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Genèse du personnage, entre histoire et fiction.

Tu signais Ernst K. de Françoise Houdart
Ed. Luce Wilquin

Que sont véritablement Juliette, Laura, Emma et (surtout) Ernst, quelques-uns des protagonistes de cet admirable récit romanesque ? Quel rôle ont-ils réellement joués dans les drames que dépeint, en les réinventant souvent, l’écriture riche et sonore, aux nombreuses embellies métaphoriques, de Françoise Houdart ? Des personnages de papier, c’est une certitude, mais leur statut n’en reste pas moins indéfini, car rarement on aura vu des créations littéraires prendre corps et se faire chair à ce point ; tout particulièrement Ernst K., jeune recrue de l’armée allemande qui logea chez l’habitant (en l’occurrence dans la maison de Juliette et de sa fille Laura) durant près de dix-huit mois, entre 1917 et 1918, comme tous ces soldats pour lesquels l’armée réquisitionnait des logements en Belgique occupée.

1871238979.jpgLa romancière avoue ses incertitudes dès le début, s’adressant au personnage éponyme, qui fut aussi un homme dont il ne reste que peu de traces : « A ce stade de ma recherche, j’ignore encore pourquoi je te poursuis ; pourquoi j’instruis ton procès d’existence en te supposant tel qu’il faudra que tu sois en mes hypothèses d’auteur et mes propres conviction. (…) Tu as laissé derrière toi un message crypté dont j’ai entrepris de pénétrer le mystère. » La fascination que la romancière éprouve, et réitère tout au long du roman, pour Ernst K., rappelle en partie une autre vaste entreprise littéraire entre imagination, réinvention et réalité historique – celle que Bernado Carvalho relate dans Neuf nuits. Les deux récits, de même que les deux hommes qui les ont inspirés (Ernst K. et Buell Quain, anthropologue américain), n'ont que très peu de choses en commun, hormis l’obsession qui s’est emparée de deux écrivains (l’une belge, l’autre argentin) et qui les a incités à composer des romans fiévreux, tenant autant de la fiction que de la quête personnelle. Tandis que Bernado Carvalho avait en main quelques photos, des lettres, des archives et des témoignages (incertains), Françoise Houdart, pour creuser le cas « Ernst K.» a dû se contenter d’un petit carnet de dessins et des souvenirs éparpillés d’une vielle dame – Laura, la petite qui avait huit ans en 1917, quand le jeune Allemand pénétra pour la première fois dans la maison de Juliette.

Indices ou mirages ? Peu d’éléments en tout cas pour mener l’enquête, à la fois dans la réalité historique de la première guerre mondiale (des événements à grande échelle) et dans une reconstruction semi imaginaire qui s’intéresse de tout près à l’humain et aux souffrances endurées individuellement en ces temps de tourmente – les pénuries, les arrestations, la tyrannie et l’arbitraire qu’un commandant fait régner dans le village (comme c’était la règle), la peur et le froid qui s’insinuent au plus profond des êtres. Il y a aussi Eduard, l’ami d’Ernst, qui écrit à sa femme Emma : « La guerre, elle pourrit l’âme en dedans. » ; Emma, la femme ennemie, que l’on apprend à connaître lors d’une permission accordée à Ernst, et qui subit des épreuves similaires à celles de Juliette, la logeuse belge d’Ernst – des destinées étrangères l’une à l’autre et pourtant parallèles, qui se rejoignent implicitement quand toutes deux perdent leur mari et qu’Ernst prend soin des deux femmes, avec discrétion et compassion.

On retient l’ardeur avec laquelle la romancière construit son enquête, retraçant les déplacements d’Ernst (probablement chauffeur du commandant) en s’appuyant sur les dessins du carnet – qui représentent des châteaux, des demeures anciennes ou des paysages des alentours – un travail topographique de taille, qui va de pair avec la documentation historique. Cette ardeur, on la retrouve dans la précision stylistique, qui ne souffre aucun défaut, et dans la volonté de la romancière de mettre en mots ses doutes – pour ensuite les chasser afin de poursuivre son œuvre de reconstruction fictive.

Il reste au lecteur de démêler les fils d’un récit hybride et palpitant, génériquement inclassable, entre Histoire, mémoire et imaginaire - l’histoire, principalement, de la micro guerre de Juliette et de son époux barbier, de l’« occupant » qui leur a été imposé jusque dans l'intimité de leur propre maison – ce jeune homme qui refuse pourtant d’être assimilé à l’armée allemande et à ses exactions. Tu signais Ernst K. est une œuvre imposante qui s’attache, paradoxalement, au quotidien d’un petit nombre de gens ordinaires – une vieille femme qui meurt d’épuisement, un vicaire résistant, agent secret, un barbier maladroit, des enfants qui travaillent sans relâche pour faciliter le quotidien de leurs parents, une cuisinière généreuse, quelques notables pris au piège de l’occupation ennemie, des délateurs (encouragés par les occupants) et des foyers détruits par les déportations de travailleurs vers les mines ; et aussi un soldat « à la périphérie de l’horreur », que ses supérieurs n’ont pas encore envoyé au front, et une romancière fascinée, qui crée ce personnage pivot et fuyant tout à la fois, qu’elle utilise pour explorer le processus créatif tout en prenant conscience de l’emprise qu’il a sur elle, et de ses difficultés à le maintenir dans un cadre fixe et programmé : « Ainsi es-tu devenu un être doué d’existence. J’écris ces mots (…) et ceci me paraît pléonastique. Existeraient-ils des êtres qui ne possèdent pas le don d’exister ? Mais à la réflexion, es-tu un « être », toi ? (…) De toi, Ernst, j’ai la profonde certitude que cette potentialité d’exister hors de ton contexte romanesque émane de ta seule volonté. (…) Tu n’étais qu’un nom écrit au crayon sur la première page d’un carnet de dessins (…) Je l’ai lu, je l’ai dit, et tu es devenu quelqu’un. »
(B. Longre)

http://www.wilquin.com/

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