Au plus loin du tropique de Jean-Marie Dallet - Editions du Sonneur
Condamnés au Paradis
« Quand vous serez tous morts petits Blancs qui sentez le cadavre de vos possessions, l'île entière m'appartiendront, et le dernier d’entre vous je l’envelopperai dans le drap cloué au-dessus de mon comptoir, ce drap sur lequel j’ai peint "Rôtissez tous au fond de l’enfer" avec mes caractères hakka bien plus beaux que vos lettres en chiures de mouche, puis j’irai brûler le tout au fond de mon jardin – à cette pensée Ah You éclate d’un rire qui découvre trois chicots, multiplie les rides de son visage gris jaune alors que la lumière de l’aube filtre à travers les auvents entrouverts, il est là debout au milieu de son échoppe… »
Parataito, « Paradis » en maori, un atoll perdu (« plat, petit et tout en rond (…) à peine un point noir entre Tuamotu et Gambier »), colonie pénitentiaire oubliée de tous, abrite encore une drôle de troupe qui tient à peine sur pied : cinq vieillards condamnés à l’exil, aussi disparates les uns des autres que leurs crimes respectifs – Ma Pouta, la vieille maquerelle, Trinité, le métis unijambiste, Pétino, le vieux militaire pétainiste, Corentin, le prêtre concupiscent, et Ah You, le Chinois qui tient boutique et qui n’attend que la disparition des quatre autres pour devenir le souverain des lieux… Il faut dire qu’au fil des années, ils ont déjà vu nombre des leurs s’éteindre et, survivants d’une longue liste de bagnards ayant échappés à la guillotine, ils s’accrochent tant bien que mal à ce qui leur reste de vie, au quotidien qui s’étire sans fin et aux quelques bribes de souvenirs à travers lesquels ils se définissent et se complaisent à revivre ce que le temps a définitivement effacé.
En ce 1er janvier, tandis qu’ils attendent la goélette pénitentiaire qui les ravitaille deux fois l’an, ils s’apprêtent à se rendre à l’office religieux que Corentin s’obstine à célébrer, bien que ses compagnons ne manquent jamais de s’endormir avant la fin de son sermon, et que ces derniers connaissent d’avance les élucubrations que va leur servir le vieux pervers… quand un cyclone frappe l’île et ses alentours, provoquant deux événements qui vont temporairement bouleverser l’ordonnancement (certes déjà un peu bancal) du quotidien de ces prisonniers sans geôliers : la mort de l’un d’entre eux et l’arrivée de Kerlan, jeune naufragé semi amnésique échoué sur la plage, qui bien vite devient le protégé des quatre vieillards restants – ils entreprennent de le sauver in extremis des bernard-l'hermite, de panser ses plaies, de le soigner, de le nourrir, de le bichonner, bref, de l’accueillir dans leur univers déglingué et lui confier quelques-uns de leurs souvenirs.
Dès les premières lignes, cette étonnante robinsonnade séduit le lecteur, qui se perd et se retrouve dans les monologues fluides et truculents de chacun des personnages, le narrateur intervenant régulièrement pour remettre un peu d’ordre dans le récit (l’absence de délimitation entre le « je » et le « il » impersonnel ne perturbe pas longtemps) ; les soliloques (ou dialogues avec ce qu'ils furent et ne sont plus) sont composés de lambeaux de mémoire, de plongées nostalgiques dans leurs passés respectifs (rarement idylliques, mais qu’ils ont néanmoins pris l’habitude de magnifier) : un épanchement de rancoeurs accumulées pour certains, une litanie des regrets pour d'autres, un éternel ressassement qui se traduit dans l’écriture elle-même, syntaxiquement décalée, à l’image des pensées qui se chevauchent dans l’esprit des narrateurs qui prennent la parole en alternance. L’auteur fait entendre la voix de rebuts, mis au banc d’une société rigoriste, des naufragés involontaires de l’existence dont l’humanité n’est toutefois pas à démontrer et dont le véritable Eden se trouve ailleurs que sur cet atoll, coin de paradis qu’ils maudissent (« enfer posé sur les flots », « atoll de désolation »). Des personnages qui forment un microcosme signifiant, reflet de la société qui les a rejetés mais à laquelle ils restent attachés, coûte que coûte, en reproduisant sur leur bout de terre un semblant d’organisation sociale ; soulignons cependant que ces figures certes emblématiques (le prêtre, le militaire, la putain, le commerçant et l’esclave) ne sont jamais monolithiques ou fonctionnelles, en dépit de la théâtralité qui émane de l’ensemble, mais restent très attachants malgré leurs tares ou leurs défaillances.
Ce qui ressort de ces portraits nous concerne tous : donner un sens à une existence dérisoire (et parfois à un passé qui ne l’est pas moins), trouver une logique au chaos de la vie, dépasser l’horizon unique auquel chacun de nous a pu s’accoutumer… Qu’espèrent encore Ma Pouta, Trinité, Pétino, Corentin et Ah You ? Une rédemption possible pour les crimes commis (ou dont ils ont été injustement accusés) ? Un pardon ? Pas vraiment. Une délivrance, peut-être ? Un départ de l’atoll ? Un retour, en tout cas, à la « civilisation » qui les a abandonnés. En revanche, le naufragé Kerlan semble en quête de tout autre chose – d’une libération, mais qui se traduirait d’une autre manière, tant il aspire à la solitude que l’île, loin d’être déserte, ne pourra lui offrir qu’une fois les autres partis ou morts.
Sur le mode de la robinsonnade (du naufrage à la délivrance – qui ne revêtent pas le même sens pour tous), Jean-Marie Dallet tisse un roman jubilatoire, où le huis clos n’a rien d’étouffant, où règne une atmosphère au contraire souvent joyeuse et cocasse – un récit hors normes, entre réalisme cru et allégorie poétique, qui s’achève sur une touche de sérénité, une échappatoire à l’enfer du monde et de la civilisation. Une oeuvre brève, dense, polyphonique et savoureuse, à laquelle on se hâtera d'aller goûter.
(B. Longre, mai 2008)
http://www.editionsdusonneur.com/
Depuis Les Antipodes, édité au Seuil en 1968 et préfacé par Marguerite Duras, Jean-Marie Dallet a écrit une quinzaine de romans, dont Dieudonné Soleil, qui obtint la Bourse Goncourt du récit historique. Il a toujours « navigué » entre la Méditerranée, le Pacifique Sud et Paris. Encre de guerre est son deuxième roman publié aux Éditions du Sonneur.