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Seuil

  • Farce tragique et totalitarismes

    manea.jpgLes clowns : le dictateur et l'artiste, traduit du roumain par Marily Le Nir et Odile Serre, Le Seuil, 2009.

    L'enveloppe noire, traduit du roumain par Marily Le Nir, Le Seuil, « Fictions & Cie », 2009

    De Norman Manea

    Par Jean-Pierre Longre

    Les deux ouvrages de Norman Manea parus au Seuil en octobre 2009 peuvent se lire simultanément, en alternance, l'un après l'autre, selon l'humeur... L'un est un recueil d'essais qui, s'appuyant sur l'histoire récente de la Roumanie, aide à méditer non seulement sur le communisme et ses déviances (la dictature, le nationalisme), mais aussi sur des sujets plus généraux tels que les rapports de l'art avec le politique, la censure, l'ambiguïté des relations internationales, l'antisémitisme, le monde d'aujourd'hui et son « hystérie carnavalesque »... L'autre est un roman où l'étrange (des personnages et de leurs destinées) le dispute au réalisme (de la toile de fond, des situations), où l'imaginaire prend corps sur la cruelle absurdité des régimes dictatoriaux (des années 1940 et des années 1980).

    Les clowns : le dictateur et l'artiste répond, selon l'auteur, à une urgence : celles de « décrire la vie sous la dictature roumaine » et d'en « tirer enseignement », notamment en ce qui concerne « la relation entre l'écrivain, l'idéologie et la société totalitaire ». Chaque texte vise ainsi à peindre la tyrannie (sous un jour tragique ou comique, burlesque ou insupportable), et à en tirer des réflexions qui se fondent sur l'expérience personnelle. Car Norman Manea a vécu, comme un certain nombre d'autres, le triple drame du siècle : « l'Holocauste, le totalitarisme, l'exil » ; son mérite exceptionnel est de ne jamais prendre la posture de la victime, de se donner suffisamment de recul pour analyser avec lucidité et vigueur, d'une plume implacable, parfois violente, voire sarcastique, les débats, les aberrations, les contradictions, les ridicules, les abus de la grotesque dictature de Ceauşescu. Sans négliger les échos et comparaisons (nazisme et communisme, Hitler et Staline), Norma Manea met en avant les spécificités roumaines des années 1980 - la volonté de cacher la diversité sous les proclamations nationalistes, les subtilités de la censure, la récupération des positions nationalistes de Mircea Eliade, l'antisémitisme, les rapports avec (et de) la Securitate, les hypocrisies (et les révoltes plus ou moins larvées) du monde intellectuel... Tout cela mis en perspective, selon le « mouvement simultané en avant - en arrière » qu'il revendique en tête de son essai sur le Journal de Mihail Sebastian. « Les fondements de l'avenir tiennent à la qualité et à la probité de l'appréhension du passé » : la dernière phrase est une belle synthèse de ce qui est mis en œuvre tout au long du livre.

    L'enveloppe noire est, dans le domaine de la fiction, une sorte de caisse de résonance artistique des Clowns, dont l'un des chapitres relate d'ailleurs l'histoire de la difficile publication du roman, soumis à l'approbation pleine d'embûches du « Conseil de la Culture et de l'Éducation Socialistes - Service Lecture » (disons : la Censure) ; et ce n'est pas un hasard si, quelques mois après sa parution, en 1986, Norman Manea quittait la Roumanie.

    Dans le roman, Anatol Dominic Vancea Voinov, dit plus simplement Tolia, a été privé de son poste de professeur pour se retrouver réceptionniste à l'hôtel TRANZIT ; confronté aux vicissitudes de la vie quotidienne sous la dictature et aux soubresauts de sa propre personnalité, il est en même temps en proie aux souvenirs et à la quête des circonstances de la mort de son père, « suicidé ou trucidé » sous une autre dictature, celle des années 1940 - et cela jusqu'à l'irruption du rêve dans les souvenirs et dans la vie, jusqu'à la folie. L'enveloppe noire  est certes le roman d'un individu qui bute sur « les arêtes du concret », mais aussi celui d'une société, des relations humaines, et de l'histoire d'un demi-siècle ; le roman des destins individuels et de la destinée collective. On y assiste à la mise en scène, en instantanés tragi-comiques, des absurdités d'un système où « les poursuivants sont à leur tour poursuivis, la suspicion, la peur stimulent et font dévier leurs propres ondes », où « tout se dilate, glisse, s'effiloche », où le mieux considéré est, par exemple, « Toma, le sourd-muet exemplaire ! Qui voit tout, sait tout, est informé de tout, mais n'en parle qu'à qui de droit, quand il le faut ». Spectacle plein d'échos (dont celui de la fameuse pièce de Ion Luca Caragiale La lettre volée), écriture foisonnante et débordante, humour salutaire et absurde abyssal... Le roman de Norman Manea est une porte ouverte sur un hors-scène infini, « un vide grandiose » dont il est difficile de sortir indemne.

