homme et l’artiste – « celui qui cherche toujours et n’est jamais satisfait » disait Vincent. B. Longre

    À écouter en ligne sur France Inter, l'émission 2000 ans d'histoire du jeudi 3 janvier dernier, consacrée à Van Gogh, avec David Haziot.

    http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/2000ansdhistoire/index.php?id=62632

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  • Autour des mots - 3

     Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    be2d889f3d5f1c1eda4274fc511a81bf.jpgSandwich et compagnie de Lionel Koechlin
    Gallimard Jeunesse, Giboulées - dès 10-11 ans

    Certains noms communs que nous employons fréquemment ont été, à l’origine, des noms propres ou des dérivés de patronymes. Nous en connaissons souvent quelques-uns (Monsieur Poubelle, François Mansart, Etienne de Silhouette, ou encore le Comte de Sandwich…) mais ce livre a le mérite d’en recenser un nombre incroyable (près de cent cinquante), par ordre alphabétique ; la classification n’ôte cependant pas à l’ouvrage son caractère ludique (les illustrations de l’auteur y sont pour beaucoup : personnages longilignes, dont les rencontres loufoques brisent les barrières du temps historique). A mettre entre les mains des curieux qui se demandent d’où viennent des mots aussi différents que : gadget, bakélite, décibel, dahlia, pipelette, bidoche, mouchard, pépin, guillemet, dragée et on en passe ! © B. Longre

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  • Autour des mots - 2

     Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    615a56849b12dccaec63563a4b335a7f.jpgAux petits oignons ! d’Orlando de Rudder, Larousse

    Ce dictionnaire sous-titré « cuisine et nourriture dans les expressions » témoigne à la fois de la vitalité et de la richesse de notre langue, et de la qualité jamais démentie de la collection « Le souffle des mots », dans laquelle d’Orlando de Rudder signe aussi In Vino Veritas. L’auteur, justement, affirme d’emblée son amour des bonnes choses, qu’elles soient littéraires ou culinaires – « la nourriture de l’esprit est comme celle du corps » - et on trouvera ici de quoi être rassasié. Chaque entrée (ingrédients, plats, mais aussi ustensiles ou manière de cuisiner) de cet amusant dictionnaire débute sur une explication étymologique, puis suivent les expressions elles-mêmes, métaphores et images anciennes ou encore usitées au quotidien. L’érudition de l’auteur paraît sans limites et les multiples anecdotes ou les ébauches de recettes qu’il affectionne rendent la lecture forcément savoureuse. © B. Longre

    Lire aussi : Jardins et Cuisines du Diable, Le plaisir des nourritures sacrilèges de Stewart Lee Allen.

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  • Lectures achevées et en cours...

    Une nouvelle sélection parmi les ouvrages et les découvertes de ces dernières semaines.

    *** Fiction

    4a58a02f4b7c2c5da68c395fed7043e7.jpgLa Rivière d'Annie Saumont, vu par Anne Laure Sacriste (Editions du chemin de fer 2007) - une très belle nouvelle illustrée dont je parle ici.

    La Cité de sable de Bruno Doucey (Ed. Rhubarbe, 2007) www.sitartmag.com/bdoucey.htm

    Un autre recueil de nouvelles, Vivre intensément repose, signé Valère Staraselski (Editions La passe du vent) www.sitartmag.com/vstaraselski2.htm

    Servais des Collines d'Anne Percin (éditions Oskar 2007) - un roman passionnant (article et entretien avec l'auteure en ligne)

    Entre dieu et moi, c’est fini de Katarina Mazzeti (Gaïa 2007) - excellent roman ados-adultes dans lequel on rencontre une nouvelle héroïne adolescente qui mérite le détour, Linnea.

    Boris Vian et moi de Lou Delachair (Exprim' Sarbacane) - un article est en préparation...

     

    *** Inclassable

    Tingo, Drôles de mots, drôles de mondes d'Adam Jacot de Boinod (traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Dupin, 10-18)

     

    *** Jeunesse

    f9ac535449cab805ceed6762eedbf8a4.jpgça devait arriver de Gaëtan Dorémus (éditions Belize)

    Pas cochon de Christine Beigel (Gautier-Languereau)

    Mais qui a volé le maillot de la Maîtresse en maillot de bain ? de Lilas Nord et Carole Chaix (Après la lune jeunesse)

    Le village aux mille trésors de Véronique Massenot et Joanna Boillat (Gautier-Languereau)

    tous les articles sont en ligne sur la page jeunesse de Sitartmag.

    *** Lectures en cours… à des stades plus ou moins avancés.

    5b3bdc4d9ed40459d4ee6a07039a54d6.jpgPremières heures au paradis de Hafid Aggoune - à paraître en janvier chez Denoël.

    Cassé (Kurt Cobain) de Christophe Paviot - à paraître en janvier chez Naïve.

    Faut pas tuer les goélands de Jocelyne Sauvard - paru dans la collection Aventuriers du monde (Monde Global), que je présente ici.

    Les Ostrogoths de Martine Pouchain - Editions les 400 coups

    Le Voyage de Poéma de Cécile Roumignière et Claire Delvaux (Tipik, Magnard), un roman que l'on peut apprécier à partir de 6-7 ans.

    Si j'ai une âme de Vincent Peyrel (L'Amourier)

    Des vaches dans les prés de Lydia devos et Arnaud Madelénat (Points de suspension)

     

    Je ne dresse pas la liste de ceux qui attendent (leur tour viendra !)

    Pour finir, quelques mots sur...

    702489d7f8d636af7f67b8d5e1703c45.jpgImagier de Cécile Holveck, R-Editions, 2007

    Ne nous fions pas au titre de ce petit album légèrement rectangulaire aux pages cartonnées, conçu à la façon d'un imagier pour tout-petits ; justement, l'ouvrage introduit un décalage délibéré entre le support choisi et le contenu proposé, entre le trait simpliste des illustrations volontairement malhabiles (qui rappellent des dessins d’enfants) et l’histoire qui s’y déroule : tout part pourtant de l’enfance (personnage agenouillé près de deux jouets) pour aussitôt passer à la puberté – les premières menstrues qui gouttent sur le sol – continue sur la découverte du corps qui se modifie – examen de son sexe dans un grand miroir – pour s’achever sur une scène qui semble témoigner de l’acceptation de ces transformations. Ce travail atypique bouscule nos certitudes, s’interroge sur une transition-rupture somme toute naturelle et, dans le même temps, on admire la capacité de l’auteure (artiste plasticienne) à mêler si étrangement contenu et forme et à les rattacher à l’idée d’enfance non seulement via le format, qui n’a rien de gratuit, mais aussi via le narratif. B. Longre (décembre 2007)

    www.rhinoceros-etc.org
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  • Autour des mots - 1

    Des ouvrages qui nous racontent la vie des mots.

    e33758f7214e03302315ea7f2d0a9bfe.jpgLes Chaussettes de l’archiduchesse et autres défis de la prononciation, de Julos Beaucarne (avec Pierre Jaskarzec), Points Seuil

    Dans la collection "Le goût des mots", qui compte déjà de nombreux titres (dont Un Bouquin n'est pas un livre de Rémi Bertrand), a paru un ouvrage qui traite exclusivement des virelangues (« tongue-twisters » en anglais), ces énoncés plus ou moins longs (en témoigne le chapitre intitulé « Mes virelangues fleuves », réservés aux « virelangueurs patentés ») qui requièrent pas mal d’entraînement avant de pouvoir être maîtrisés. Justement, l’ouvrage, qui répertorie des dizaines d’exemples (le plus souvent sous forme de comptines ou de poèmes, classés par thématiques) est conçu à la manière d’un manuel ; mais le lecteur-joueur peut évidemment choisir de découvrir l’ouvrage dans le désordre et piochera les énoncés qui lui sembleront les plus simples ou les plus retors (selon son niveau...) Des jeux avec les sons à partager, pour tous les âges. © B. Longre

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  • De la fessée

    Pour ou contre la fessée ? Cette enquête m'a rappelé un album qui ne tranche pas sur le sujet mais le traite avec intelligence, humour et finesse.

     

    Le conte du prince en deux, Ou l’histoire d’une mémorable fessée
    Olivier Douzou et Frédérique Bertrand (Seuil jeunesse)

     

    La fessée, entre réalité et fiction.

    Une mère d’élève est interviewée devant l’école de son fils – et se prend si bien au jeu que l’enfant craint d’être en retard… Interrogée sur un sujet éducatif (la fessée), elle ne peut résister au besoin de formuler longuement son avis et se lance dans une véritable diatribe anti-violence : ses idées envahissent la page, les mots s’entassent et se percutent, tandis que l’enfant tente d’attirer l’attention de cette mère trop bavarde, qui continue cependant de s’insurger contre cette pratique d’un autre temps – l’occasion pour elle d’exprimer son admiration pour le modèle suédois (« En suède, la fessée est sévèrement réprimandée et c’est une bonne chose… »). Mais l’on comprend que les belles théories et les bonnes intentions de la maman ne tiennent pas longtemps quand elle se retrouve aux prises avec la réalité…

    479e0ec603a5ce5c30e6e42af75f07b1.jpgA l’école (que le petit a pu rejoindre malgré tout... avec un peu de retard) s’enchaînent des paroles d’enfants, beaucoup plus réalistes face à cette pratique qu’ils subissent : ils échangent leur propre expérience de la fessée (« c’est terrible », « je crie juste avant que ça tombe »…), puis un petit garçon entreprend de raconter Le Conte du prince en deux à la classe : le ton change, les illustrations et les décors aussi et ce récit inséré, volontairement absurde, prend des allures allégoriques et désuètes affirmées, tout en condamnant ouvertement la pratique du châtiment corporel, les peurs qu’il provoque et le sentiment d'injustice qu'il engendre.

    Ce superbe album met dos à dos, très concrètement, mythe et réalité, par le biais du récit à tiroir : un excellent moyen de s’interroger sur la violence physique et les comportements adultes parfois irréfléchis et que l'on croit appartenir à un autre temps – mais qui perdurent envers et contre tout. Les auteurs ont cependant la sagesse de ne pas imposer leur point de vue ; de ne pas culpabiliser les adultes, de dédramatiser la pratique de la fessée pour ne pas donner aux enfants l'impression d'être uniquement des victimes, tout en les laissant s'exprimer ; mais il est certain que les jeunes lecteurs retiendront avant tout les mots des petits élèves et s’identifieront aisément à eux. Par le biais de l’humour Olivier Douzou et Frédérique Bertrand ont su éviter les ornières de la morale et même si la question, assurément complexe, demeure en suspens, ils fournissent au moins l’occasion d’en débattre ! © Blandine Longre

     

    Les plus grands pourront aller lire Le Traité du fouet du Général F-Amédée Doppet aux éditions A Rebours. qui parle (entre autres...) "De la nécessité de changer les peines qu’on inflige à l’enfance et à la jeunesse"... nous étions en 1788 !

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  • Cachez ce sexe...

    Cachez ce sexe que je ne saurais voir
    Besse Chrystel , Bertini Marie-Joseph, Fontan Arlette, Gaillard Françoise, Zabunyan Elvan - Editions Dis Voir

    De la monstration à l'effacement, de la nature à la culture : le statut artistique du féminin des origines à nos jours.

    La créativité serait-elle un attribut intrinsèquement masculin ? Toute l’histoire de l’art le laisse supposer, au même titre cependant que les multiples tentatives pour tuer dans l’oeuf tout désir de création féminine. Paradoxalement, l’art en général – qu’il soit graphique ou littéraire – regorge de représentations de la femme et de son sexe, un sexe étudié exclusivement à travers le prisme d’une vision masculine – à tel point que lorsque des femmes le représentaient, leur regard subissait l’influence d’une vision masculine, imposée par une société masculine - chose qui est encore vrai(e) aujourd’hui dans une majorité des cas.

    C’est cette histoire souvent méconnue ou délibérément occultée que cet ouvrage passionnant, influencé par les Gender Studies, entend retracer, en laissant la parole à des femmes chercheuses, philosophes, artistes et/ou historiennes d’art – des regards croisés qui en disent long sur le formidable complot qui maintient, depuis des siècles, la femme dans l’ombre de son alter ego masculin, en la représentant certes différemment selon les époques et les lieux, mais toujours avec une constante : en lui assignant des rôles passifs et fonctionnels, en la renvoyant sans cesse à son « essence », voire à son animalité. Les objectifs avoués de l’ouvrage : retracer cette vision exclusivement masculine de l’histoire de l’art (qui reflète bien entendu le regard social et politique porté sur la femme), dénoncer les dérives essentialistes qui toujours renvoient la femme à ses fonctions biologiques - maternelle ou sexuelle -, tout en soulignant l’émergence de nouvelles artistes qui, depuis les années 1970, ne subissent plus le voyeurisme séculaire qu’elles se sont peu à peu réapproprié.

    Elvan Zabunyan, dans Anatomie/Autonomie, exprime un constat douloureux : « malgré l'implication plus affirmée des femmes artistes et/ou intellectuelles dans le territoire de l'art, la problématique reste d'actualité dans un champ culturel où les idées patriarcales occidentales ne sont que partiellement remises en cause. » Il s'agit désormais de repenser la représentation du sexe féminin, jusque-là confisquée par et pour des hommes et de cesser d’y voir un manque ou un vide (opposé à la proéminence phallique), en proposant un regard neuf, autoréflexif, qui permette à l'artiste femme de passer de l'état d'objet à celui de sujet, de celui de regardée à celui de regardante, et à faire voler en éclats le manichéisme d'une société fondée sur une binarité ancestrale dépourvue de sens.

    589a41df885490e6be02f1da5d657d31.jpgOn retrouvera, parsemées tout au long de l'ouvrage, quelques reproductions des travaux des artistes que présente Elvan Zabunyan : Shigeko Kubota et son œuvre Vagina Painting (1965), une performance directement influencée par l’action painting de Pollock, Barbara Hammer et son film Multiple Orgasms (1976), Valie Export et Genital panic, autre performance réalisée en 1969 (où l'artiste, téméraire, se met en scène, détournant brutalement les clichés généralement assimilés au sexe féminin), ou encore Judy Chicago (on retrouvera de multiples exemples sur le site internet de l’artiste, même si les travaux de cette dernière paraissent s'engouffrer dans le piège essentialiste) et Hannah Wilke et ses autoportraits filmés et photographiés. Des représentations qui revendiquent pour la plupart le droit à une jouissance individuelle, dont seraient temporairement exclus les hommes, de manière à affirmer l'indépendance totale de l’être-femme dans un monde qui lui a longtemps refusé tout pouvoir, qu’il soit sexuel ou politique ; ces différents travaux donnent naissance au « cunt art » (ou « art du con »), terme inventé par la critique Cindy Nemser ; quand bien même l’image initiale qu’il évoque pourrait sembler réductrice, il permet, à travers une prise de conscience personnelle, de revaloriser l’image d’un sexe jusque-là diabolisé et malmené (au sens propre comme au figuré). En dépit de la provocation explicite de la plupart de ces œuvres, il ne faut confondre celles-ci avec de la simple pornographie (régression plus que libération, par le biais d'une « prolifération d'images stéréotypées et sexuées du corps féminin répondant à des canons masculins ») qu'Elvan Zabunyan condamne esthétiquement.

