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déconstructions

  • Désenchantements

    Déconstructions de Henry Parland, Traduit du suédois (Finlande) par Elena Balzamo - Belfond

     

    « Un roman
    qui ne s’achève jamais
    car l’amour du héros
    est sans espoir
    et l’héroïne
    sans objectif. »
    (H. Parland, Influenza)

     

     

    Aucun ouvrage d’Henry Parland n’avait jamais été publié en français avant celui-ci, et pour cause : Déconstructions est son unique roman, une œuvre posthume qu’il n’aura pas eu le temps de retravailler comme il l’aurait souhaité, la scarlatine l’ayant emporté à l’âge de vingt-deux ans, en 1930. Un roman, ainsi que l’explique la traductrice dans sa préface, dont l’édition la plus fidèle n’est parue que l’an passé en Finlande, après des décennies de remaniements « plus ou moins fantaisistes ».

     

    hparland3.jpgOn pense aussitôt à Raymond Radiguet, qui fut son contemporain, et dont l’œuvre resta inachevée quand lui aussi mourut prématurément, laissant derrière lui des écrits de «jeunesse» portant toutefois les signes d’une indéniable maturité intellectuelle et émotionnelle. Un constat similaire s’applique à Henry Parland, jeune homme polyglotte (né en Russie, d’une mère allemande, élevé en Finlande puis étudiant au lycée suédois, avant de partir pour la Lituanie), admirateur, entre autres, de Proust. L’on trouve en effet dans Déconstructions une pensée déjà élaborée, une écriture incisive et aboutie, un échafaudage narratif original et une vision de l’existence et de l’amour peu commune. Déconstructions est avant tout l’histoire d’une relation amoureuse, d’une attirance mutuelle et du gouffre d’incompréhension qui sépare Henry (l’alter ego de l’auteur, à la fois Parland et un autre) d’Amy, la jeune femme qui l’obsède et l’agace, qui l’indiffère ou le séduit : un attachement paradoxal qui provoque en lui des émois singuliers et dont il se souvient, un an après la mort d’Amy.

     

    Justement, la disparition d’Amy (morte jeune, elle préfigure avec ironie le décès imminent de Parland alors qu’il s’attelait à ce roman) rend cette dernière plus inaccessible encore ; Henry, jeune homme oisif mais, nécessité oblige, impliqué dans des affaires financières plus ou moins fructueuses, décide alors d’explorer ses souvenirs et les photographies qui lui restent pour recréer l’image de cette femme charmante et fantasque, tour à tour enjouée et mélancolique ; en un mot, indéfinissable. La méthode qu’adopte Henry consiste à « démolir » systématiquement l’image que ceux qui l’ont connue ont construite a posteriori, afin de redécouvrir l’essence même de la jeune femme : « je voudrais te revoir telle que tu étais et non pas telle que les gens t’ont faite depuis. » Déconstruire pour mieux reconstruire, telle est l’intention et la devise du protagoniste, dont le monde émotionnel se révèle complexe, fascinant et pétri de contradictions ; du vivant de la jeune femme, il n’a cessé de la rejeter puis de revenir à elle sans plus pouvoir s’en détacher, de s’irriter de sa présence ou de ses larmes, allant jusqu’à faire montre, inconsciemment, d’une cynique indifférence frisant la cruauté.

     

    Henry est avant tout un être passif, un observateur peu porté à agir, préférant tourner des idées dans sa tête, examiner chaque détail d’une situation ou d’une posture, emberlificoter les événements et les impressions et les rendre peut-être plus confus qu’ils ne le sont, comme si les sentiments éprouvés (de la joie à la jalousie, de l’amour à l’écoeurement) ne faisaient en définitive qu’accentuer sa difficulté à sortir d’une espèce de paralysie morbide. « Elle te rend fou », l’avertit son ami Gunnar, qui lui conseille d’en finir avec Amy. Mais un an après sa mort, il croit la retrouver par le biais de ses réminiscences et des photos qu’il développe lui-même : « le tirage sur papier donne le sentiment d’assister à un miracle. » ; c’est ainsi qu’il parvient à lui redonner vie et texture : « il y a, dans ce processus, quelque chose de la résurrection des morts. » ; un dialogue s’instaure entre eux, léger et presque amusant, mais qui bien vite s’éteint. Le caractère éphémère et fuyant du souvenir et la qualité du papier photographique rendraient-ils impossible toute reconstruction authentique ? Amy, en dépit des efforts littéraires de son ancien amoureux, serait-elle définitivement perdue ? Et surtout, ce qu’ils ont partagé était-il vraiment de l’amour, ou bien seulement la rencontre fortuite de deux solitudes qui ne se seraient jamais vraiment connues, une illusion romantique « douteuse » ? La perception du monde selon Henry Parland ne manque pas d’ironie, et le ton désabusé qu’il adopte (une façade ?) le sauve en partie d’une désespérance qui aurait pu l’attirer vers le nihilisme.

     

    On admire ici le modernisme de la construction et de la mise en abyme (Henry Parland, auteur, mettant en scène un personnage, Henry, écrivant un roman intitulé Déconstructions), le rythme narratif singulier, en apparence chaotique, les allées et venues entre le temps où Amy était encore en vie et le temps de l’écriture, le jeune Henry composant son roman en gardant à portée de main la photo qu’il a développée et qui se ternit au fil des heures, atténuant en définitive l’intérêt qu’Henry portait à cette femme. Car l’existence a ici un goût de défaite, comme si tout était joué avant même d’avoir été vécu et le désespoir lucide et détaché de ce jeune homme touche au vif, quand bien même ce désenchantement ne nierait pas les élans du cœur.

    La même attitude se dégage de la plupart de ses poèmes (un petit volume, Grimaces, traduit par Jacques Outin est inséré au roman) si plaisants à lire et qui dévoilent lumineusement les paradoxes irréconciliables qui hantaient l’auteur, à qui on laisse le mot de la fin :

     

    " Lorsque je pense à toi
    C’est sur une ligne droite
    Dont une extrémité
    Brûle en enfer
    Et l’autre
    Serpente, blanche flamme, vers le ciel,
    Mais son centre
    N’est que cendre de glace
    ."

     

    (B. Longre)

    http://www.belfond.fr/

     

     

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