Les Éditions les Allusifs viennent d'annoncer le décès de Heloneida Studart (Fortaleza 1932 – Rio de Janeiro 3-12-2007). Co-fondatrice du Parti des Travailleurs et pionnière du féminisme brésilien, députée et journaliste, elle a publié plusieurs essais et romans. Elle venait tout juste de se retirer de ses fonctions de députée et se consacrait entièrement à l’écriture. Trois de ses romans ont été traduits en français aux Allusifs, dont Le Cantique de Meméia. Le cantique de Meméia (O pardal é um passaro azul), traduit du portugais (Brésil) par Paula Salnot et Inô Riou - Les Allusifs, 2005 - Parution en poche mars 2007 (10-18)
La Maison de Marina
Ou quand "Naître femme est le pire des châtiments." (La maison de Bernarda Alba - F. Garcia Lorca)
Fresque à la fois réaliste et allégorique, Le cantique de Meméia puise au plus profond des âmes, de la raison humaine et des désirs, en quête des racines du mal absolu et de la logique totalitaire, mais aussi de l’espérance, tour à tour incarnées par différents personnages, au fil de leurs actes et de leurs pensées. Car nul (ou presque) ne s’en sort indemne sous la plume de Heloneida Studart, qui brise les tabous et révèle les secrets de celles qui cohabitent tant bien que mal sous un même toit bourgeois, certes doré, mais toutes sous le joug d’une matriarche archétypale, Menina Carvalhais Medeiros, vieille femme acariâtre et sévère qui méprise sa progéniture composée de filles (son unique fils est mort interné des années plus tôt) : la tante Nini, célibataire desséchée de corps et d’esprit et Luciana, qui est revenue vivre chez sa mère après un bref mariage (socialement avilissant), avec ses deux filles, Dalva et Marina – elle-même narratrice. Une autre fille, après avoir été chassée des années plus tôt par Ménina, a donné naissance, avant de mourir au couvent, à un garçon, João, qui s’étiole maintenant dans la prison locale (bien concrète, celle-ci) – au grand désespoir de sa cousine Marina, désespérément amoureuse de lui.
Marina, frêle jeune femme asthmatique, est pourtant la seule que Menina respecte : l’aïeule a bien l’intention de déshériter ses filles au profit de cette petite-fille qui lui ressemble tant, selon elle : froide, déterminée et vertueuse – tout le contraire de sa mère Luciana, dont les faiblesses irritent Menina et Marina ; la rancœur de cette dernière est accentuée par le désamour qu’éprouve sa mère à son égard ; et quand Luciana tente de former une alliance avec sa fille (elle voudrait bien récupérer sa part d’héritage), c’est en vain qu’elle supplie l’inflexible Marina.
Mais la narratrice, que les biens matériels intéressent peu, a d’autres préoccupations : un grand nombre de pages est consacré à ses sentiments changeants, à son amour perdu, à ses visites à la prison - à l’insu de sa grand-mère, qui a renié son petit-fils João. De quoi est-il coupable, au juste ? D’avoir osé écrire sur les murs que « les moineaux sont des oiseaux bleus »… slogan d’une simplicité déroutante, qui suffit pourtant à évoquer la révolte muette d’un peuple accablé, et terrifié par les « forces obscures » (qui jamais ne seront nommées autrement), et à incarner la pureté du combat du poète, sage parmi les fous, un combat pétri d’espérance rageuse, face à la puissance fasciste, prompte à torturer et à commettre d’effroyables exactions pour éradiquer, justement, l’espoir des démunis et des résistants.
« Les moineaux sont des oiseaux bleus », image par le biais de laquelle se reflète tout discours politique réformateur et réfractaire aux dictatures, quelles qu’elles soient, toute résistance acharnée - João est son prophète. Ce qui préoccupe aussi Marina, c’est l’arrivée d’un étranger (un ami de João ?) que sa grand-mère a accueilli sous son toit – un homme muet dont la présence discrète ne va pas tarder à faire frissonner les esprits et les corps des femmes qui dépérissent dans la maison de Ménina, chacune attendant la mort de l’aïeule, espérant l’amour physique, interdit et châtié. Seule la vieille servante, la mulâtresse Memeia, semble percer à jour la véritable nature de l’étranger, un « sorcier », selon elle, venu apporter le malheur dans ce monde de femmes cloîtrées.