    Revalorisation, donc, qui prend toute son importance quand on examine, avec Chrystel Besse (Iconographies du sexe féminin), les visions protéiformes du corps de la femme, de la préhistoire à nos jours, de l’Asie à l’Occident, et sur lesquelles elle pose un regard attentif et approfondi, rappelant comment certaines oeuvres prénéolithiques évoquent un culte à la féminité, à travers l'image d'une déesse mère nourricière indispensable à la survie de l'espèce humaine - croyance rendue possible par l'ignorance du lien entre rapport sexuel et enfantement, et de l'intervention masculine dans le processus de procréation ; une représentation ébranlée par les monothéismes qui imposent peu à peu (sur le modèle du polythéisme grec) la figure unique d'un dieu le père, en avilissant le sexe féminin et en l’associant au péché et au « cloaque » anal (pour s’en persuader, il suffira d’observer les reproductions obscènes qui accompagnent l’article, les visions diaboliques d’un sexe « animal» proposées aux chrétiens). Il est évident que le statut de la femme a la plupart du temps été déterminé par le statut qu'elle tenait dans la sphère religieuse et en particulier dans l'art religieux, et l’osmose sexe/sacré appartient à des temps révolus : s’est imposé un phénomène d'exclusion du sexe féminin par la triade dieu/mâle/père ; et l’auteure de rappeler combien les textes dits sacrés ne cessent d’accumuler les contradictions internes à ce sujet (on renverra le lecteur au Traité d’athéologie de Michel Onfray).

    En d’autres lieux, les échelles de valeurs changent et Chrystel Besse évoque des « représentations érotisées de divinités féminines », moins connues, de l'Égypte ancienne à la Chine taoïste (qui célèbre, sans pourtant se départir d’un certain phallocentrisme, «le couple divin (qui matérialise l'union des principes masculin et féminin) étant à l'origine du monde.»), du bouddhisme à l'hindouisme : des points repris en partie par Arlette Fontan (Le sexe féminin dans les religions), qui propose une analyse diachronique des notions jointes ou disjointes de sexe et de sacré : les religions monothéistes ont joué un rôle déterminant dans l'histoire des inégalités, en inculquant des siècles durant les visions cauchemardesques et négatives d'une créature bestiale et dangereuse, naturellement castratrice (Freud lui-même, héritier involontaire de ces représentations, épousait cette idée), à la fois gorgone et sirène, Eve et Lilith, rendue impure par le sang des menstrues ou par d’autres sécrétions intimes.

    Quant à la déification de la femme aux temps préhistoriques, Arlette Fontan se montre plus circonspecte et se démarque prudemment de l’essayiste précédente en affirmant que cette instrumentalisation enfermait déjà la femme dans une fonction précise et établie, celle de la procréation. Plus tard, la femme est tout entière assimilée à son seul sexe, et devient victime d’une irréductible misogynie qui toujours semble se fonder sur une crainte indéfinissable, enfouie dans l'inconscient masculin. Une question explorée en détail par Françoise Gaillard dans l'article Vierge ou démone : la femme dans les fantasmes fin de siècle. « La femme n’est que sexe », nous rappelle-t-elle, pour les artistes et les écrivains du XIXe siècle, époque du naturalisme, de la biologie, de la théorie darwinienne et des grands misogynes (de Schopenhauer à Maupassant, de Baudelaire à Michelet…) ; la femme, privée de son humanité, devient « une espèce à part », considérée comme un objet d'étude au même titre que les autres espèces animales, un être instinctif, influencée par ses hormones et sa matrice (cette « hystérique » - littéralement : menée par son utérus), incapable de raison : « la femme est abominable parce qu’elle est naturelle » écrit Baudelaire, synthétisant le point de vue de l'époque et ajoutant : « elle est toujours en rut et veut être foutue » ; « Baudelaire, sans le savoir peut-être, énonce, en ces propos aussi crus que cruels, la véritable raison du dégoût que suscite la femme chez l'homme civilisé. Par ce sexe insatiable qui commande en elle, la femme en est restée à un stade de naturalité quasi animale. Ce qui angoisse donc en cette créature détestable, c'est le rappel constant à l'ordre de la nature que fait entendre son sexe et qui tire l'homme loin en arrière, vers les bas-fonds de son origine animale. »... Toujours la même la crainte, voire la même névrose, éprouvée par les hommes face à ce continent inconnu, un féminin « qui dit le vrai sur l'origine » : le masculin détient, dans le même temps, les rênes de la culture et refuse de les lâcher au profit de menaçantes inconnues à l'état de nature ("Il est l'Un, lisible, transparent, familier. La femme est l'Autre, étrangère et incompréhensible", écrivait Elisabeth Badinter).

    Justement, plusieurs articles font référence au tableau de Courbet, L'origine du monde, une oeuvre quasi photographique que longtemps Jacques Lacan posséda en secret : « la toile trônait en fait au milieu de son salon, invisible mais bien là, présence-absence si signifiante. » écrit Marie-Joseph Bertini (Le Monde comme volonté et représentation : l'irruption des femmes), ce tableau fonctionnant comme la métaphore de la représentation féminine dans l'imaginaire collectif : «l'intense paradoxe qui force le corps des femmes, et plus particulièrement leur sexe, à s'inscrire dans le double espace de la faute et du manque : caché ce sexe n'existe pas. Il est pure absence ontologique. (...) Exhibé, il n'est qu'indécence et obscénité, toujours proche d'une fureur frénétique dont l'ensemble du corps social doit veiller à se protéger. » Là encore, un homme signe une œuvre au regard unilatéral et la figure féminine, résumée à son seul sexe, est objectifiée et privée de langage.

    3fd8ef3eb4aad4846f0b7dd4aff4a4d9.jpgMais il ne suffit pas de constater, même si les enseignements que l'on tire de cet ouvrage sont inestimables ; Existe-t-il des solutions ? Comment rompre avec ce schéma annihilant, incarné entre autres par le tableau de Courbet, qui enferme le féminin dans une vision univoque, «l'obligation d'être vue, d'être en vue, c'est-à-dire contrôlée par le regard des hommes. » ? Et comment s'affranchir de ces regards qui ne voient que la créature sexuée, une représentation qui «participe du refus de les considérer comme sujets à part entière. » ? Marie-Joseph Bertini propose une réponse : en s'appropriant les langages de l’art et en les subvertissant, afin de les faire progresser.
    Concrètement, elle constate que l'égalité des chances en matière de création artistique en est à ses balbutiements, que ce soit dans le domaine cinématographique ou pictural, tant les obstacles aujourd'hui sont encore grands par la faute de préjugés et d'idées reçues si longtemps inscrits dans l'imaginaire collectif masculin (et féminin, ne l'oublions pas). Le génie n’a rien de féminin, ont ressassé les hommes des siècles durant… L’auteure explique avec bon sens (et faits historiques à l’appui) que « les femmes peintres furent rarement dans l'histoire parmi les artistes les plus audacieux et les plus inventifs de leur temps, tout simplement parce qu'elles n'avaient pas reçu de formation pour cela. » - contrairement à la création littéraire, un domaine où les femmes ont pu exceller beaucoup plus tôt. Dans le même temps, l’essayiste regrette en partie le mouvement contemporain qui consiste à ne se servir que de son corps, à l'excès, pour inventer un langage féminin à part entière, « aux dépens d'une approche plus abstraite et sophistiquée. (...) Au fond, ne partent-elles pas ici de ce qui est réputé leur être le plus familier : le biologique et l’inarticulé ? » La transgression apparaît dans ce cas comme un leurre, un nouveau « piège de la ruse de la Raison masculine», l'indépendance et l'expression d'une liberté nouvelle requérant probablement autre chose que l'outrance ou la transgression ; par conséquent, (et c'est une interrogation qui s'applique aussi, en parallèle, à l'art postcolonial de nombreux artistes cherchant à se libérer de l'emprise esthétique des métropoles) « quelle langue parler qui ne soit celle du dominant ? » ; et de donner quelques pistes à travers les exemples d'artistes femmes, comme Sophie Calle ou Mandy Havers, dont les travaux sont de « véritables dispositifs d'autonomisation en s'accordant le droit de produire leurs propres représentations du monde et d'elles-mêmes. »

    Tout au long de cet ouvrage sans tabous, en regard des réflexions des cinq contributrices, se déroule une narration parallèle qui sert de légende aux multiples reproductions d’œuvres passées et présentes qui accompagnent les articles, reprenant visuellement les points développés dans ces derniers : les iconographies mythologiques et religieuses frappent par l’exhibition d’une violence associée aux femmes (la « grande bouche vaginale armée de dents acérées » de la méduse, des créatures repoussantes chevauchées par des diablotins, sorcières lubriques…) ; d’autres images ramènent le féminin à la froideur médicale et pseudo scientifique des siècles passés (la vulve béante dessinée par Léonard de Vinci au début du XVIe siècle, la Figure lascive et obscène de Jean-Jacques Lequeu, vers 1790...) ; ou encore le réduisent à un érotisme pervers et dégradant (quand les corps féminins s’offrent allègrement à des animaux…). Restent les œuvres féminines contemporaines qui s’insinuent dans ce récit visuel, lui ôtant peu à peu son regard phallocentrique et laissant la place à des représentations libres et novatrices, où ce sont cette fois des femmes qui se mettent en scène et parlent enfin d’elles-mêmes sans intermédiaire. © Blandine Longre

    www.disvoir.com/

    www.throughtheflower.org/

    à découvrir aussi : http://www.lepeuplequimanque.org/maisonpop-et-melies-2007

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  • 40 écrivains de langue hébraïque en 2008

    Invité d’honneur du salon du livre de Paris 2008, Israël sera représenté par 40 auteurs de langue hébraïque : Elie Amir, Aharon Appelfeld, Gabriela Avigur-Rotem, Benny Barbash, Ron Barkaï, Orly Castel-Bloom, Lizzie Doron, Israël Eliraz, Haïm Gouri, Michal Govrin, David Grossman, Amir Gutfreund, Alon Hilu, Shifra Horn, Miron C. Izakson, Sayed Kashua, Judith Katzir, Etgar Keret, Alona Kimhi, Ron Leshem, Savyon Liebrecht, Mira Maguen, Edna Mazya, Sami Michaël, Agi Mishol, Rutu Modan, Eshkol Nevo, Rony Oren, Amos Oz, Israël Pincas, Igal Sarna, Aaron Shabtai, Meir Shalev, Zeruya Shalev, Youval Shimoni, Ronny Someck, Zvi Yanaï, Avraham B. Yehoshua, Nurit Zarchi, Boris Zaidman.

    http://www.salondulivreparis.com/

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  • Rutu Modan

    Rutu Modan, auteure BD et illustratrice renommée en Israël, fonde en 1995, avec quatre autres dessinateurs (dont Batia Kolton), une maison d’édition à Tel Aviv : Actus Tragicus. Elle a recu, en 1997, le Year Award qui récompense une jeune artiste et l’Award de la meilleure illustratrice pour enfants du Youth Department of the Israël Museum en 1998. Elle a publié plusieurs histoires dont deux sur des scénarios d'Etgar Keret.

    Energies bloquées de Rutu Modan, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas Delpuech, Actes Sud BD.

    Histoires de familles…

    Les six récits qui composent ce recueil ont été publiés entre 1998 et 2003 : des échantillons, en somme, du travail graphique et littéraire de Rutu Modan, artiste israélienne jusqu’alors inconnue en France, et qui signe aussi les illustrations d'un ouvrage jeunesse, Fou de Cirque.
    2be603e4f4f4e9fbbd92e1668e1d07c8.jpgDu strict point de vue de l’illustration, il serait vain de chercher une homogénéité dans ce florilège (un aspect encore plus flagrant dans Substance Profonde de l’artiste amie Batia Bolton, publié simultanément dans cette collection) et c’est plutôt du côté des thèmes abordés et des préoccupations auctoriales que l’on trouvera matière à parler d’harmonie : troubles psychiques ou affectifs, familles déconstruites ou recomposées, individus brisés par les carcans des règles sociales et collectives, espoirs avortés... L’auteure décrit et reproduit les perturbations de microcosmes qui lèvent le voile sur des dysfonctionnements à plus grande échelle. C’est le cas de Jamili, qui s’inscrit ouvertement dans le contexte sociopolitique israélo-palestinien, en mettant en scène la rencontre émouvante, point nodal du récit, d’une jeune infirmière fiancée à un imbécile (raciste de surcroît) et d’un terroriste palestinien qui s’automutile lors d’un attentat raté : deux individus que tout sépare et qui, dans un autre contexte, auraient pu s’unir.

    Dans Retour à la maison, une autre jeune femme, Méli, attend le retour hypothétique d'un époux pilote, disparu au Liban six ans plus tôt, tandis que Max, amoureux d’elle, tente de la convaincre de l'impossibilité d'un retour ; mais le beau-père de Méli se nourrit de cette attente et quand, un jour d’été, un avion non-identifié survole la plage du kibboutz, le vieil homme est convaincu que c’est celui de son fils… jusqu’à ce que l’armée de l’air intervienne. Les personnages, gauches et naïfs, sont représentés sur un fond uniforme, un ciel trop bleu pour être vrai, sur lequel se superposent soudain des avions de chasse puis les fumées grossièrement crayonnées qui émanent de la carcasse de l’appareil abattu. Le ciel redevenu bleu, la réalité d’une violence aveugle, caricaturale, s’évapore elle aussi, laissant de nouveau place à l’illusoire espérance.