    http://www.fictionetcie.com/

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  • Quelques lectures... variées.

    mazard.jpgUn cow-boy dans les étoiles de Claire Mazard, Seuil jeunesse, collection chapitre, 2008

     

    Une fillette passe des vacances estivales à la Fariguette, où elle a retrouvé ses grands cousins, Louis et Tristan, qu’elle admire ; en leur compagnie, Anne se fait aventurière, partage leurs rêves et découvre un trésor (un vrai, qui sera en quelque sorte l’un des fils conducteurs du récit) et grandit un peu. Ces instants presque idylliques sont pourtant anéantis, peu de temps après, par un coup du sort sur lequel aucun des personnages n’aura de prise. Des années plus tard, Anne se souvient, revenant sur cette période figée dans un passé à jamais révolu, mais pourtant inoubliable, toujours vivante en elle. Une évocation nostalgique de l’insouciance bouleversée, un récit entre enfance et adolescence qui se goûte avec un plaisir rare.

     

     

     

    truc.jpgMoi, mon truc, de M. Lisa et D. Perret, L’Atelier du poisson soluble / musée du Louvre, 2008

     

    Un titre du Poisson soluble à classer, une fois encore, parmi les inclassables et autres curiosités… D’abord, la couverture astucieuse de ce petit ouvrage souple offre la possibilité de l’envoyer tel quel par la poste ; mais on insistera davantage sur ce qu’il contient : une énumération de situations où l’on se sent en position d’infériorité, par la faute de petits détails en réalité bien anodins ; des situations qui sentent assurément le vécu et qui partent d’un postulat commun à nombre d’entre nous (« Quand je ne peux plus me voir en peinture… », d’où l’une des raisons du partenariat éditorial avec le Louvres). Les auteures nous offre une petite solution simple mais efficace pour s’accepter tel que l’on est – encore fallait-il y penser.

     

     http://www.poissonsoluble.com/

     

     

    soon.jpgApocalypse Maya de Frédérique Lorient, Syros, collection Soon, 2008

     

    Une nouvelle collection a vu le jour aux éditions Syros : dirigé par Denis Guiot, Soon entend proposer des romans de SF intelligents, ouverts sur l’ailleurs – une façon comme une autre d’inciter à réfléchir à l’ici et au maintenant, mais aussi de divertir le lecteur. Des caractéristiques habilement conjuguées dans Apocalypse Maya, qui peut se lire de diverses manières – comme un roman d’apprentissage relatant l’éveil d’une conscience sociale et environnementale ; comme une fable qui rappellerait que l’Histoire est composée de situations cycliques et d’atrocités (il est ici question de deux génocides, à des décennies de distance) vouées à se répéter à moins d’agir pour en atténuer l’ampleur ; comme une illustration de ce qui ne manque pas d’arriver si on laisse la rentabilité l’emporter sur l’humain, sur l’éthique et sur l’équilibre naturel (le fameux « science sans conscience »…) ; ou encore comme une aventure plutôt bien menée et écrite, qui réserve nombre de rebondissements. Certaines « leçons » écologiques ou historiques sont parfois amenées de manière très explicite (trop, peut-être), mais on lit d’une traite l’histoire du jeune Jové, du vieil Indien qui le convertit à ses valeurs et de l’étonnant peuple des Suris (leur langage, en particulier, fascine, tout comme leur propension artistique), confrontés à l’organisation toute-puissante qui a colonisé la planète Maya.

