Quand l'empereur était un dieu de Julie Otsuka
traduit de l'anglais par Bruno Boudard - 10-18 (juin 2008)
L'attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, a de nombreuses répercussions, dont l'entrée en guerre des Etats-Unis ; rétrospectivement, on ne peut remettre en cause le caractère bénéfique de cette décision pour l'avenir du monde et de l'Europe ; mais pour les citoyens américains d'origine japonaise et les résidents japonais vivant aux Etats-Unis, parfois depuis des décennies, ces événements ont des conséquences dramatiques : le gouvernement américain les voit désormais comme des ennemis potentiels, infiltrés dans la place et susceptibles d'entraver l'effort de guerre... Le roman de Julie Otsuka retrace, à travers le parcours d'une famille japonaise parfaitement américanisée, ce pan d'histoire longtemps occulté, un épisode honteux, "justifié" par l'état de guerre. De nombreux Japonais, soupçonnés de trahison, sont arrêtés dès le 8 décembre 1941 ; des familles entières sont déportées dans des camps d'internement ; et même si leur sort n'est en rien comparable à celui des victimes de l'holocauste orchestré par les nazis, il demeure que cette expérience a moralement affecté la communauté nippone des Etats-Unis.
C'est le cas des deux enfants dont il est ici question : un garçon de sept ans et sa soeur de onze ans, obligés de quitter leur maison de Berkeley, en Californie, avec leur mère (leur père a été arrêté plus tôt et est détenu au Nouveau Mexique) ; ils sont envoyés au camp de Topaz, dans l'Utah, au beau milieu du désert ; des blocs, des baraquements qui laissent entrer le froid ou le sable, selon la saison, des appels, des repas au réfectoire et des journées qui n'en finissent pas de s'étirer sous la neige ou le soleil, des enfants, des femmes et des vieillards surveillés jour et nuit par des soldats perchés sur des miradors... Les enfants et leur mère vivront là trois ans durant, dans une seule pièce, tentant de conjurer comme ils le peuvent l'ennui qui les ronge, la désolation de l'endroit et l'idée que la vie s'est arrêtée là.
L'écriture neutre et distancée de Julie Otsuka laisse entrevoir un drame feutré, mais néanmoins palpable ; et l'auteure, dont c'est le premier roman, nous guide avec talent dans l'espace mental de chacun des personnages, qui vivent tous leur enfermement différemment : d'abord la mère, qui vient de lire les affichettes placardées en ville ("Instructions à tout individu d'origine japonaise") donnant les ordres de départ : elle s'applique à faire des préparatifs minutieux et à mettre en ordre la maison, un peu à la façon d'un robot, comme si elle entrevoyait déjà sa destinée et celle de ses enfants ; puis sa fille, qui se remémore l'interminable voyage en train (stores baissés lorsqu'il traverse des villes) vers une destination inconnue ; enfin, le petit frère, qui se souvient de la vie au camp, des journées qui s'éternisent, de sa mère happée par la folie et de son père, arrêté en pleine nuit, en pantoufles et robe de chambre, un père qu'il doute de revoir un jour.
Julie Otsuka s'attache aux détails qui passent habituellement inaperçus, à la minutie des gestes d'un quotidien épuisant et vidé de sa substance, d'une existence qui n'a plus aucun sens, et le ton détaché de l'ensemble évite tout mélodrame. Ses personnages n'ont pas de nom, mais leurs personnalités respectives sont particulièrement bien dessinées ; par ce biais, l'auteure mêle habilement drame personnel et destin collectif. De retour chez eux après la guerre, les enfants, passablement déstabilisés (le petit garçon a rêvé de combattre auprès de MacArthur, tout en se demandant à quoi ressemble l'empereur dont on leur a interdit de prononcer le nom...) sont accueillis avec méfiance et leur mère reçoit 25 dollars, somme dérisoire généralement attribuée aux criminels qui sortent de prisons, censée compenser trois années d'enfermement... Chaque miroir est une épreuve : "nous n'aimions pas ce que nous regardions : cheveux bruns, peau jaune, yeux bridés. Le visage cruel de l'ennemi." et ils ressentent un profond sentiment de culpabilité. Le récit de cet épisode traumatique n'emprunte jamais la voie du sentimentalisme outrancier, ni même celle de la haine, bien au contraire ; mais le désespoir latent, l'incompréhension honteuse et le sentiment d'injustice larvé des protagonistes résonnent de façon beaucoup plus terrible que ne le ferait la colère exacerbée de n'importe quel pamphlet.
B. Longre