    Ailleurs, c’est en huis-clos que se déroulent les événements ; ainsi Energies bloquées relate le drame d’une femme abandonnée par son mari et qui subvient aux besoins de ses deux filles grâce à un don étrange (« des pouvoirs curatifs dans les mains. De l’électricité qui guérit toutes les maladies »), mais l’ambiance familiale n’inspire pas le bonheur, les deux jeunes femmes exploitant la passivité dépressive de leur mère. Même chose dans Jadis, le long récit d’une quête familiale et affective ; un roman d’apprentissage, en quelque sorte, se déroulant dans un hôtel à thèmes tenu par deux sœurs dont les parents sont morts dans un incendie.
    Hormis la mise en images d’une nouvelle d’Etgar Keret, Bitch, le clou du recueil demeure L’assassin culotté (The Panty Killer), une tragi-comédie policière délivrée sur le mode parodique : le meurtrier en question, non content de poignarder des innocents, les ridiculise en affublant leur tête de leur culotte… Là encore, une histoire de famille est à la source de l’intrigue, une relation mère-fille qui tourne mal. La violence est ici tournée en dérision, comme pour exorciser ses ravages (bien réels en Israël), et demeure bel et bien omniprésente tout au long de ce talentueux album. © Blandine Longre

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  • Le cerveau à l’endroit

    " J’ai tout lu. Tout. Ça m’a remis le cerveau à l’endroit, ça l’a nettoyé de toute cette crasse, autour et dedans", dit l'un des personnages de Bis Repetita (pièce de Philippe Touzet - éditions Espaces 34), relatant son expérience de la prison alors qu'il n'était qu'un tout jeune homme.

    Article en ligne

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  • Quelques titres pour 2008 & sorties poches

    f1de6369937d8b99068d9c96af0edbbf.jpgEn ligne sur Sitartmag, quelques articles portant sur des romans à paraître début 2008.

    Les sept jours de Peter Crumb de Jonny Glynn (Panama)
    dont je parle déjà sur ce blog, plongée dans un univers mental déroutant.

    Du sang dans la sciure de Joe R. Lansdale (éditions du Rocher)
    Un roman lu il y a quelques années, en dont j'attendais la parution en français.

    Quant aux poches, plusieurs ouvrages dont nous avions déjà parlés : Fils unique de Stéphane Audéguy (Folio), Train 8017 d’Alessandro Perissinotto (Folio Policier), La neuvième vie de Louis Drax de Liz Jensen (J'ai Lu, février 2008), La vie aux aguets de William Boyd (Points Seuil, février 2008), Cahiers de la guerre et autres textes de Marguerite Duras (Folio, mars 2008), La joueuse d'échecs de Bertina Henrichs (Livre de poche, février 2008), Fenêtres sur rue de Jon McGregor (Rivages 2008), Samedi de Ian McEwan (Folio).

    Tous les articles sont ici  www.sitartmag.com/xbooknouveaux.htm

     

    c9f2e5f59520b641dd30e5f7f3a7e26d.jpgJe recommande aussi la lecture de La Langue du mensonge de Andrew Wilson (traduit de l'anglais par Françoise du Sorbier), aux éditions Albin Michel, que j'avais lu en anglais.

    présentation de l'éditeur
    Adam Woods est un jeune diplômé en histoire de l’art. Gordon Crace, un vieillard excentrique, collectionneur d’art, qui vit reclus depuis vingt dans un somptueux palais vénitien en ruines. Entré au service de Crace en tant que secrétaire, Adam est fasciné par cet érudit capricieux et secret. Commence alors entre ces deux personnages un étrange jeu de confessions intimes d’où surgit le spectre de l’ancien amant de Crace, mort à vingt ans en 1967. Meurtre ? Suicide ? Adam, qui nourrit le rêve secret d’écrire la biographie de Crace, décide de connaître coûte que coûte la vérité sur cette disparition, enfreignant dangereusement les règles du jeu... un thriller vénéneux et subtil dans la lignée de Patricia Highsmith où Andrew Wilson excelle à faire vaciller toutes nos certitudes.
    http://www.albin-michel.fr

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  • Petite métaphysique manchote

    En attendant de nouveaux articles, voici ce que je disais d'Ôsolémio de Lydia Devos et Kot Kit Lo (Editions Points de Suspension, 2005)

     

    Petite métaphysique manchote

    "Dors, la beauté de la rose est sans pourquoi !"

    d0eca06e6e352f4f9bfbb4c4c5376909.jpgA quoi pensent les manchots ? Cet ouvrage entend aborder la question, même s'il n'apporte pas nécessairement de réponses tranchées aux questionnements d'Ôsolémio ; celui-ci est un petit manchot singulier qui, l'hiver venu, ne peut se résoudre à rejoindre le groupe de ses congénères serrés les uns contre les autres pour se protéger du froid et dormir en paix. Tant de questions se bousculent dans son jeune esprit, qu'à force de les poser à haute voix, il réveille les autres manchots, allant jusqu'à en secouer certains afin d'obtenir des réponses à ses cogitations : "Pourquoi y a-t-il tout ce qu'il y a ? Pourquoi n'y a-t-il pas rien ?" demande, avec obstination, Ôsolémio (qui fait écho, sans le savoir, à Leibniz). Les autres ne semblent pas enclins à partager ses questionnements existentiels mais lui répondent malgré tout, d'abord avec mauvaise grâce (n'oublions pas qu'on les empêche de dormir...), puis en prenant un peu d'intérêt à l'affaire qui secoue le jeune manchot ; l'un des premiers à répondre invoque une instance divine, indiscutable ("Par la grâce de Dieu"), une réponse malheureuse (personne, bien entendu, n'étant d'accord) qui provoque bientôt un grande bataille, les coups remplaçant immédiatement les arguments verbaux... Du coup, Ôsolémio décide de faire les questions et les réponses, découvrant ainsi le libre-arbitre à travers sa capacité de penser par lui-même : "Si rien ni personne ne peut me dire ce que je fais là, c'est donc à moi d'en décider !"

    Beau récit d'affirmation de soi, ode à la curiosité, Ôsolémio prône aussi l'autonomisation de la pensée dès le plus jeune âge - l'auteure (professeure de philosophie) s'étant inspirée de Leibniz, de Hölderlin et de Heidegger pour composer ce texte accessible qui renferme cependant une vaste complexité philosophique. Plusieurs collections philosophiques destinées aux enfants sont nées ces derniers temps, mais ce sont généralement des ouvrages de genre documentaire ou des guides qui leur sont proposés, le plus souvent ancrés dans la réalité, et même s'ils possèdent nombre de qualités, ils ne peuvent esthétiquement rivaliser avec cet album qui combine à la fois fiction et création, le travail langagier et conceptuel de Lydia Devos et les créations picturales de Kot Kit Lo (tous deux auteurs de Coâ Encore ! chez le même éditeur) - une réalisation qui ne se veut pas délibérément pégagogique ou éducative, et qui fait la part belle à la poétique.

    Le format classique de l'album ne le laisse pas nécessairement voir au premier abord, mais les toiles de Kot Kit Lo forment en réalité une fresque continue, composée de mouvements calculés, de courbes et de vagues, en totale harmonie avec le milieu naturel supposé des manchots et avec l'esprit de corps de la petite communauté, qui vit en bonne entente, solidaire quand vient le grand froid de la nuit : "Ils s'enroulent sur eux-mêmes comme la coquille de l'escargot (...) ils dessinent sur le sol une belle spirale." — une réalisation géométrique dont la perfection est soudain réduite à néant quand les manchots se mettent à s'opposer les uns aux autres et à se bagarrer. Mais l'on se surprend aussi à voir dans les gracieux mouvements du pinceau sur la toile (dont le grain a été habilement conservé par l'impression de belle qualité) les circonvolutions cérébrales et les méandres vertigineux de l'esprit en général, rejoignant ainsi les questionnements d'Ôsolémio. Ce dernier a la témérité de s'interroger sur l'être et le non-être ("pourquoi quelque chose existe plutôt que rien ?") - une question qui taraude assurément les enfants - et à montrer, par son chant final (bientôt repris par les autres manchots), que la poésie ou l'art sont peut-être les seules manifestations de l'esprit humain permettant de dépasser ces questions. © Blandine Longre

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  • Entretien & article - Anne Percin

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    Savoir, plutôt que "croire"

    À première vue, le nouveau roman d’Anne Percin est bien différent, voire aux antipodes du précédent (Point de côté) : il s’agit là d’un roman historique, fresque vivante, foisonnante, érudite et très vraisemblable d’une Renaissance tumultueuse telle qu’elle est vécue, l’espace de deux années (fin 1532- début 1535), par Servais, jeune lyonnais que son père imprimeur, adepte d’Erasme, envoie faire des études à Paris afin de réaliser par procuration son propre rêve d’érudition.  (B. Longre)

    A découvrir sur Sitartmag, la suite de l'article portant sur Servais des Collines d'Anne Percin (éditions Oskar), suivi d'un entretien avec l'auteure.

    www.sitartmag.com/annepercin2.htm

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  • Continents noirs

    Collection lancée en 2000, comptant aujourd'hui 41 titres, dirigée par Jean-Noël Schifano (romancier, critique, traducteur, entre autres, d'Umberto Eco), Continents Noirs propose des ouvrages contemporains d’écrivains (pour la plupart francophones) originaires d'Afrique Noire.

    Il est parfois dommage d'ériger des cloisons entre les écritures, car un écrivain, peu importent ses origines, est d'abord un écrivain ; et pourtant, les écritures africaines, dans leur diversité (le pluriel du titre de la collection en témoigne), comportent des similitudes ; d'abord, le phénomène est récent, comme l'explique si bien Jean-Noël Schifano : "Ils [ces écrivains] appartiennent, jusqu'au XXe siècle compris, à des littératures orales millénaires — quand le livre des continents noirs est le plus jeune du monde : l'âge d'un homme, celui par exemple du Sénégalais Léopold Sédar Senghor." Pour le directeur de la collection, ce mouvement possède aussi des spécificités langagières méritant d'être explorées et un dynamisme narratif demandant à être reconnu ; et seul un regroupement à part entière (comme ici une collection, ou des éditions, celle du musée Dapper par exemple) est à même de renforcer cette reconnaissance ainsi que l’impact de ces œuvres sur un lectorat avide de nouveauté.
     

    La noce d'Anna de Nathacha Appanah - Gallimard, Continents Noirs, 2005

    La mère-fille

    18175880caefecdf766a03473d4fe80d.jpgAlors que sa fille Anna est sur le point d’épouser un homme «tristement parfait», une mère fait le tour et le bilan des années écoulées, revient sur ses relations avec une fille qu’elle aime mais qu’elle ne comprend pas toujours. Une fille qui se donne des allures de « bourgeoise », qui a fait « des études de chiffres » - contrairement à elle, romancière à plein temps, un peu bohême, ouverte sur le monde et ses différences, mère célibataire depuis l’âge de vingt ans. Elle a toutefois décidé de ne pas gâcher la « noce d’Anna », de s’adapter à la situation, de jouer le jeu des faux-semblants (« Je serai comme elle aime que je sois. »), de se résigner à observer les préparatifs de loin et à rester sur la touche, tout en prenant conscience de ce qui la sépare de sa fille « vieux jeu » : « on dirait que c’est elle la mère, qu’elle m’enseigne et me transmet une certaine idée de la famille, des valeurs traditionnelles et immuables », ajoutant cependant : « quand ma fille me fait sa leçon sur la vie, je la ferme et je souris. » - respectant les choix d'Anna et sachant bien, en femme rompue à la vie, qu’on ne peut empêcher les autres de se forger leurs propres expériences, quitte à les voir s’effondrer ensuite.

    Elle ne peut se parler qu’à elle-même, en silence, et comparer son existence à celle de sa fille, énumérant les divergences qui creusent peu à peu un gouffre entre les deux femmes, sans pourtant éradiquer les sentiments éprouvés de part et d'autre. Originaire de l’île Maurice, le pays qu’elle a définitivement quitté vingt-cinq ans plus tôt, la narratrice se souvient entre autres de son départ en terre étrangère : « Je n’avais que dix-sept ans et je sautillais d’impatience », alors qu’au même âge, « Anna était une fille sage, rangée, mesurée ». Elle repense aussi longuement à Matthew, le père d’Anna, à leur aventure londonienne et à son départ pour le continent africain qui le fascinait.

    Plongée dans ses réminiscences, elle regarde avec toute la distance que lui dicte son sens critique ce qui se passe le jour du mariage, vivant ces moments comme des séquences quasi irréelles, avec aussi un peu d’irritation : « le prêtre dit les mots qu’il faut, les mots des films, les mots mis en scène. », pour s’absenter à nouveau dans ses pensées ; la narration ne cesse d’osciller avec légèreté entre flux intérieur et événements extérieurs, finalement peu importants. Un roman où se lisent tour à tour la sérénité d’une femme qui sait où trouver son bonheur et la fougue de sa jeunesse passée – un roman doux-amer dont en emporte nécessairement quelques images avec soi.
    B. Longre (décembre 2005)

     

     

    Un reptile par habitant de Théo Ananissoh (Gallimard, Continents Noirs, 2007)

    L'Afrique et ses traitres.

    4a3cf0159366e1ccc6932e7759175bbf.jpgNarcisse, petit professeur de lettres, séducteur invétéré, passe la nuit avec Joséphine quand Edith (la maîtresse de tout le monde, qu’il fréquente depuis peu) l’appelle, affolée. Il la rejoint chez elle et découvre le corps ensanglanté d’un haut fonctionnaire du régime togolais, le colonel Katouka, venu rendre « visite » à la jeune femme ; cette dernière prétend ne rien avoir vu ou entendu et demande à Narcisse de l’aider. Il hésite, s’agite, prend peur puis refuse. Pourquoi faire appel à lui, précisément, alors qu’elle le connaît si peu ? Pourquoi sa petite vie jusqu’alors tranquille devrait-elle être perturbée, voire bouleversée, par une affaire qui ne le concerne pas ? Edith contacte alors le sous-préfet de la ville (un autre de ses amants), qui prend les choses en main, et Narcisse, bon gré mal gré, se voit forcé de l’aider à se débarrasser de l’encombrant cadavre.
    Les jours suivants, rien ne transpire de l'incident, comme si la disparition du colonel était passée inaperçue dans les hautes sphères du pouvoir. Mais Narcisse, angoissé, devient vite obsédé par cet épisode qui ne quitte plus ses pensées ; son implication indirecte le met en danger, et il s’interroge sur la nature de ce crime – meurtre passionnel (Edith serait-elle coupable ?) ou règlement de compte politique ? – tout en tâchant d’en apprendre davantage.

    Sous ses allures de sombre vaudeville, dans lequel Narcisse serait le dindon de la farce, et sous ses airs de roman noir, Un reptile par habitant se lit aussi comme une fable politique exposant la violence sourde qui régit tout un pays et la corruption qui imprègne la société – selon Zupitzer, un collègue de Narcisse, «L’Afrique grouille de traîtres, comme un animal pourri de vermine» : la trahison politique, d’abord, qui est explicitement développée, mais qui semble aussi avoir contaminé la sphère privée, comme l’illustre le personnage central : Narcisse ne cesse de papillonner d’une femme à l’autre, de tromper allègrement Joséphine, et de « consommer » Edith ou Chantal, l’une de ses élèves, sans éprouver le moindre remords, prenant du plaisir dès qu’il le peut.