     

    (B. Longre, septembre 2008)

     

     

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

     

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  • Brève sélection jeunesse

    tontonzero.gifTonton Zéro de Roland Fuentès, Mini Syros 2008

    Dans ce court roman qui se déroule le temps d’une excursion en montagne, un jeune garçon pose un regard tendre, étonné et parfois lucide sur son oncle, grand naïf que tous ont surnommé « Zéro » pour sa maladresse, son côté gaffeur et ses idées lunaires. Malchanceux, cet adulte que les autres voient encore comme un enfant a pourtant bien des qualités, que le narrateur semble être malgré tout le seul à apprécier, sans porter de jugement hâtif. Le sens pratique n’est certes pas son fort, mais lui, au moins, croit à l’existence de Plavnik, l’ami intime et imaginaire de son neveu… Un joli texte atypique qui met en scène une relation touchante, où les rôles s’inversent en permanence, et qui interroge finement sur la nature même de l’enfance.

    egehin.jpgRendez-vous d’Elisa Géhin, Le poisson soluble, 2008

    Ce petit livre carré qui se présente sous la forme de pochette (forcément surprise) amusera les enfants et étonnera les plus grands. Car cette «histoire à rebondissements dépliables» et transformable au fil de la lecture (et du dépliage, donc) est-elle vraiment un livre ? Parlons plutôt de jeu narratif astucieusement conçu, qui propose un récit évolutif tant au niveau des images (dont la découverte se fait peu à peu) que du texte (sur le mode du cadavre exquis), une histoire par conséquent presque impossible à raconter, sauf pour dire qu’il y est question d’amour, de petits animaux et de quelques monstres… Une réalisation réjouissante (fournie avec le mode d’emploi…), à découvrir sans tarder.

    luisa.jpgLe maïs de Luisa de Sophie Cottin et Amandine Piu, Petit à petit, 2008

    Dans la collection « Marmitontaine et Tonton » des éditions petit à petit, on trouve Les pâtes de Francesca (Viva la pasta !), Le riz de Ly (Faisons danser les grains de riz !) et ce dernier album, qui nous emmène, après l’Italie et le Vietnam, au Mexique ; là, une jeune guide, Luisa, propose plusieurs plats relativement faciles à réaliser et pour la plupart savoureux - comme les fajitas au bœuf, le cocktail de poisson crus marinés, ou encore le riz à la mexicaine. Mais plus qu’un simple manuel gastronomique énumérant les recettes, ce livre aux illustrations foisonnantes et bigarrées est aussi prétexte à faire voyager le lecteur, qui découvre un peuple (détails historiques, du quotidien, des cartes, quelques mots d’espagnol ponctuent l’ensemble…) par le biais de sa cuisine, dont le maïs, « cadeau des dieux » pour les mayas, est la base. Un joli album à ranger dans la cuisine, forcément.

    bou3.jpgBou et les 3 Zours d’Elsa Valentin et Ilya Green, Poisson soluble, 2008

    « L’était une fois une petite Bou qui livait dans la forest avec sa maïe et son païe.
    Un jour, elle partit caminer dans la forest pour groupir des flores.
    — Petite Bou, ne t’élonge pas troppe, lui dirent sa maïe et son païe.
    — Dakodak, respondit Bou. »
    Et ainsi de suite… Bou rencontre le piaf, le scargot, la flore mini piquinote, etc. jusqu’à la casa des zours… La trame de l’histoire, on la connaît, mais la variante imaginée par Elsa Valentin et illustrée avec humour et candeur par Ilya Green est savoureuse à souhait, dans ce langage à la fois enfantin, joueur et très savant, que l’enfant lecteur décryptera sans mal, tandis que les plus grands s’amuseront à reconnaître archaïsmes, emprunts (à l’espagnol, à l’italien, à l’anglais…), à distinguer les registres de langue et à décortiquer les néologismes polysémiques (qui rappellent par instants l’imaginaire d’un Claude Ponti), comme cette chaise «confordouillette » qui « se bricassa » sous le poids de la fillette. On ne se lasse pas de citer le texte, qui se déguste mieux s’il est lu à haute voix.

    emily.jpgEmily the Strange, Voir c’est décevoir, de Rob Reger, Seuil jeunesse, 2008

