Chacun cherche sa vie
La pièce aurait tout simplement pu s’intituler "Claire", si les autres personnages qui gravitent autour de la protagoniste éponyme ne prenaient pas autant de place à mesure qu’avance l’intrigue, envahissant son espace : sa sœur Irène et son beau-frère Gottfried, des petits-bourgeois qui reprochent à Claire sa marginalité, son amoureux Tomas, brocanteur, la maîtresse de ce dernier, Elisabeth, professeure en préretraite – à son grand désespoir – et Georg, un médecin que Claire rencontre à l’hôpital.
La jeune trentenaire vient de faire un grand pas sur le chemin de sa quête existentielle en quittant un travail ingrat – rédactrice de modes d’emploi pour appareils électroménager ! – pour mieux trouver un sens à sa vie ; ou plutôt, elle s’est fait renvoyer, mais exprès, et va trouver sa sœur Irène pour lui demander de l’argent : « Claire a toujours pensé à l’envers, dormir le jour et se lever la nuit comme si elle vivait sur l’autre moitié de la planète. », déclare Irène, qui se complaît dans une existence superficielle, tandis que son mari, Gottfried, condamne de plus en plus ce vide – il travaille dans une banque…. Tomas, lui, explique qu’on « l’appelle le vide-poubelles. Je fais le commerce d’objets puants, démodés, cassés, disloqués. (…) je vis des ordures des autres. (…) Je sonde les entrailles des biographies humaines. » Il est vrai que les vies étriquées d’Irène et de Gottfried réveillent la franche désapprobation de Claire, qui dit à sa sœur, parlant de leur frère mort d’une overdose : « Oui, mais il ne l’a pas fait par désespoir, mais parce qu’il était heureux d’exister, parce qu’il savourait cette ivresse, oui il était accro à l’extase, ce que tu ne peux pas comprendre, il n’avait pas peur de la vie, lui, pas comme toi, qui avant chaque orgasme avale un tranquillisant.»
Dans le même temps, on apprend que Tomas a une aventure secrète avec Elisabeth qui, comme Claire, ne cesse de remettre sa vie en question. Les relations de Claire avec les autres, on l’aura compris, ne sont pas simples, de la même façon que les relations de Claire avec elle-même manquent de clarté, tandis qu’elle se pose les questions que nous sommes tous susceptibles de nous poser : « Et je me demande où est ma place, à l’intérieur de cette problématique d’ensemble, de ce système global, où tout est plus ou moins interdépendant. Et donc moi aussi j’en dépends. Où est ma place et quelle est ma contribution à la résolution des problèmes qui vont nous occuper, disons, dans le millénaire à venir. »
Elle franchit un nouveau pas dès lors qu’elle décide de se rendre utile et de passer à l’acte en offrant son corps en bonne santé à la science, inventant ainsi une nouvelle forme de prostitution (« pharmapute »), une proposition qui laisse le médecin, Georg, légèrement sceptique.
C’est une vision bien sombre de l’humain que l’auteure allemande propose ici ; dans le même temps, Les relations de Claire est une fable de l’engagement, quel qu’il soit, amoureux, professionnel ou bien humanitaire ; la version pervertie d’un existentialisme qui ne peut se vivre que dans la mort, geste ultime de Claire pour enfin pouvoir se rendre utile, pour qu’enfin son existence ait un but. Chaque personnage se cherche, certains se trouvent, d’autres non et la pièce est une série sans fin, semble-t-il, de prévarications, d’hésitations, de questionnements, une suite de variations sur la vacuité et la futilité de l’existence – qui pousse ainsi chaque être à se mieux définir : une réussite en terme d’écriture, Les relations de Claire pousse le lecteur dans ses retranchements en lui montrant combien l’absurdité de la condition humaine (évoquée dans les passages avec le « chinois », un personnage qui pousse les situations vers l’absurde) ne peut se transcender que dans la mort ou le pessimisme. La drôlerie de certaines situations est en réalité feinte, piégée, et même si le regard de la dramaturge se fait acéré et sans pitié pour ses personnages, Dea Loher fait certainement passer son message, même s’il faut pour cela faire preuve de cruauté.
©Blandine Longre