    Il a beau se tourmenter sur le rôle qu’il a joué malgré lui dans la disparition de Katouka (que l’on croit ensuite en fuite et qui est bientôt accusé d’avoir fomenté un complot contre l’Etat), il en oublie rarement ses rendez-vous amoureux et ne change pas ses habitudes. On prend plaisir à suivre les déboires du pauvre Narcisse, souvent pathétique, sans conteste dépassé par les événements, paralysé par ses peurs , qui tente de les apaiser en se réfugiant autant que possible entre les cuisses des femmes.

    Comme dans Lisahohé, précédent roman de l'auteur, où il était déjà question de meurtre et de morale politique, l’écriture reste lisse, sans fioritures, et va droit au but. A l’image de Zupitzer, le professeur d’histoire, qui n’y va pas par quatre chemins pour expliquer à Narcisse ce qu’il pense de l’Afrique ; Zupitzer, le seul à avoir, semble-t-il, percé à jour les dysfonctionnements du continent, une « porcherie » ; le seul à tenir des propos lucides et cohérents (malgré tout obsessionnels) sur l’impureté de leur pays, les politiciens véreux, le sexe sale et sans amour et les décennies de violence qui singularisent l’histoire africaine ; le seul à ne pas rejeter la faute sur les seuls colonisateurs, à dénoncer la position passive d'une Afrique éternellement victime, et à tenir des discours en accord avec ses actes, aussi terribles soient-ils, en opposition avec ceux qui se contentent de parler dans le vide. L’auteur, retranché derrière ses personnages, n’impose aucune morale, mais encourage le lecteur à examiner les faits sous cet angle original, à s’interroger sur la véritable nature du mal, qui n’est pas toujours là où on l’attend. Un meurtre est-il excusable quand il s’agit de d’éradiquer une injustice et de redonner un sens au combat politique ? Où se situe la véritable justice et qui doit la rendre ? Dans ce court roman déstabilisant et génériquement inclassable (en dépit des apparences...), les questions en suspens s’entrechoquent en filigrane, sans didactisme appuyé, toujours de manière ambivalente et décalée, laissant la voie libre à plusieurs interprétations, certes dérangeantes, mais qui ont le mérite de susciter des prolongements dans l'esprit du lecteur.
    B. Longre (février 2007)

    du même auteur : Lisahohé (Gallimard, Continents Noirs, 2005) - chronique en ligne

     

    Pour aller plus loin : www.gallimard.fr/collections/continents_noirs.htm

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  • Décès de Heloneida Studart

    ae303f5809dd36dbb3611aa69a124586.jpgLes Éditions les Allusifs viennent d'annoncer le décès de Heloneida Studart (Fortaleza 1932 – Rio de Janeiro 3-12-2007). Co-fondatrice du Parti des Travailleurs et pionnière du féminisme brésilien, députée et journaliste, elle a publié plusieurs essais et romans. Elle venait tout juste de se retirer de ses fonctions de députée et se consacrait entièrement à l’écriture. Trois de ses romans ont été traduits en français aux Allusifs, dont Le Cantique de Meméia.

    Le cantique de Meméia (O pardal é um passaro azul), traduit du portugais (Brésil) par Paula Salnot et Inô Riou - Les Allusifs, 2005 - Parution en poche mars 2007 (10-18)

     

    La Maison de Marina
    Ou quand "Naître femme est le pire des châtiments." (La maison de Bernarda Alba - F. Garcia Lorca)


    Fresque à la fois réaliste et allégorique, Le cantique de Meméia puise au plus profond des âmes, de la raison humaine et des désirs, en quête des racines du mal absolu et de la logique totalitaire, mais aussi de l’espérance, tour à tour incarnées par différents personnages, au fil de leurs actes et de leurs pensées. Car nul (ou presque) ne s’en sort indemne sous la plume de Heloneida Studart, qui brise les tabous et révèle les secrets de celles qui cohabitent tant bien que mal sous un même toit bourgeois, certes doré, mais toutes sous le joug d’une matriarche archétypale, Menina Carvalhais Medeiros, vieille femme acariâtre et sévère qui méprise sa progéniture composée de filles (son unique fils est mort interné des années plus tôt) : la tante Nini, célibataire desséchée de corps et d’esprit et Luciana, qui est revenue vivre chez sa mère après un bref mariage (socialement avilissant), avec ses deux filles, Dalva et Marina – elle-même narratrice. Une autre fille, après avoir été chassée des années plus tôt par Ménina, a donné naissance, avant de mourir au couvent, à un garçon, João, qui s’étiole maintenant dans la prison locale (bien concrète, celle-ci) – au grand désespoir de sa cousine Marina, désespérément amoureuse de lui.
    Marina, frêle jeune femme asthmatique, est pourtant la seule que Menina respecte : l’aïeule a bien l’intention de déshériter ses filles au profit de cette petite-fille qui lui ressemble tant, selon elle : froide, déterminée et vertueuse – tout le contraire de sa mère Luciana, dont les faiblesses irritent Menina et Marina ; la rancœur de cette dernière est accentuée par le désamour qu’éprouve sa mère à son égard ; et quand Luciana tente de former une alliance avec sa fille (elle voudrait bien récupérer sa part d’héritage), c’est en vain qu’elle supplie l’inflexible Marina.

    Mais la narratrice, que les biens matériels intéressent peu, a d’autres préoccupations : un grand nombre de pages est consacré à ses sentiments changeants, à son amour perdu, à ses visites à la prison - à l’insu de sa grand-mère, qui a renié son petit-fils João. De quoi est-il coupable, au juste ? D’avoir osé écrire sur les murs que « les moineaux sont des oiseaux bleus »… slogan d’une simplicité déroutante, qui suffit pourtant à évoquer la révolte muette d’un peuple accablé, et terrifié par les « forces obscures » (qui jamais ne seront nommées autrement), et à incarner la pureté du combat du poète, sage parmi les fous, un combat pétri d’espérance rageuse, face à la puissance fasciste, prompte à torturer et à commettre d’effroyables exactions pour éradiquer, justement, l’espoir des démunis et des résistants.

    « Les moineaux sont des oiseaux bleus », image par le biais de laquelle se reflète tout discours politique réformateur et réfractaire aux dictatures, quelles qu’elles soient, toute résistance acharnée - João est son prophète. Ce qui préoccupe aussi Marina, c’est l’arrivée d’un étranger (un ami de João ?) que sa grand-mère a accueilli sous son toit – un homme muet dont la présence discrète ne va pas tarder à faire frissonner les esprits et les corps des femmes qui dépérissent dans la maison de Ménina, chacune attendant la mort de l’aïeule, espérant l’amour physique, interdit et châtié. Seule la vieille servante, la mulâtresse Memeia, semble percer à jour la véritable nature de l’étranger, un « sorcier », selon elle, venu apporter le malheur dans ce monde de femmes cloîtrées.
    Les femmes et leurs désirs avortés, justement, sont au centre de ce roman poignant et leur destinée est mise en parallèle, de façon récurrente, avec celle d’autres victimes : « Les femmes n’ont pas de volonté, disait grand-mère Menina. Les Noirs n’en ont pas ; les pauvres n’en ont pas. » Ces mots cinglants, ne souffrant pas la contradiction, font écho à la litanie fataliste du père de Marina, mort trop tôt (« Mon père disait qu’il n’y avait que des pauvres et des riches. ») ou encore aux propos du cousin révolté (affirmant que les pauvres « payaient pour tout »).

    ca02ce7e8e09d4aa7e54db7b1e6e1135.jpgJoão et Marina, chacun à leur manière, ont en tête de dérégler un ordre social archaïque – le vieil ordre imposé par l’argent et la religion, tout aussi moribond que la grand-mère Menina ; cette dernière symbolise la maison nourricière, matrice étouffante, sachant si bien rejeter les siens et les dévorer, telle l’araignée qui guette Joao dans sa cellule, quand les individus dérogent à la règle ancienne – à l’image des routines domestiques qui obsèdent Marina, « comme un manège cauchemardesque » ; pour échapper fugacement aux cauchemars qui contaminent son esprit, elle lit des romans policiers qui remettent de l’ordre dans le chaos de la réalité : « Tout y est logique. La vie n’y est pas irrationnelle, avec des mères qui détestent leurs filles et des filles qui détestent leurs mères. » Mais le réel l’emporte, avec ses découvertes et ses désillusions, et le monde éphémère des privilèges s’efface pour laisser place à une lucidité nouvelle : « Dans mon monde, les enfants mangeaient de la terre mouillée et des garçons têtus pourrissaient en prison. » En refusant de continuer à exister dans l’obscurité d’une maison décadente, baignée de religiosité superstitieuse, dans l’ombre d’une mère vénale et de femmes soumises à leur sort de femelles, Marina, en quête d’absolu, entre sensualité et froideur calculatrice, ouvre un chemin nouveau. On repense, par de nombreux aspects, à la pièce de Garcia Lorca, La maison de Bernada Alba – et à la lutte obstinée d’Adela contre sa mère (l’allusion est directe à travers l’évocation d’une autre branche de la famille, en passe de s’éteindre, les cousines Lima Carvalhais : « Les quatre filles ne s’étaient pas mariées à cause des idées que leur mère, Dona Delfina, alimentait contre les hommes. »)
    Le combat féministe omniprésent n’est cependant pas l’unique souci de Heloneida Studart, et elle l’englobe, on l’aura compris, dans une lutte politique élargie, contre toute inégalité et discrimination : celui qui défend toute minorité (quelle que soit la raison de l’oppression subie). Rien de bien surprenant de la part d’une auteure engagée, militante active et députée du Parti des Travailleurs de l’état de Rio de Janeiro depuis 1978, présidente de la commission de défense des droits de l'homme, qui avait fondé, alors que le Brésil subissait la dictature militaire, le Centre de la femme brésilienne.

    Rares sont les œuvres de fiction qui mêlent si brillamment univers intime et destinée collective, et qui, par le biais d’une écriture serrée, précise, font se côtoyer une âpre sensualité et une diatribe politique convaincante (sans grands discours pompeux), sans que les deux mondes s’opposent jamais – la vieille Menina, qui apparaît le plus souvent entourée de prêtres à sa botte, symbolisant à elle seule la férocité totalitaire. Roman bref mais fulgurant, reposant sur une indéniable richesse poétique, Le cantique de Memeia (le titre français, justement, fait la part belle à l’opprimée, la servante mulâtresse, maternelle, rassurante et lucide et dont le chant agit comme un baume) est tout simplement inoubliable, et trente ans après sa parution au Brésil, on ne remerciera jamais assez les éditions les Allusifs de nous donner l'occasion d'enfin le découvrir en français. © Blandine Longre

    http://www.lesallusifs.com/

    http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Les-Allusifs-.html

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  • Ecritures théâtrales d'Europe

    4c74a8f09067da5a87cd1349861fd99b.jpgLes Editions Théâtrales (en co-édition avec le Scérén-CNDP), viennent de publier une Anthologie critique des auteurs dramatiques européens (1945-2000), élaborée par Michel Corvin. A l'occasion de cette publication, ce dernier propose une conférence le jeudi 6 décembre 2007 à 19h00 au Petit Odéon (Théâtre de l'Europe, Place de l'Odéon, 75006 Paris).
    Entrée libre sur réservation au 01 44 85 40 44.
    Il évoquera cinquante ans d’écritures théâtrales européennes, une vision vivante de l’effervescence de la littérature dramatique du vieux continent.

    L'ouvrage est présenté ici www.sitartmag.com/25ans.htm

    www.editionstheatrales.fr

    L'Anthologie ne concerne que des auteurs non-francophones, dont Howard Barker, Edward Bond, Bertolt Brecht, Martin Crimp, Rainer Werner Fassbinder, Jon Fosse, Rodrigo Garcia,  Evgueni Grichkovets, Lee Hall, Peter Handke, Sarah Kane, Dea Loher, Heiner Müller, Lars Noren, John Osborne, Pier Paolo Pasolini, Harold Pinter, Biljana Srbljanovic, Tom Stoppard, Matéi Visniec, ou Arnold Wesker, pour n'en citer que quelques-uns...

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  • Dea Loher

    Les relations de Claire de Dea LOHER, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen, L'Arche, 2003

    Chacun cherche sa vie

    La pièce aurait tout simplement pu s’intituler "Claire", si les autres personnages qui gravitent autour de la protagoniste éponyme ne prenaient pas autant de place à mesure qu’avance l’intrigue, envahissant son espace : sa sœur Irène et son beau-frère Gottfried, des petits-bourgeois qui reprochent à Claire sa marginalité, son amoureux Tomas, brocanteur, la maîtresse de ce dernier, Elisabeth, professeure en préretraite – à son grand désespoir – et Georg, un médecin que Claire rencontre à l’hôpital.
    La jeune trentenaire vient de faire un grand pas sur le chemin de sa quête existentielle en quittant un travail ingrat – rédactrice de modes d’emploi pour appareils électroménager ! – pour mieux trouver un sens à sa vie ; ou plutôt, elle s’est fait renvoyer, mais exprès, et va trouver sa sœur Irène pour lui demander de l’argent : « Claire a toujours pensé à l’envers, dormir le jour et se lever la nuit comme si elle vivait sur l’autre moitié de la planète. », déclare Irène, qui se complaît dans une existence superficielle, tandis que son mari, Gottfried, condamne de plus en plus ce vide – il travaille dans une banque…. Tomas, lui, explique qu’on « l’appelle le vide-poubelles. Je fais le commerce d’objets puants, démodés, cassés, disloqués. (…) je vis des ordures des autres. (…) Je sonde les entrailles des biographies humaines. » Il est vrai que les vies étriquées d’Irène et de Gottfried réveillent la franche désapprobation de Claire, qui dit à sa sœur, parlant de leur frère mort d’une overdose : « Oui, mais il ne l’a pas fait par désespoir, mais parce qu’il était heureux d’exister, parce qu’il savourait cette ivresse, oui il était accro à l’extase, ce que tu ne peux pas comprendre, il n’avait pas peur de la vie, lui, pas comme toi, qui avant chaque orgasme avale un tranquillisant.»