    La très gothique Emily revient dans un petit album intelligent, en rouge, noir et blanc, comme à l’accoutumée, et dont l’atmosphère forcément strange et troublante doit cependant beaucoup au thème abordé : la vision, qu’elle passe par le regard (un mécanisme complexe présenté avec cocasserie) ou les miroirs (aux reflets mouvants…), modifiée par l’ombre et/ou la lumière, par divers déplacements ou changements de perspective. Il n’y pas de trame narrative à proprement parler, seulement une succession de saynètes ponctuées d’adages qui posent d’intéressantes questions («Emily voit les yeux fermés », « l’étrangeté est dans le regard », « Exister c’est croire »…) où Emily, philosophe en herbe, se met en scène pour illustrer de diverses manières à quel point la vision subjective est forcément illusoire et fluctuante.

    vbru.jpgAu feu les pompiers j’ai le cœur qui brûle, de Christine Beigel et Élise Mansot, Gautier-Languereau, 2008

    Quand Rose, une sage vieille dame, aperçoit Isidore Valentin Brû, pompier de son état, dans le poste de télévision, c’est le coup de foudre. Comment rencontrer ce héros ? Rose n’hésite pas une seconde et, prétextant avoir perdu son chat, appelle les pompiers… Isidore intervient mais semble plutôt intimidé et ému par cette dame qui a demandé à ce que ce soit lui et pas un autre qui vienne lui porter secours. Quand il s’en va, Rose se met à l’attendre… vainement, semble-t-il. Elle se morfond, s’affaiblit, perd le goût de vivre, des mois durant. Ce bel album grand format dont les aplats bariolés, presque naïfs, sont en harmonie avec le texte, tour à tour chaleureux et mélancolique, ne nous donne que le point de vue de Rose, mais cela suffit à nous convaincre de l’authenticité de cette histoire d’amour ; et puisque les Valentin Brû (on comprend mieux l’allusion quand on sait que l’auteure a un faible pour l’œuvre quenienne) sont apparemment destinés à épouser des femmes d’âge mûr, le tout s’achèvera sur une happy ending très satisfaisante, pour le lecteur comme pour les protagonistes - qui n'auront peut-être pas "beaucoup d'enfants", selon la formule consacrée, mais vivront un amour très très chaud !
    A propos de Au feu les pompiers j’ai le cœur qui brûle, on ira aussi lire ce qu'en pense Sylvie.

    dcytryn.jpgL’enfant et le buffle, de Muriel Carminati et Daniela Cytryn, Le Sorbier, collection Les Ethniques, en partenariat avec Amnesty International, 2008

    Après une collaboration avec Jocelyne Sauvard pour Aïssata et Tatihou, Daniela Cytryn illustre avec un même soin un nouvel album aux éditions du Sorbier, dans une collection qui prône l’ouverture sur le monde en proposant des récits qui sensibilisent le lecteur à des situations ou des événements qui ne lui sont pas toujours familiers. Un pays africain en guerre pour Aïssata et Tatihou, la Birmanie pour cet Enfant et le buffle, un pays où il ne fait pas bon vivre si l’on tient compte du mépris des dirigeants pour la population qu’ils maltraitent, emprisonnent ou laissent mourir. La Birmanie, que l’on découvre à travers le regard d’Aung Kyaw Kyaw, jeune garçon très attaché au buffle que son père a pourtant décidé de vendre. Il s’enfuit, part à la recherche de l’animal et revient bredouille pour trouver son village vidé de ses habitants, «réquisitionnés» pour construire une route. Au-delà de la difficulté de vivre sous un régime dictatorial, une certaine plénitude préside malgré tout à l’ensemble, peut-être discernable dans l’attitude résignée des adultes, que l’auteure ne se permet pas de juger, et dans la beauté des images.