Les femmes et leurs désirs avortés, justement, sont au centre de ce roman poignant et leur destinée est mise en parallèle, de façon récurrente, avec celle d’autres victimes : « Les femmes n’ont pas de volonté, disait grand-mère Menina. Les Noirs n’en ont pas ; les pauvres n’en ont pas. » Ces mots cinglants, ne souffrant pas la contradiction, font écho à la litanie fataliste du père de Marina, mort trop tôt (« Mon père disait qu’il n’y avait que des pauvres et des riches. ») ou encore aux propos du cousin révolté (affirmant que les pauvres « payaient pour tout »).
João et Marina, chacun à leur manière, ont en tête de dérégler un ordre social archaïque – le vieil ordre imposé par l’argent et la religion, tout aussi moribond que la grand-mère Menina ; cette dernière symbolise la maison nourricière, matrice étouffante, sachant si bien rejeter les siens et les dévorer, telle l’araignée qui guette Joao dans sa cellule, quand les individus dérogent à la règle ancienne – à l’image des routines domestiques qui obsèdent Marina, « comme un manège cauchemardesque » ; pour échapper fugacement aux cauchemars qui contaminent son esprit, elle lit des romans policiers qui remettent de l’ordre dans le chaos de la réalité : « Tout y est logique. La vie n’y est pas irrationnelle, avec des mères qui détestent leurs filles et des filles qui détestent leurs mères. » Mais le réel l’emporte, avec ses découvertes et ses désillusions, et le monde éphémère des privilèges s’efface pour laisser place à une lucidité nouvelle : « Dans mon monde, les enfants mangeaient de la terre mouillée et des garçons têtus pourrissaient en prison. » En refusant de continuer à exister dans l’obscurité d’une maison décadente, baignée de religiosité superstitieuse, dans l’ombre d’une mère vénale et de femmes soumises à leur sort de femelles, Marina, en quête d’absolu, entre sensualité et froideur calculatrice, ouvre un chemin nouveau. On repense, par de nombreux aspects, à la pièce de Garcia Lorca, La maison de Bernada Alba – et à la lutte obstinée d’Adela contre sa mère (l’allusion est directe à travers l’évocation d’une autre branche de la famille, en passe de s’éteindre, les cousines Lima Carvalhais : « Les quatre filles ne s’étaient pas mariées à cause des idées que leur mère, Dona Delfina, alimentait contre les hommes. »)
Le combat féministe omniprésent n’est cependant pas l’unique souci de Heloneida Studart, et elle l’englobe, on l’aura compris, dans une lutte politique élargie, contre toute inégalité et discrimination : celui qui défend toute minorité (quelle que soit la raison de l’oppression subie). Rien de bien surprenant de la part d’une auteure engagée, militante active et députée du Parti des Travailleurs de l’état de Rio de Janeiro depuis 1978, présidente de la commission de défense des droits de l'homme, qui avait fondé, alors que le Brésil subissait la dictature militaire, le Centre de la femme brésilienne.
Rares sont les œuvres de fiction qui mêlent si brillamment univers intime et destinée collective, et qui, par le biais d’une écriture serrée, précise, font se côtoyer une âpre sensualité et une diatribe politique convaincante (sans grands discours pompeux), sans que les deux mondes s’opposent jamais – la vieille Menina, qui apparaît le plus souvent entourée de prêtres à sa botte, symbolisant à elle seule la férocité totalitaire. Roman bref mais fulgurant, reposant sur une indéniable richesse poétique, Le cantique de Memeia (le titre français, justement, fait la part belle à l’opprimée, la servante mulâtresse, maternelle, rassurante et lucide et dont le chant agit comme un baume) est tout simplement inoubliable, et trente ans après sa parution au Brésil, on ne remerciera jamais assez les éditions les Allusifs de nous donner l'occasion d'enfin le découvrir en français. © Blandine Longre
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