    Dans le même temps, on apprend que Tomas a une aventure secrète avec Elisabeth qui, comme Claire, ne cesse de remettre sa vie en question. Les relations de Claire avec les autres, on l’aura compris, ne sont pas simples, de la même façon que les relations de Claire avec elle-même manquent de clarté, tandis qu’elle se pose les questions que nous sommes tous susceptibles de nous poser : « Et je me demande où est ma place, à l’intérieur de cette problématique d’ensemble, de ce système global, où tout est plus ou moins interdépendant. Et donc moi aussi j’en dépends. Où est ma place et quelle est ma contribution à la résolution des problèmes qui vont nous occuper, disons, dans le millénaire à venir. »
    Elle franchit un nouveau pas dès lors qu’elle décide de se rendre utile et de passer à l’acte en offrant son corps en bonne santé à la science, inventant ainsi une nouvelle forme de prostitution (« pharmapute »), une proposition qui laisse le médecin, Georg, légèrement sceptique.

    C’est une vision bien sombre de l’humain que l’auteure allemande propose ici ; dans le même temps, Les relations de Claire est une fable de l’engagement, quel qu’il soit, amoureux, professionnel ou bien humanitaire ; la version pervertie d’un existentialisme qui ne peut se vivre que dans la mort, geste ultime de Claire pour enfin pouvoir se rendre utile, pour qu’enfin son existence ait un but. Chaque personnage se cherche, certains se trouvent, d’autres non et la pièce est une série sans fin, semble-t-il, de prévarications, d’hésitations, de questionnements, une suite de variations sur la vacuité et la futilité de l’existence – qui pousse ainsi chaque être à se mieux définir : une réussite en terme d’écriture, Les relations de Claire pousse le lecteur dans ses retranchements en lui montrant combien l’absurdité de la condition humaine (évoquée dans les passages avec le « chinois », un personnage qui pousse les situations vers l’absurde) ne peut se transcender que dans la mort ou le pessimisme. La drôlerie de certaines situations est en réalité feinte, piégée, et même si le regard de la dramaturge se fait acéré et sans pitié pour ses personnages, Dea Loher fait certainement passer son message, même s’il faut pour cela faire preuve de cruauté.
    ©Blandine Longre

    L'auteure

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  • Biljana Srbljanovic

    Supermarché (suivi de La chute), de Biljana Srbljanovic, L'Arche, 2001

     

    Grande surface supranationale cherche citoyens...

    Supermarché, sous-titré "soap opera", se déroule sur une semaine, sept jours particuliers qui ne forment en réalité qu'une seule et unique journée paraissant se répéter sans fin ; c'est du moins ainsi que l'enchaînement temporel est perçu par l'un des personnages : Leo Schwartz, directeur d'une école "pour les étrangers" dans une petite ville autrichienne ; nous savons qu'il y vit depuis treize ans, exilé de sa terre natale, un pays de l'Est. Britta, journaliste local, lui rend visite un lundi matin car il souhaite l'interviewer sur un sujet rebattu, la chute du mur, dont l'anniversaire est imminent. Leo, lui, voudrait que Britta s'intéresse à son passé et il l'incite à lire un dossier intitulé " Léonid Crnojevic, Dossier", un récapitulatif de ses activités dissidentes à l'Est, puis invite le journaliste à revenir le lendemain. La deuxième journée débute en tous points comme la première et l'on comprend vite que Leo est bien le seul à se croire un mardi... Et ainsi de suite. "Un terrible complot. J'ai l'impression de vivre tout le temps un seul et même jour" déclare Leo, le mercredi. Une impression qui se fait certitude, mais qui ne touche que Leo, les autres protagonistes repartant tous à zéro chaque matin.

    Dans le même temps, l'on suit ces derniers, tout occupés à régler des affaires qui apparaissent plutôt sordides, ou du moins d'une monotonie désespérante, un ennui qui se reflète dans la structure même de la pièce. Il y a les professeurs Müller et Mayer (amants en secret), Gamin, un élève qui semble porter en lui toutes les horreurs que des adultes peuvent infliger aux enfants (et qui s'en vante) et Diana, la fille du directeur, mi-vamp, mi-gamine. Le rôle qu'elle joue respire l'ambiguïté et comme son père, l'on ne parvient pas à savoir si ce qu'elle déclare avec effronterie est vrai ou inventé.

    Perdu dans ce "trou du temps" qui l'anéantit, accablé par le comportement et les mensonges des autres, et les siens propres, Leo perd peu à peu toutes ses illusions, une révélation qui précède celle du lecteur/spectateur, à qui il ne restait plus que Leo comme repère stable (étant le seul à réaliser le dérèglement chronologique) et qui le perd lui aussi. Car plus l'on avance dans cette semaine à jour unique, plus la détérioration sociale s'intensifie, représentée par la dégradation psychologique, morale et mentale des personnages ; la folie et l'obscénité gagnent du terrain et les personnages ne jouent plus du tout leur rôle réglé à l'avance. L'on sent que l'auteur s'est plu à composer ces variations sur le thème du quotidien qui sort des rails, des situations qui s'aggravent en cascade et où la mort et les fausses tragédies font bientôt irruption ; désormais incontrôlables, les personnages, comme des élèves indisciplinés, semblent ainsi ne plus vouloir obéir à leur créatrice, et l'intrigue se dépouille du réalisme de départ, de la rigueur scolaire de la première scène et nous plonge dans l'absurdité et le grotesque : ces dernières journées sont un total chaos, pervers et scabreux, durant lesquelles les masques de l'hypocrisie tombent, et se révèle enfin le vrai visage de l'être humain : stéréotypé, à l'imaginaire étriqué, qui rêve de l'Amérique et qui vit dans le "supermarché" mondial où toutes les barrières politiques ont été abolies (le fameux mur, entre autres), sans pour autant y trouver un bonheur individuel ou une harmonie politique.

    Mais un soap-opéra n'en serait pas un sans le traditionnel "Happy end", qui clôture cette pièce où l'allégorie n'est jamais bien loin : on assiste alors, médusés, à des scènes de réconciliations, de rabibochage général, des retrouvailles qui ne sont pourtant que d'ironiques mascarades, truffées de faux attendrissements et de tendresse truquée, où la perversité, toujours présente, ne se lit plus que dans les gestes. Une pièce engagée et critique, qui ne manque ni d'humour, ni de sarcasme bien pesé.
    © Blandine Longre

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  • Jonny Glynn

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    The Seven Days of Peter Crumb de Jonny Glynn - Portobello Books, 2007

    Les sept jours de Peter Crumb - traduit de l'anglais par Alain Defossé - Panama, janvier 2008

     

     

    Toute humanité gardée

     

    The Seven Days of Peter Crumb a l’ambition de remonter aux origines du mal et de la noirceur humaine, ici incarnée par un anti-héros dont la schizophrénie s’inscrit dans le texte lui-même. Des bribes d’humanité subsistent pourtant dans le parcours chaotique (sur sept journées, on l’aura compris) de Peter Crumb – dont on notera le patronyme, qui évoque automatiquement, en anglais, l’émiettement et la désagrégation, l’idée d’un morcellement en lien direct avec la dualité qui l’habite. Car avant d’être un individu à la merci de pulsions meurtrières (avec lesquelles on fera connaissance dans le détail), Peter est aussi un homme en souffrance, pathétique et désespéré, dont les crimes sont gratuits mais indispensables à l’évolution du récit.


    Le roman n’est pas ici un grand défouloir complaisant (comme pourraient le paraître certains romans d’Irvine Welsh ou American Psycho de Brett Easton Ellis) et même si quelques passages sembleront insoutenables à certains lecteurs, autant dire qu’on a vu pire… Car chaque épisode durant lequel la folie l’emporte sur la raison s’explique et les égarements de Peter s’apparentent à des passages à l’acte inévitables. Par ailleurs, sur le plan narratif, la dérive existentielle du héros est contrôlée, soutenue par une trame ultra construite, étayée par des rebondissements soigneusement préparés et une écriture qui parvient à donner l’illusion d’un discours intérieur obsessionnel crédible, en total accord avec le personnage. Brutalité et compassion, horreur et mélancolie se côtoient et s’entrecroisent sans répit, à l’image de Peter Crumb, qui ne cesse de changer de masque et de se désolidariser ou non de l’espèce humaine, dont il parle souvent dans des termes peu flatteurs.


    La plongée dans cet univers mental terrifiant n’est pas un éloge de la folie mais permet d’illustrer la nature fluctuante du bien et du mal, des notions qui se posent ici en termes relatifs. La lecture n’est pas de tout repos, il faut l’avouer (même si le roman s’avale d’une traite) mais reste fortement conseillée, car elle permet de se confronter à ses propres démons et errances, et de faire connaissance avec une construction littéraire qui exerce à la fois de la fascination, de la répulsion, mais qui met aussi à l’épreuve notre aptitude à l’empathie.
    Blandine Longre

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  • Amourons-nous

     En écho à la note précédente...

    68774185523c58bb52b86292d64f3a9e.jpgAmourons-nous de Geert De Kockere et Sabien Clement
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin
    Editions du Rouergue, DoAdo Image, 2007 (réédition)

     

    La syntaxe des corps
    « Quand je et tu ne font pas nous, Les cinq sens n’ont plus de sens. »

    De même qu’une large part des albums de bande dessinée ne sont pas destinés à la jeunesse, l’album illustré n’est pas forcément un medium réservé aux plus jeunes lecteurs. En effet, ce bel ouvrage poétique, tendre et facétieux, qui traite en toute liberté de l’amour physique et des relations entre deux corps amoureux qui se sont découverts et ont appris à se connaître n’est pas à strictement parler un « album pour la jeunesse » et pose évidemment la question du destinataire ; c’est en réalité un album tout court, chose suffisamment rare pour être soulignée, publié dans une collection dite « ado » : le destinataire reste donc flou et fluctuant, ce qui rend la tâche d’indiquer un âge exact quasiment impossible… Certains diront « à partir de 15 ans », d’autres 13, d’autres encore penseront que rien ici ne peut heurter la sensibilité d’un enfant – même si la trame narrative risque fort de ne pas interpeller les plus jeunes ou de ne pas répondre à leur horizon d’attente.

    De courts poèmes de Geert De Kockere complètent les étonnantes illustrations de Sabien Clement, jeune illustratrice flamande, des dessins déstructurés qui débordent du cadre des pages et emplissent l’espace, tout en laissant suffisamment de place au texte pour se déployer et les accompagner très harmonieusement. Les mots sont ici en symbiose avec les scènes amoureuses, à l’instar des corps qui se mêlent et s’emmêlent, s’allongent et se retournent, changent allègrement de position, se combinent et se conjuguent.

    « On fait l’amour / Comme les mots font la langue », écrit l’auteur : l’exploration langagière coïncide naturellement avec l’exploration du corps de l’autre, quand volupté et désirs sont inséparables des sentiments, quand l’amour et l’érotisme riment aussi avec humour :


    « Tête en bas
    Ne sois pas si tête en l’air
    Et saisis le sens de tout
    Même si tout est sens dessus dessous. »

     

    Pas de grands vers lyriques ou romantiques racontant d’impossibles amours ou célébrant l’inaccessibilité de l’être aimé dans ce recueil (même si l’autre demeure quoi qu’il en soit un merveilleux mystère et un éternel puzzle qu’on ne se lasse pas d’essayer de décrypter), mais une poésie accessible, sereine et légère, très suggestive et sans tabou, qui fête au contraire la joie de se trouver avec le partenaire que l’on a choisi, de pouvoir goûter à deux aux plaisirs des corps et des émotions, et d’apprécier la durabilité et la richesse de cette relation. Un ouvrage à lire et à relire, seul ou en duo, et dont il faut souligner l’originalité, tant dans la démarche que dans le style graphique déstructuré ; un album résolument libertin qui se démarque de la froideur des «manuels» d’éducation sexuelle (certes utiles, mais qui ont leurs limites) en proposant une approche esthétique et émotionnelle susceptible de toucher davantage le lecteur adolescent, et ce en déculpabilisant le rapport au corps, tout en insistant sur la seule vertu qui soit : l’amour. A mettre en tout cas entre toutes les mains adultes ou suffisamment matures (quel que soit l’âge en définitive) pour apprécier l’ensemble à sa juste valeur…
    Blandine Longre (mars 2007)

    http://www.lerouergue.com/

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  • Mon nom est Salma

    En écho à la note précédente, j'ai eu envie de mettre en avant un roman paru récemment en français, qui traite de l'exil mais aussi des violences auxquelles sont confrontées les femmes dans certains pays (ou parfois tout près de chez nous), pour peu qu'elles s'écartent du chemin qu'on leur a tracé... parmi ces persécutions, le "crime d'honneur" fait de nombreuses victimes.

    On trouvera des informations sur le site de l'association ICAHK (International Campaign Against Honour Killings), qui explique que selon l'ONU, plus de 5000 femmes et filles sont tuées chaque année par leurs proches dans ce cadre précis. L'association GRAF (Groupe Asile et Femmes), quant à elle, milite pour un "Droit d'asile pour les femmes persécutées en tant que femmes."

     

    91b77f7d2abe1218b7cb274bf5645241.jpgMon nom est Salma, de Fadia Faqir
    (traduit de l'anglais par Michele Herpe -Voslinsky, Editions Liana Levi, 2007 / My name is Salma, Doubleday, 2007)

     

    De Salma à Sally et vice-versa

    C’est après un long périple que Salma, petite bergère bédouine, arrive en Grande-Bretagne et devient Sally, laissant derrière elle une autre vie qu’elle ne peut pourtant se résoudre à oublier et qui la hante, en dépit de son « intégration » en apparence réussie dans le pays d’accueil. Sa vie à l’anglaise, qu’elle nous conte d’une voix fluide et épurée, est rythmée par son travail de couturière, par quelques rencontres masculines, par les cours de littérature qu’elle suit avec ténacité, par ses amitiés – avec Parvin, jeune anglaise d’origine pakistanaise qui a fui la maison familiale pour éviter un mariage arrangé, ou avec Gwen, une vieille dame érudite. Mais le sentiment de solitude et la culpabilité qui l’habitent, ainsi que la sensation d’être «amputée» d’une partie d’elle-même, font resurgir les souvenirs, qui la ramènent inexorablement à la fille qu’on lui a enlevée à la naissance, seize ans plus tôt, à l’homme qui l’a séduite puis violée, à la prison où elle a vécu plusieurs années à seule fin d’échapper à la fureur de son frère, à son séjour au Liban…

    Des détours mémoriels qui viennent s’entrelacer au temps présent – une narration chaotique, qui progresse par à-coups, allusions et indices : le récit, volontairement éclaté, recouvre diverses époques de son existence. Aussi, le lecteur endosse le rôle d’observateur mais aussi d’enquêteur – en reconstruisant peu à peu le parcours kaléidoscopique de Salma, qui ne dévoile les choses qu’avec une grande parcimonie, tout en s’étonnant des mœurs occidentales (qu’elle critique avec autant de lucidité que certains traits orientaux), du racisme ordinaire, de l’exploitation des plus déshérités – des passages souvent cocasses qui mettent le doigt sur les paradoxes et les dysfonctionnements de nos sociétés démocratiques.

    a5d68827a1953d21e86d1ecba068a3e9.jpgL’auteure dénonce évidemment la condition des femmes d’orient, confrontées à l’obscurantisme religieux et au poids des traditions qui perdurent au-delà des frontières, et insiste sur le fait que le salut passe nécessairement par l’instruction et la lecture ; mais c’est d’abord la difficulté d’être en exil, d’être « autre » qui l’emporte sur tout le reste : Salma a bien du mal à se métamorphoser en Sally, à « s’ajuster », et elle commet nombre de bévues, même si la liberté dont elle jouit est inestimable à ses yeux. Malgré tout, mérite-t-elle d’être encore en vie ? Comment peut-elle vraiment devenir Sally avec son statut d’étrangère et sa peau sombre?