    B. Longre (juin-juillet 2008)

     

    http://www.syros.fr/nouveautes.asp

    http://rolandfuentes.hautetfort.com/

    http://www.poissonsoluble.com/

    http://www.petitapetit.fr

    http://www.emilystrange.com/

    http://ellecause.hautetfort.com/

    http://danielacytryn.ultra-book.com/

    http://www.amnesty.fr/

     

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  • Déclinaisons du silence

    L’enfant silence, de Cécile Roumiguière et Benjamin Lacombe
    Seuil jeunesse, 2008

    Litli Soliquiétude, de Catherine Leblanc et Séverine Thevenet
    Editions Où sont les enfants ? 2008

    enfantsilence3.jpgUne enfant choisit de se taire afin de protéger ceux dont elle craint d’être séparée : ses géniteurs, parfois doux, souvent féroces, qu’elle associe à des loups et qu’elle retrouve le soir après l’école dans une tanière tantôt chaleureuse, tantôt hostile. Un silence choisi, à défaut de pouvoir trouver d’autres armes. Un silence refuge assumé et entêté, pour ne pas avoir à trahir ceux qui la maltraitent et la privent en partie d’enfance. Un silence prison (tel qu’il s’incarne dans la cage qui revient dans certaines illustrations) qui, paradoxalement, attire l’attention sur la fillette et sur ce qu’elle tait, et qui inquiète la maîtresse - « alors le matin, parfois, on l’assoit devant une dame qui sent bon la banane et le pain grillé. » Mais là encore, elle ne sait que dire, ni comment. Le mutisme de la petite fille (qui, sous les pinceaux de Benjamin Lacombe, apparaît le visage grave, tandis que ses grands yeux tristes et fatigués « boivent le monde ») est mis en mots avec simplicité par Cécile Roumiguière, une simplicité qui n’exclut pas la poésie et la complexité des émotions qui traversent ce récit poignant. Les illustrations, d’une grande finesse, s’accordent aux mots sans les singer, les interprétant et les complétant avec originalité, enrichissant le texte touffu - malgré son apparente limpidité.

    Car cet album raconte un dilemme difficile à résoudre, même vu de l’extérieur, une histoire de résilience et d’étouffement, d’une souffrance qui demeurerait invisible si l’on n’acceptait pas de s’y pencher. Le mérite de l'ouvrage est de proposer un regard suffisamment détaché - qui n’empêche par l’empathie - sur le parcours de l’enfant, permettant ainsi d’en saisir toutes les facettes : il y a certes une victime, identifiable, mais ses bourreaux ne sont pas rejetés en bloc et l’on comprend, à travers quelques phrases seulement, que ces derniers ne sont pas les monstres qu’on pourrait penser. Et si l’enfant n’a que son silence à offrir au départ, c’est pour dire aussi combien elle a peur pour eux.

    litli3.jpgLe silence de Litli, petite marionnette qui explore le monde en solitaire, à sa manière, est d’une tout autre nature - un silence paisible en apparence, même si Litli (son nom signifie « petit » en islandais) se réveille d’abord dans un univers terne et gris, en noir et blanc. Elle se lève malgré tout et part à la recherche d’autre chose, d’un ailleurs en couleurs. Un voyage initiatique parsemé de dangers, de fissures, voire de gouffres, que la petite parvient cependant à franchir, comme si une petite voix intérieure la soutenait régulièrement dans sa quête. Car l’histoire de Litli est d’abord silencieuse, une succession de photographies lumineuses de Séverine Thevenet, que la marionnette Litli a accompagnée jusqu’en Islande. Les mots économes de Catherine Leblanc, qui apparaissent de temps à autre en surbrillance sur quelques-unes des pages - des mots qui guident et incitent le petit personnage à aller de l’avant, à ouvrir les yeux sur le monde - sont venus se superposer plus tard, non pas pour troubler le silence d’un récit en images qui aurait presque pu se suffire à lui-même, mais pour lui donner une résonance nouvelle.

    « Seuls les mots de Catherine Leblanc ont su faire leur place : ils ouvraient de nouvelles portes dans mes images et dans l’histoire », explique celle qui se dit « mariographe », refusant de choisir entre la photographie et les marionnettes, deux passions qu’elle est parvenue à conjuguer dans ce beau livre. Des mots qui se font leur place mais savent aussi se taire quand il le faut. La « soliquiétude », sous-titre de l’album ? Un néologisme qui sonne juste, un terme qui combine solitude et quiétude, « la tranquillité douce de celui qui marche et fait naître le monde en chemin. » Le mutisme pour mieux dire les choses, un texte réduit au minimum afin de laisser parler le silence et de ne pas empiéter sur le territoire des photographies qui se succèdent.