    Salma oscille dans un entre-deux (culturel, affectif, spatial et temporel) qui rappellera d’autres romans tout aussi réussis (de Chitra Divakaruni ou de Maggie Gee) ; l'auteure capte admirablement la schizophrénie de l'exil, cette douleur d’être « double » et d’appartenir à deux mondes divergents qui ont tant de mal à se rapprocher : une situation qui brouille le concept d’identité et crée de multiples incertitudes dans l’esprit déjà déraciné du personnage. Roman poignant, pudique et intelligent, qui joue avec nos émotions tout en se préservant de toute mièvrerie ou de tout pathos larmoyant, My name is Salma tient de la tragédie ordinaire et lointaine, le beau récit d'un déracinement et d’un déchirement, entre Orient et Occident. (B. Longre)

     

    Fadia Faquir, jordanienne et britannique, fait entre autres partie du conseil d'administration de Al-Raida, une revue féministe publiée par l'Université Américaine de Beyrouth.

    http://www.fadiafaqir.com/

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  • Nos amis les Yapous...

    Le volume 3 de Yapou, betail humain de Shozo Numa, est en librairie depuis le 15 novembre (éditions Désordres). Oeuvre majeure de la littérature japonaise, livre total, démesuré, fresque échevelée considérée par Yukio Mishima comme « le plus grand roman idéologique qu’un Japonais ait écrit après-guerre ». Voici ce que je disais du premier tome.

    Yapou, bétail humain, volume 1 (traduit du japonais par Sylvain Cardonnel)

    L'homme dominé, l'écrivain dominant...

    "In the struggle for survival, the fittest win out at the expense of their rivals because they succeed in adapting themselves best to their environment." (Charles Darwin)

    "J'avais beau comprendre qu'une oeuvre échappât à son auteur, je ne pouvais m'empêcher d'en être troublé." (Shozo Numa)

     

    b1c8f556a02c83ab4057c89bd5a8d02a.jpgLe grand oeuvre de Shozo Numa paraît en français : les éditions Désordres, décidément à l'avant-garde d'une littérature libérée de ses tabous (après David Wojnarowicz, Kathy Acker ou Peter Sotos) ont fait le pas.

    Roman fleuve d’abord publié en feuilleton à partir de 1956 dans la revue japonaise Kitan Club, Yapou, bétail humain appartient à la veine littéraire masochiste ; il fut composé pour servir de formidable exutoire à des pulsions que Shozo Numa est loin de renier et qui sont nées quand, tout jeune soldat, il fut fait prisonnier et « placé dans une situation qui me contraignait à éprouver un plaisir sexuel aux tourments sadiques que me faisait subir une femme blanche. » ; une « déviance » qui n’appartient donc qu’à lui, indissociable de son histoire personnelle, une expérience intime pourtant surdéterminée par son appartenance au peuple japonais... Car l'écrivain voit le Japonais comme un être modelé par un perpétuel sentiment d’infériorité, sentiment exacerbé par un contexte géopolitique spécifique, dans un Japon d’après-guerre vaincu, humilié et soumis à la mainmise occidentale. « Le caractère divin de l’empereur (…) était soudain détruit. C’est sans doute cette désillusion qui se transforma en moi en excitation masochiste. » explique-t-il dans sa postface à l’édition japonaise de 1970.

    L'auteur prend toutefois ses distances avec l'époque et c’est dans un monde imaginaire (quoique...) qu'il a choisi d’ancrer son récit : au XLe siècle, dans l’Empire des cent soleils (EHS – de l’anglais « Empire of Hundred Suns »), une société interplanétaire régentée par une aristocratie dont les caractéristiques (blanche, anglophone et féminine…) font essentiellement écho aux fantasmes de soumission de l’auteur. Au plus bas de l’échelle du vivant, les Yapous, matière première animée, intelligente, destinée à satisfaire les moindres besoins et désirs des blancs d’EHS : un bétail indispensable à la bonne marche de l’empire, aussi nécessaire, par analogie, que les esclaves africains pouvaient l’être dans les états sudistes des Etats-Unis ; à la différence que cette exploitation systématique et institutionnalisée du Yapou n’est nullement considérée, par les habitants d’EHS, comme un « necessary evil » (un mal nécessaire, euphémisme employé par nombre d’Américains pour justifier l'esclavage), mais comme un état de fait «naturel» reposant sur une distinction biologique de taille… la peau « jaune » des Yapous. Sur EHS, les esclaves noirs eux-mêmes jouissent de droits et de privilèges interdits aux Yapous…

    Science-fiction, donc, mais qui s’appuie sur des données contemporaines et/ou historiques connues ; un genre délibérément choisi pour la grande liberté idéologique et littéraire qu’il présuppose ; et Shozo Numa évoque ce monde (utopique et dystopique - selon sa position en tant que lecteur) avec érudition, élaborant une description savante et quasi encyclopédique de chaque facette de cette société ultra-hiérarchisée et policée (sur le modèle de la Rome Antique, du Japon impérial ou de l’impérialisme britannique…), des sciences aux arts, des moeurs à la politique… Panorama foisonnant permettant à l’écrivain de coucher sur le papier tous ses fantasmes scatologiques, masochistes, sexuels – des plus sordides aux plus cocasses… des plus dérangeants aux plus conventionnels. Car les Yapous (descendants des Japonais, on aura compris le glissement phonologique) sont tout, sauf humains et, de toutes les formes et tailles, font office de jouets sexuels, de meubles «viandeux», de sanitaires (une obsession qui traverse l'ouvrage) ou de sacs à main, de vomitoires ou de jouets miniatures, de mères porteuses (libérant ainsi les femmes blanches de l’esclavage de la maternité et expliquant la "révolution féminine"), et on en passe, l’imagination de l’auteur se montrant sans bornes dans ce domaine.

    En dépit de son caractère (prétendument) scientifique et ethnologique (entretenu par le biais d'archives, d'extraits littéraires, d'ouvrages théoriques, de notes de bas de page, de renvois multiples, etc. bien entendu inventés de toutes pièces), Yapou reste un roman : la découverte progressive de ce monde hors nomes s’effectue par le biais de deux personnages dont la fonction naïve s’apparente à celle d’un Gulliver ou à celle des narrateurs des Lettres persanes – procédé certes classique mais néanmoins efficace : tout débute quand Clara, une jeune Allemande, et son fiancé japonais, Rinichiro, assistent à la chute d’un engin spatial… à l’intérieur de l’ovni, ils découvrent Pauline Jansen, une aristocrate d’EHS ; lors d’un voyage dans le temps, cette dernière s’est laissée distraire par la dextérité de son cunnilinger télépathe (« une sorte de meuble vivant dont la principale fonction est de contenter les femmes qui dorment seules »...) et a perdu le contrôle de son appareil. Mais Pauline, maîtresse femme, prend bien vite les choses en main, comprenant que Clara et son "Yapou" appartiennent à l’époque « anhistorique » (ère précédant la conquête de l’espace) et qu'ils n’ont pas nécessairement conscience de leurs différences respectives…

    Elle invite Clara à visiter son monde et là, les privilèges reviennent à la blanche jeune fille et la yapounisation à Rinichiro, un "beau" spécimen de Yapou d'origine qu’il va falloir conditionner… Les métamorphoses successives (physiques et psychologiques) que les deux explorateurs (malgré eux) vont subir (ou peu à peu accepter, dans le cas de Clara) se déroulent sur moins de vingt-quatre heures, mais sont analysées de manière si détaillée que le lecteur, à défaut de les accepter, les assimile sans mal. Là réside la force de cet ouvrage, qui nous transporte d’un monde à l’autre sans que l’on s’étonne outre mesure des retournements que l’auteur fait subir à notre conscience. Les valeurs humanistes que nous connaissons se voient renversées en totalité, à grande échelle... rien de surprenant à ce que Sade et Jonathan Swift, chantres du renversement, soient de la partie, en tant que sources d’inspiration récurrentes et explicites : Yapous et Yahoos (ces créatures primitives que l’on rencontre dans le dernier voyage de Gulliver) ne se ressemblent pas (les capacités intellectuelles des premiers les placent à l’opposé des second) mais l’analogie homophonique existe bel et bien… De même, le leitmotiv scatologique (certains Yapous apprennent, dès l'enfance, à se délecter des déjections "sacrées" des Blancs, qui peuvent désormais satisfaire sans gêne leurs besoins en public tout en nourissant leurs Yapous...) nous renvoient aux grands textes de la littérature sado-masochiste, tandis que d’autres scènes semblent tout droit sorties du monde de Brobdingnag (le combat entre Yapous pygmées par exemple) ; la relative indépendance dont jouissent les Yapous géants (destinés pour la plupart à devenir des montures), qui grandissent à l’écart des « dieux blancs » sur la planète Titan, paraît pour partie calquée sur l’existence des Houyhnhnms (des chevaux très rationnels) que côtoie Gulliver. On pourrait établir de nombreux autres parallèles... il suffit de dire que Yapou, bétail humain, vaste métaphore de la condition japonaise, s’inscrit dans la veine des grands romans philosophiques et il serait erroné de prendre au pied de la lettre tout ce que prétend l’écrivain…

    L’écriture de ce roman lui a apporté, il est vrai, un vaste espace de liberté et lui a permis « d’apaiser » sa « soif », de donner un cadre à sa vision très personnelle de la volupté et du plaisir, ainsi qu’il le confesse ; mais au-delà de sa fonction d’exutoire sexuel et psychologique, fonction liée au souci d’explorer l’image en négatif que le peuple japonais a de lui-même et entretient depuis des décennies (en particulier à travers le sentiment d’infériorité qu’éprouverait, plus ou moins consciemment, tout Japonais face à l’occident sadique incarné par ces femmes blanches omnipotentes), cette œuvre pléthorique se lit de diverses façons tandis que les interprétations se télescopent ou se superposent : les questions politiques soulevées par l’auteur (en particulier sa réflexion continue sur l’impérialisme anglo-saxon, qu’il soit territorial, linguistique, économique…) possèdent par exemple des résonances très contemporaines : « La civilisation blanche occidentale a hérité de l’esprit de la Grèce antique, société qui reposait sur le travail des esclaves. Cette psychologie de dominants s’est développée le temps que dura la colonisation-domination des populations de couleur. C’est elle qui préside à l’aliénation des Yapous sur EHS. » Similairement, le féminisme extrême et volontairement exagéré qui traverse l’œuvre (bien qu’accessoire – et inventé pour que la société EHS puisse être en adéquation avec les pulsions masochistes de l’écrivain) ravira nombre de lecteurs par ce qu’il nous apprend indirectement de la société patriarcale actuelle, faisant prendre conscience de son absurdité et de son injustice – et même si telle n’était pas l’intention originelle de l’auteur, le procédé du retournement, associé à l'amplification et au grossissement de certains traits (jusqu’au grotesque — procédé dont usait si bien l'écrivain Edogawa Rampo, en particulier dans ses nouvelles du genre ero-guro, comme La chenille ou La chaise humaine...), met en lumière nombre de ces dysfonctionnements.

    La terrifiante acceptation des Yapous (certes conditionnés dès l’enfance à vénérer les Blancs) fait écho à la passivité politique ou à la mollesse de l’engagement d’une majorité de groupes humains soumis à des volontés individuelles tyranniques – comme si les souffrances engendrées par une soumission non choisie procuraient cependant un plaisir d'une intensité telle que rien ne pourrait convaincre les victimes de changer de condition. L’auteur est suffisamment modeste (cela participe-t-il du "gène de servitude" que posséderait, selon le narrateur, tout japonais ?...) pour ne rien dire de ses engagements dans la sphère du collectif, résumant son œuvre à une tentative individuelle de survie, destinée à un petit nombre de lecteurs ; mais à l’évidence, il ne fait nul doute que le bouillonnement d’idées que procure la lecture ne peut laisser le lecteur indifférent à ces questions qui se dessinent en filigrane. On voit ainsi comment l’œuvre peut échapper à son auteur, sur de nombreux plans.
    Un autre paradoxe frappe aussi (que l’on retrouve dans l’interdépendance de la relation sado-masochiste) : l’assujettissement du Yapou, créature à qui l’on nie toute humanité, exploitée de toutes les manières imaginables, s'accompagne d’un pouvoir illimité ; l’auteur l’a saisi lorsqu’il parle de « la suprématie du Yapou », sans qui la société d’EHS ne serait pas ce qu’elle est… Une société totalitaire dont les valeurs sont susceptibles de révulser, sans pour autant perdre de sa capacité à nous fasciner, justement par ce qu’elle contient de repoussant…

    A l’heure où nous achevons la lecture de ce premier tome (le deuxième est à paraître d’ici quelques mois – il faudra faire preuve de patience) Clara, qui a succombé, sans trop se faire prier, au confort et aux charmes libertins de la très idéale communauté des nobles d'EHS, a enfin admis consciemment que son fiancé n’est en définitive qu’un Yapou et elle s’apprête à le dresser ; de son côté, Rinichiro, sur lequel le processus de yapounisation semble fonctionner à merveille, s'abandonne peu à peu à sa nouvelle condition, tout en étant nimbé d'ironie cosmique... C'est ainsi qu'en dépit de ses aspects sulfureux (et réjouissants), cette fresque romanesque inégalable mais très ambiguë ne présente que peu de danger : nous nous distançons sans mal de l'univers rêvé par Shozo Numa, qui reste personnel et singulier, en partie par le biais du grotesque et d’une très saine ironie, engendrée par le caractère assurément superficiel et souvent risible de nombre de personnages – marionnettes blanches, jaunes et noires (très paradoxalement) soumises au bon vouloir de leur créateur…   Blandine Longre (novembre 2005)

    Les éditions Désordres

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  • Le langage de la déesse

    3526a6f07d12ffc63e78de4142ffae96.jpg

    Le langage de la déesse, Marija Gimbutas
    (traduit de l'anglais par Valérie Morlot-Duhoux et Camille Chaplain
    Préface de Jean Guilaine, Editions des femmes, 2005)

     

    "La relation est directe entre le statut de la femme dans un pays et la manière dont les chercheurs y conçoivent leurs travaux sur ces questions. (...) Pourquoi l’œuvre si importante, quelles que soient les critiques qu’on peut lui faire, de Marija Gimbutas, la spécialiste universellement connue et citée de la Déesse-Mère (...), n’est-elle pas traduite en français ?" David Haziot (nov. 2004)

     

    Le monde perdu de la déesse

    La parution de cet ouvrage érudit, jusqu’alors ignoré du public français, est un événement éditorial qui mérite d’être souligné. Les travaux de Marija Gimbutas (1924-1991), éminente archéologue américaine d’origine lituanienne, ont certes soulevé nombre de controverses parmi les chercheurs, tout en encourageant certains mouvements sectaires (pseudo païens) ou des courants extrémistes du féminisme nord atlantique à propager des visions le plus souvent fantasmatiques de la déesse-mère.
    La préface éclairante de Jean Guilaine étouffe toute tentation polémique en admettant que certaines thèses avancées par l’archéologue doivent être nuancées, mais il rend aussi hommage au travail colossal de classification puis de formulation d’hypothèses, ainsi qu’au décloisonnement disciplinaire qui préside à l’ensemble. Marija Gimbutas a en effet jeté des ponts entre différents champs d’investigation, en mêlant à sa quête archéologie, symbolisme, ethnologie et mythologie. Une quête méthodique et organisée, qui n’a rien d’une rêverie, et qui passe par la recension d’environ deux mille œuvres ou objets préhistoriques, du paléolithique au néolithique (entre 7000 et 3500 avant notre ère), et par une approche comparative très instructive, faisant apparaître, au fil des chapitres, nombre d’analogies et de points de convergence entre des formes et des motifs picturaux, figuratifs ou géométriques, pourtant glanés sur des objets (usuels ou cultuels) retrouvés en divers lieux (Anatolie, Espagne, Hongrie, Pologne, France, Grande-Bretagne ou Moyen-Orient…).

    A travers l’étude de ces ornements (animaux anthropomorphes, lignes, enroulements, zigzags, chevrons…) Marija Gimbutas avance l’idée qu’ils ne furent pas placés là comme de simples décorations et qu’ils répondaient à des fonctions précises ; ils sont les signifiants d’un langage à décrypter (« un alphabet métaphysique ») dont il faut retrouver les signifiés pour entendre ce qu’ils ont à nous dire d’un culte en osmose avec la nature, commun à de nombreux peuples, géographiquement étendu : celui de la déesse-mère et de ses avatars, mère nourricière, autofertile, source de vie, de mort et de régénération, capable d’autogestation. Un culte qui supposerait une autre forme d’organisation (matrilinéaire, voire gynécocratique) de sociétés « égalitaires » - plus tard (à partir du IVe siècle avant notre ère) écrasées par les invasions de tribus indo-européennes puis par les cultes tyranniques et les panthéons patriarcaux qui se sont succédé, de la mythologie grecque au christianisme, et qui ont tenté d’effacer toute trace des croyances anciennes.

    Belle utopie passéiste et imaginaire ? Ou bien nostalgie pour un monde perdu, ancré dans une authentique réalité historique, et qu’il nous reste à retrouver ? L’existence d’une société ancienne matriarcale est contestée, souvent très âprement, il faut le dire, et quand bien même le culte d’une déesse-mère serait attesté, cela ne signifierait pas pour autant que les femmes auraient dominé cette société, même si elles en étaient la force initiale, car créatrices de vie.
    Il reste qu’en lisant cet ouvrage encyclopédique, de belle facture (qui ne devrait pas rebuter les néophytes), on a envie d’adhérer à la thèse pluridisciplinaire de l’archéologue, qui transcende les frontières et les époques. Ses conclusions sont souvent très convaincantes, car précédées de classifications rigoureuses, de descriptions précisionnistes et d’interprétations qui font sens : une démarche assurément scientifique et rationnelle qu’il semble difficile de rejeter en bloc.

    Blandine Longre
    (février 2006)

    http://www.desfemmes.fr

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  • Lectures achevées et en cours...

    Parmi les ouvrages lus ces dernières semaines, en voici quelques-uns… Je n’ai pas écrit sur tous (ou pas encore) mais je les recommande vivement à la lecture, ça coule de source !

     

    *** Fiction

    Silences de Catherine Leblanc (Les Découvertes de la Lucioles, 2007) - un beau recueil de nouvelles, chez un petit éditeur à découvrir. article en ligne

    Chicago, je reviendrai de Gisèle Bienne (Médium de l’école des loisirs 2007) article en ligne 
    j'ajoute que Gisèle Bienne est aussi l'auteure d'un de mes "livres de chevet"...

    Paranoid Park de Blake Nelson (traduit de l'anglais par Daniel Bismuth, Hachette Littératures 2007) - le fameux roman dont Gus Van Sant s'est inspiré pour le film du même nom. Un bon roman pour grands ados et adultes, qui relate les tourments d'un jeune homme, seul face à un secret qui pèse lourd.

    La Rivière d'Annie Saumont, vu par Anne Laure Sacriste (Editions du chemin de fer 2007) - une nouvelle illustrée dont je reparlerai certainement.

    Faut-il croire les mimes sur parole ? de Céline Robinet (Au Diable Vauvert, 2007) - excellent recueil - Article en ligne

    *** Inclassables

    Imagier de Cécile Holveck (R-Editions 2007) - un "imagier" pour grands.

    Le chien de Nourreev d'Elke Heidenreich et Michael Sowa (traduit de l'allemand par Christine Lecerf, éditions Sarbacane)

    Le Mur, mon enfance derrière le rideau de fer, de Peter Sís (traduit de l’anglais par Alice Marchand, Grasset, 2007)

     

    *** Jeunesse

    8a81a1ba8a12eac35a0dc0b619b17037.jpgYllavu de Gambhiro Bhikkhu, illustrations de Samuel Ribeyron (Hongfei, 2007) j'en parle ici

    ça devait arriver de Gaëtan Dorémus (éditions Belize)

    Pas cochon de Christine Beigel (Gautier-Languereau)

    Mais qui a volé le maillot de la Maîtresse en maillot de bain ? de Lilas Nord et Carole Chaix (Après la lune jeunesse)

    Thésée  d'Yvan Pommaux (L'école des loisirs) - un bel album grand format.

    Le village aux mille trésors de Véronique Massenot et Joanna Boillat (Gautier-Languereau)

     

    *** Lectures en cours… à des stades plus ou moins avancés, que je livre en vrac...

    Servais des Collines d’Anne Percin (éditions Oskar 2007)

    Entre dieu et moi, c’est fini de Katarina Mazetti (Gaïa 2007)

    Van Gogh – la biographie signée David Haziot , qui vient de paraître dans la collection Folio Biographie.

    Boris Vian et moi de Lou Delachair (Exprim' Sarbacane)

    Quoi de neuf chez les filles, entre stéréotypes et libertés de Christian Baudelot et Roger Establet (Nathan, l'enfance en questions)

    If you liked school, you'll love work de Irvine Welsh (J. Cape 2007) auteur dont je recommande TOUS les livres... dont Une ordure, qui vient de paraître en poche.

    Le 3e tome (paru ce mois) de la série signée Stephenie Meyer, composée de Fascination, Tentation et Hésitation (Hachette roman jeunesse, collection Black Moon, traduit de l’anglais par Luc Rigoureau) – je le lis dans sa version anglaise, of course (Twilight, New Moon, Eclipse). Incontournable quand on a commencé le premier tome... (il suffit de me parler de vampires pour que je me laisse tenter...)

    Je ne dresse pas la liste de ceux qui attendent.

    Pour finir, quelques mots sur...

     

    aa3d7c113af70341bd31a9cf7bc89430.jpgMon cher ennemi de Yang Zhengguang, traduit du chinois et annoté par Raymond Rocher et Chen Xiangrong, Bleu de Chine, 2007

    Lao Dan, un vieux paysan qui se morfond auprès de son fils célibataire endurci (bon garçon soumis à son tyran de père), cherche à pallier son ennui et redonner un sens à sa vie… il s’invente pour cela un ennemi, sans raison apparente, et son choix se porte sur Zhao Zhen, trafiquant de femmes (entre autres), dont les affaires florissantes agacent le vieil homme. Mais le jour où Zhao Zhen revient accompagné d’une jeune femme d’une province voisine, Lao Dan se met en tête de marier son fils et les rapports de force se voient bouleversés… Entre farce tragi-comique et fable absurde, Mon cher ennemi relate une suite de mésaventures (certes entrecoupée de succès éphémères) qui se concentre sur un personnage entêté, à l’esprit tordu, cocasse et irritant à souhait. Tout se déroule à huis clos ou presque, dans ce court roman satirique et pourtant très réaliste, qui en dit long sur les idiosyncrasies et les caprices de l’esprit humain, qui a toujours besoin d'un "autre" pour se définir. B. Longre (novembre 2007)

    http://www.bleudechine.fr/

     

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  • Les éditeurs font fête

    Plusieurs éditeurs ont répondu à l'invitation des éditions Passage piétons et des éditions de L’Œil d’or

    Afin de fêter la fin 2007,  une quarantaine de maisons d’édition indépendantes investissent la Halle saint-pierre, musée d'art brut, d'art singulier et d'art populaire (très agréable à visiter - surtout sa librairie).
    Cette réunion informelle donne lieu à la création d’une librairie éphémère où se mêlent fictions, livres d’artistes, ouvrages jeunesse, essais et objets livresques.
    Quatre artistes présentent leurs estampes au sein d’une exposition intitulée Sans gravité : Sarah d’Haeyer (Lille), Julie Maret (Marseille), Katrin Stangl (Allemagne) et Aurélie Pagès (Paris).

    du 12 décembre au 8 janvier 2008
    Halle saint Pierre 2 rue Ronsard, 75018 Paris M° Anvers
    www.hallesaintpierre.org


    d4cc32b074077babd7d4cc0ece40b09b.jpgL’Œil d’or, petite maison d'édition fondée en 1999, revendique le coup de cœur et propose cinq collections : Essais & Entretiens, Fictions & Fantaisies, Formes & figures, Mémoires & miroirs et Plaisirs & Paresses. Quelques livres jeunesses y côtoient des essais sur la danse ou la littérature, des témoignages, des livres de cuisines et du Mark Twain : l’Œil d’or s’est en effet lancé dans la traduction ou retraduction de toute l’œuvre. L'une de ces publications, Journal d'Adam et d'Eve - ou la bible revisitée sous la plume satirique de Twain - vaut le détour.
    www.loeildor.com

    Passage piétons,
    fondée en 1998 par Isabel Gautray, graphiste et vidéaste, mène une recherche sur les liens entre l'image, essentiellement la photographie, et le texte, deux déclencheurs de l'imaginaire, de rêveries ou de réflexions.  passagepietons@wanadoo.fr


    Seront présents, entre autres, L'Atelier du poisson soluble, le Chemin de fer, La Dragonne, Nuit myrtide, Points de suspension ou Ritagada. Cette dernière maison, créée par Sarah d’Haeyer (et nommé ainsi en l'honneur de Sainte Rita, patronne des causes désespérées, et de la fraise tagada !) propose des ouvrages résolument atypiques, tels que ceux-ci :

     

    659030f526e107de53b2baddd3c859fa.jpgLes Bons d’absence de Monsieur Théodore, récoltés par Marie Bouchacourt, Ritagada, 2007

    Monsieur Théodore « passe le plus clair de son temps à ne pas être là »… Aussi déploie-t-il des trésors d’imagination à fabriquer des mots d’excuse (pour la plupart bonnes…) réunis dans cet ouvrage inclassable ; on trouvera ici tous les bons d’absence possibles, du plus classique au plus absurde, du plus amusant au plus poétiquement surprenant. Ainsi, Monsieur Théodore était absent parce qu’il « a revécu des temps anciens », parce qu’on « l’a invité à danser », ou encore parce que « sa pince à linge a refusé de le laisser sortir »… Chaque bon est mis en scène visuellement, des illustrations qui rappellent par bien des aspects l’art naïf, le surréalisme (en accord avec les textes) – des dessins faussement enfantins, entre peinture et croquis, esquisse et crayonnage. Un petit livre que l’on ne se lasse pas de feuilleter et grâce auquel on oubliera que le temps passe et qu’on est peut-être attendu quelque part… L’occasion d’emprunter à Monsieur Théodore l’un de ses précieux bons d’absence… B. Longre (2007)

     

    e5fefe56ffd0330b449f32e92533eaab.jpgBouilles de Sarah d’Haeyer, Co-édition L’œil D’Or, Ritagada, 2005

    De la nostagie...

    Il est des objets qui n’évoquent rien pour les autres mais que l’on conserve ou dont on se souvient avec émotion, des jouets qui ont pu jouer un rôle essentiel, de substitution ou de consolation, fonctionnant comme talisman, porte-bonheur, et qui se rappellent à notre mémoire comme la trace fragile du temps révolu de l’enfance.
    Serait-ce l’idée qui a présidé à l’élaboration de ce bel ouvrage inclassable ? Bouilles, collection hétéroclite de jouets, est certes destiné aux plus jeunes, mais les aînés le feuillètent avec joie et nostalgie mêlées, des sentiments renforcés par l’usure marquée des jouets photographiés, et délibérément mise en exergue (à travers le choix des angles de prises de vues et les gros plans) par Sarah d’Haeyer, artiste-à-tout-faire et fondatrice de Ritagada, très joliment désignée comme « maisonnette d'édition ».
    Les quelques trente jouets qui composent l’ouvrage ont une histoire, que Sarah d’Haeyer ne nous raconte pas, une manière de nous inciter à faire travailler l'imagination, à se laisser porter par ce qu’ils nous dissimulent et nous révèlent tout à la fois ; car chacun de ces jouets, de Rosita la giraffe en plastique à Paca le perroquet de tissu, a accompagné une enfance singulière qui pourrait tout aussi bien être la nôtre. Et peu importe que la peinture de Madame Babouchka et ses filles soit un peu écaillée, qu'Otto le chien ait été rafistolé, que l’âne Pedrolino n’ait pas deux yeux semblables, ou que la poupée Litchi ait perdu de son lustre, ces petites imperfections sont là pour rappeler l’érosion du temps qui passe inscrivant chaque objet dans une histoire muette et unique.
    On ne peut alors s’empêcher de rapprocher cet ouvrage de Mémoires d’un Ours (Arléa) un bref roman dans lequel Françoise Carré donne la parole à un jouet aimé puis délaissé, un ours en peluche qui tâche d’accepter son destin : « Je ne serai plus que l’image, charmante, désuète, de sa petite enfance (…) Et parmi ses souvenirs, je m’appliquerai, ardemment, à devenir Son souvenir.» B. Longre (2006)

     

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  • Nourritures littéraires

    Soif de livres, faim de lectures. Ainsi s'intitule le salon du livre de Cluses qui se déroule du 22 au 25 novembre.