    Dans chacun de ces deux albums dont la démarche esthétique est fort différente l'une de l'autre, les parcours respectifs de l’enfant et de Litli ne sont pas similaires au prime abord, mais le silence (apaisant ou étouffant) et la place des mots (libérateurs ou alliés) sont au cœur de chacun d’eux, en lien avec une renaissance au monde et à la vie (« Viens au monde », disent les mots à Litli, qui redécouvre enfin les couleurs). Une vie devenue grise et sans éclats pour la marionnette, une vie qui n’en était plus une pour l’enfant silence, qui se contentait de murmurer quelques lettres, à l’image des petits pas indécis de Litli au tout début de son aventure. Des albums qui disent l’indicible avec délicatesse, et qui rappellent que tous nous tendons peut-être, en fin de compte, à la quiétude.

    (B. Longre)

    http://www.cecileroumiguiere.com

    http://www.benjaminlacombe.com

    http://ousontlesenfants.hautetfort.com

    http://catherineleblanc.blogspot.com

    http://shashi.club.fr/index.html

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  • De la fessée

    Pour ou contre la fessée ? Cette enquête m'a rappelé un album qui ne tranche pas sur le sujet mais le traite avec intelligence, humour et finesse.

     

    Le conte du prince en deux, Ou l’histoire d’une mémorable fessée
    Olivier Douzou et Frédérique Bertrand (Seuil jeunesse)

     

    La fessée, entre réalité et fiction.

    Une mère d’élève est interviewée devant l’école de son fils – et se prend si bien au jeu que l’enfant craint d’être en retard… Interrogée sur un sujet éducatif (la fessée), elle ne peut résister au besoin de formuler longuement son avis et se lance dans une véritable diatribe anti-violence : ses idées envahissent la page, les mots s’entassent et se percutent, tandis que l’enfant tente d’attirer l’attention de cette mère trop bavarde, qui continue cependant de s’insurger contre cette pratique d’un autre temps – l’occasion pour elle d’exprimer son admiration pour le modèle suédois (« En suède, la fessée est sévèrement réprimandée et c’est une bonne chose… »). Mais l’on comprend que les belles théories et les bonnes intentions de la maman ne tiennent pas longtemps quand elle se retrouve aux prises avec la réalité…

    479e0ec603a5ce5c30e6e42af75f07b1.jpgA l’école (que le petit a pu rejoindre malgré tout... avec un peu de retard) s’enchaînent des paroles d’enfants, beaucoup plus réalistes face à cette pratique qu’ils subissent : ils échangent leur propre expérience de la fessée (« c’est terrible », « je crie juste avant que ça tombe »…), puis un petit garçon entreprend de raconter Le Conte du prince en deux à la classe : le ton change, les illustrations et les décors aussi et ce récit inséré, volontairement absurde, prend des allures allégoriques et désuètes affirmées, tout en condamnant ouvertement la pratique du châtiment corporel, les peurs qu’il provoque et le sentiment d'injustice qu'il engendre.

    Ce superbe album met dos à dos, très concrètement, mythe et réalité, par le biais du récit à tiroir : un excellent moyen de s’interroger sur la violence physique et les comportements adultes parfois irréfléchis et que l'on croit appartenir à un autre temps – mais qui perdurent envers et contre tout. Les auteurs ont cependant la sagesse de ne pas imposer leur point de vue ; de ne pas culpabiliser les adultes, de dédramatiser la pratique de la fessée pour ne pas donner aux enfants l'impression d'être uniquement des victimes, tout en les laissant s'exprimer ; mais il est certain que les jeunes lecteurs retiendront avant tout les mots des petits élèves et s’identifieront aisément à eux. Par le biais de l’humour Olivier Douzou et Frédérique Bertrand ont su éviter les ornières de la morale et même si la question, assurément complexe, demeure en suspens, ils fournissent au moins l’occasion d’en débattre ! © Blandine Longre

     

    Les plus grands pourront aller lire Le Traité du fouet du Général F-Amédée Doppet aux éditions A Rebours. qui parle (entre autres...) "De la nécessité de changer les peines qu’on inflige à l’enfance et à la jeunesse"... nous étions en 1788 !

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