    "Esperluette 2007 abordera ces rapports entre écriture, nourriture et boisson, de la gourmandise des mots et des mets en passant par l'exploration littéraire des lieux où l'on mange et où l'on boit, restaurants, bistrots, cuisine... "

    Seront entre autres présents Pierre Autin-Grenier (voir ici pour plus d'informations), Alain Chiche (voir son site), ou Christine Beigel qui vient de faire paraître, en tant que directrice de collection chez Après la lune jeunesse, un premier Zalboum intitulé : Mais qui a volé le maillot de la Maîtresse en maillot de bain ? (dont je parlerai très prochainement) de Lilas Nord et Carole Chaix (elle aussi invitée à Cluses), qu'il faut vite découvrir.

    Tous les autres auteurs

    Le programme

    Cuisine et littérature font souvent bon ménage et la thématique est fréquemment abordée. J'ai souvenir d'un excellent numéro de la revue La pensée de Midi qui abordait le sujet : La cuisine, un gai savoir (2004). mais mon "livre de cuisine" préféré reste toutefois celui-ci :

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    Jardins et Cuisines du Diable, Le plaisir des nourritures sacrilèges
    de Stewart Lee Allen
    - traduit de l'anglais par Sébastien Marty (titre original : In the devil's Garden)
    Autrement - 2004

    Un appétit d’enfer… sur les traces des nourritures interdites

    Même les moins gourmands des lecteurs aimeront ces jardins et cuisines et prendront goût aux diableries… Tout est ici délectable : le savoir encyclopédique de l’auteur, son humour, omniprésent, et son talent pour capter l’attention de nos esprits et de nos corps plus que rassasiés. Cet ouvrage, loin d'être une énième compilation de recettes, se lit comme un roman ou une suite d’histoires : véritable aventure des sens et de l'esprit, Jardins et cuisines du Diable est une merveilleuse fresque culinaire, sociale et humaine, un parcours qui traverse les époques et se joue des frontières, à la découverte des nourritures terrestres, des habitudes de table ou des aliments interdits ou diabolisés à un moment ou à un autre dans l’histoire de l’humanité.

    A travers nombre d’anecdotes historiques, de mythes ou de légendes, d’analyses littéraires (de Margaret Atwood à Gogol, en passant par Joyce ou Aristophane), ethnologiques, voire géopolitiques (avec entre autres l'affaire du cochon haïtien...) et de récits de ses propres pérégrinations, Stewart Lee Allen élabore une étude (presque exhaustive), qui nous mène de la Rome antique aux Aztèques, du monde musulman aux confins du Canada ; le fil conducteur, on s’en doutait, consistant à classer les interdits, us et coutumes alimentaires par péché… Les sept péchés capitaux, tels qu’ils sont énoncés par les chrétiens, constituent en effet un excellent point de départ, l’introduction précisant très justement que « l’histoire de la nourriture ne peut être dissociée de la notion de tabou alimentaire. ».

    En vrac, et pour nous mettre en appétit, nous apprenons tout ce qu’il faut savoir sur : le fameux « fruit défendu » (certainement pas une pomme…), l’art de lire l’avenir dans les abats de cochon d’Inde, les horrifiants menus que s’imposaient les saintes, divers aphrodisiaques (dont le chocolat, véritable viagra pour le marquis de Sade), la terrible discrimination dont les catholiques frappèrent (entre autres choses) la si belle tomate, les pratiques dites géophagiques ou encore les dangers que le « pain mollet » représentait aux yeux des aristocrates français, si le peuple se mettait en tête d’en consommer…(le pain constituant « un parfait baromètre des névroses françaises » !). Mais les groupes humains chez lesquels on répertorie le plus grand nombre d’interdits alimentaires sont assurément les Hindous et les Juifs traditionalistes (qui « partagent surtout le sentiment profond d’un lien entre nourriture, pureté et moralité. »), même si l’auteur retrace aussi dans le détail les discriminations alimentaires entretenues par les Américains (en particulier à l’égard des… Indiens et des Noirs.) Car la nourriture est aussi « mère de toutes les exclusions » ou encore un formidable « outil de contrôle » : « malgré le fossé technologique qui sépare l’Amérique d’aujourd’hui de la Sparte antique, le principe reste le même : créer une classe ouvrière idéale en contrôlant son alimentation »… et l’invention du fast-food en est un exemple flagrant.

    Toute nourriture, absorbée ou non, possède sa symbolique et sa fonction, inextricablement liées à une culture singulière, et au-delà des anecdotes, l’ouvrage prend peu à peu l’allure d’un véritable manuel ethnologique, catalogue intelligent et raisonné de l’inventivité humaine (en particulier à travers quelques recettes étonnantes), mais aussi des intolérances et du racisme : « Je suis ce que je mange et, si vous ne mangez pas comme moi – ou si vous n’aimez pas ce que je mange – vous êtes mon ennemi. », glose l’auteur, montrant par là comment la nourriture peut aussi galvaniser le repli identitaire et s'inscrire dans des mouvements de rejet de l'altérité. Et si Stewart Lee Allen ne cesse de mettre son érudition à contribution, c’est en grande partie pour dénoncer joyeusement à la fois les interdits alimentaires et les idées reçues – à la source de toute intolérance – et pour mieux défendre le respect mutuel des convives ainsi que la liberté de manger à sa guise : « Le plus grand plaisir de l’homme ne consiste-t-il pas précisément à enfreindre les règles ? »
    Blandine Longre

     

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  • La vie rêvée de mademoiselle S.

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    La vie rêvée de Mademoiselle S. roman de Samira El Ayachi, dans la collection Exprim des éditions Sarbacane.

    Rêver pour vivre et vice-versa

    Entre deux eaux, Salima a bien du mal à réconcilier son présent et ce qu’elle éprouve (et laisse rarement sortir) – ses frustrations, sa lassitude face aux pressions qui viennent de toutes parts, ou tout ce qu’elle n’ose espérer vivre un jour. Fille d’immigrés marocains, issue d’un milieu modeste, la jeune lycéenne de terminale, pétrie de contradictions, semble ne plus savoir quelle route emprunter : certes, elle reconnaît la valeur de son travail scolaire et ses camarades lui en savent gré (profitant de « la » bonne élève comme bouée de sauvetage), tout comme ses professeurs (qui peuvent compter sur elle quand les autres les désespèrent…), mais Salima reste pourtant lucide sur la finalité de ce qu’elle apprend au lycée. Simultanément, cette étiquette d’élève brillante et consciencieuse (« dans le système, attrapée docile », dit-elle) lui pèse tout autant que certains rituels familiaux qui l’ennuient ou les incitations à « continuer ainsi » de ses parents qui veulent lui assurer le meilleur avenir possible. Alors, quoi faire ? Chercher un petit boulot ? Entrer dans la vraie vie ? Oui, mais comment ?

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  • Salon du livre de Lyon - quelques éditeurs

    Place aux Livres ! salon National du Livre en Région, réunit depuis quelques années tous les professionnels de la chaîne du livre : auteurs, éditeurs et libraires qui s’unissent pour offrir aux Lyonnais la plus belle librairie de la Cité. Fort de son succès en 2003, 2004, 2005 et 2006 le Salon du Livre prend de l’ampleur et poursuit son ouverture aux régions francophones, entamée en 2006 avec la participation du Québec.
    Lyon, du 9 au 11 novembre 2007 - Place Bellecour
    http://www.salonlivrelyon.com

    Plusieurs éditeurs venant d'autres régions sont invités, dont les éditions du Chemin de fer, qui proposent des ouvrages soignés, qui allient art et littérature, D'un Noir si Bleu, éditeur de nouvelles, ou encore les éditions du Jasmin, spécialisée en jeunesse, mais pas seulement... Quelques présentations d'ouvrages qui méritent le détour, ci-dessous.

     

    ce7b1aa68b0ad77a4f2de9049972aab3.jpgOn a marché sur la tête de Marie Le Drian, vu par Raphaël Larre, Editions du chemin de fer, 2006

    Les éditions du chemin de fer ont la particularité de proposer des textes de fiction d’excellente qualité, accompagnés d’illustrations ; des ouvrages format poche qui mettent en vis à vis deux univers expressifs, l’un langagier, l’autre visuel, parfois contrastés ou d’autres fois en symbiose, comme ici avec les croquis décalés de cimetières de Raphaël Larre ; Albert-Léonard, un vieux célibataire, a en effet décidé, de son vivant, d’organiser ses funérailles. Il fait appel à une entreprise de pompes funèbres moderne et organisée, qui lui envoie une commerciale chargée de monter le contrat… La narration est à la première personne mais ce court récit enlevé, un long dialogue ponctué de réflexions en aparté d’Albert-Léonard pourrait tout aussi bien être adapté pour le théâtre. La naïveté, la circonspection et l’étonnement du futur décédé face aux complexités inattendues de cet arrangement amusent beaucoup et la froideur détachée (toute professionnelle) de l’employée permet de mettre en exergue l’acidité et l’ironie qui se dégage de la démarche même du « vieux gars ». Une nouvelle pour plaisanter d’un sujet grave et rire des absurdités des vivants face à la mort. B. Longre (mars 2007
    http://www.chemindefer.org

     

    819aa456d0c643cc4ea9c1e7a6e06fb7.jpgLa Mosaïque du fou de Sylvie Huguet, D’un Noir si bleu, 2006

    En dix nouvelles, Sylvie Huguet nous fait traverser bien des mondes intimes, et rencontrer des personnages solitaires qui tous ont en commun un certain penchant morbide, une tendance à se rapprocher inéluctablement des portes de la folie ou à y sombrer sans espoir de rémission. La plus terrifiante de toutes est peut-être Le Cri, le récit d’une emprise, quand la fascination (fatale) que le narrateur éprouve pour le célèbre tableau de Munch l’incite à se rendre à Oslo. D’autres récits, souvent en lien avec l’art, basculent dans le fantastique ou l’hallucinatoire, telle La dernière toile ou Agonie. On s’arrêtera aussi sur une série de brefs tableaux intitulée Névroses, qui illustre différentes pathologies, en écho avec Camouflage, l’histoire d’un effondrement psychique. Des histoires grinçantes ou glaçantes, mais toujours réjouissantes, qui parlent avec finesse de l’angoisse d’être humain et de celle de la mort, toujours présente en creux, au cœur des choses. B. Longre (déc. 2006)
    http://dnsb.chez-alice.fr

     

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    Papa-barque de Magali Turquin et Yan Thomas - Editions du Jasmin, 2007

    Papa invisible

    Magali Turquin, qui dédie cet album à son « père pardonné », donne ici la parole à un enfant « né sans papa ». C’est en tout cas ce que prétend la mère, bien décidée à élever seule son petit garçon. Mais celui-ci n’est pas dupe, et pour combler le vide qu’il ressent, il s’invente l’histoire d’un « papa seul », un papa-barque qui aurait « une ancre énorme à la place du cœur », un poids qui l’empêcherait d’avancer et de venir le retrouver. Dans l’incapacité de se confier à sa mère, il se parle à lui-même, s’interroge sur l’absence et le manque, sur l’histoire de ses parents... Lire la suite
    http://www.editions-du-jasmin.com

     

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  • Miniatures

    b89654156e86ebb3b79ae93ac126d4f4.jpgMiniatures de Youssouf Amine Elalamy - Editions Hors'champs (Casablanca)
    prix 12 €, Maroc 65 dh

    Portraits collés

    Recueil atypique et stimulant, Miniatures se compose de cinquante portraits hétéroclites, graves et/ou légers, de brefs tableaux vivants qui renforcent l'idée shakespearienne de l'existence comme une scène (l'auteur avouant en introduction aimer "l'idée d'un livre qui se donne en spectacle") sur laquelle se démènent des personnages pathétiques, amusants, effrayants ou tragiques, à tous les âges de la vie, issus de toutes catégories sociales : on y croise une comédienne obnubilée par le rôle d'Ophélie au point d’en mourir, un journaliste partageant une cellule avec de "vrais" criminels, le seul "trash artist" marocain, un jeune publicitaire sans scrupules, une institutrice battue par son mari et qui maltraite à son tour ses élèves, un enseignant islamiste "hypocrite pratiquant", un foetus ignorant du sort social qui l'attend, une secrétaire qui rêve de romantisme, une fillette que son grand frère rejoint la nuit, un "diplômé-chômeur", un cyber-dragueur, une jeune prostituée, un apprenti kamikaze qui rêve d'un glorieux destin... La société marocaine est ici passée au crible d'une plume acide et réjouissante, faussement neutre, et la satire n'est jamais loin, même lorsque l'auteur se contente de raconter très factuellement, avec un détachement délibéré, et d'accumuler des visions juxtaposées dévoilant avec acuité l'absurdité du monde et les contradictions de la condition humaine en général.

    Saynètes satiriques teintées d'un cynisme amusé, ces Miniatures de Youssouf Amine Elalamy révèlent donc les petits et les grands dysfonctionnements d'un monde entre tradition et modernité, saturé d'images contradictoires et de miroirs déformants, un monde qui oscille entre désespoir (lié au chômage, à la misère sexuelle, aux rapports faussés entre les hommes et les femmes...) et enthousiasme pour des progrès technologiques factices qui apportent un réconfort dérisoire et purement matérialiste ; l'auteur, ne pouvant prendre parti pour l'un ou pour l'autre, rejette avec la même intelligence et la même force à la fois les hypocrisies de l'obscurantisme traditionnel et la misère morale et/ou sociale qui l'accompagne, et la vision d'une humanité manufacturée et posée sur papier glacé — à l'image de Rochdi, ce golden boy qui imite maladroitement le modèle américain, de Btissam, une étudiante qui, ayant posé pour la couverture d'un magazine féminin, est maintenant prise au piège de sa propre image, ou de Soraya, qui "ne peut survivre sans porter de masque", victime d'une "crise de masquillage aiguë"...

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