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Littérature étrangère - Page 8

  • Biljana Srbljanovic

    Supermarché (suivi de La chute), de Biljana Srbljanovic, L'Arche, 2001

     

    Grande surface supranationale cherche citoyens...

    Supermarché, sous-titré "soap opera", se déroule sur une semaine, sept jours particuliers qui ne forment en réalité qu'une seule et unique journée paraissant se répéter sans fin ; c'est du moins ainsi que l'enchaînement temporel est perçu par l'un des personnages : Leo Schwartz, directeur d'une école "pour les étrangers" dans une petite ville autrichienne ; nous savons qu'il y vit depuis treize ans, exilé de sa terre natale, un pays de l'Est. Britta, journaliste local, lui rend visite un lundi matin car il souhaite l'interviewer sur un sujet rebattu, la chute du mur, dont l'anniversaire est imminent. Leo, lui, voudrait que Britta s'intéresse à son passé et il l'incite à lire un dossier intitulé " Léonid Crnojevic, Dossier", un récapitulatif de ses activités dissidentes à l'Est, puis invite le journaliste à revenir le lendemain. La deuxième journée débute en tous points comme la première et l'on comprend vite que Leo est bien le seul à se croire un mardi... Et ainsi de suite. "Un terrible complot. J'ai l'impression de vivre tout le temps un seul et même jour" déclare Leo, le mercredi. Une impression qui se fait certitude, mais qui ne touche que Leo, les autres protagonistes repartant tous à zéro chaque matin.

    Dans le même temps, l'on suit ces derniers, tout occupés à régler des affaires qui apparaissent plutôt sordides, ou du moins d'une monotonie désespérante, un ennui qui se reflète dans la structure même de la pièce. Il y a les professeurs Müller et Mayer (amants en secret), Gamin, un élève qui semble porter en lui toutes les horreurs que des adultes peuvent infliger aux enfants (et qui s'en vante) et Diana, la fille du directeur, mi-vamp, mi-gamine. Le rôle qu'elle joue respire l'ambiguïté et comme son père, l'on ne parvient pas à savoir si ce qu'elle déclare avec effronterie est vrai ou inventé.

    Perdu dans ce "trou du temps" qui l'anéantit, accablé par le comportement et les mensonges des autres, et les siens propres, Leo perd peu à peu toutes ses illusions, une révélation qui précède celle du lecteur/spectateur, à qui il ne restait plus que Leo comme repère stable (étant le seul à réaliser le dérèglement chronologique) et qui le perd lui aussi. Car plus l'on avance dans cette semaine à jour unique, plus la détérioration sociale s'intensifie, représentée par la dégradation psychologique, morale et mentale des personnages ; la folie et l'obscénité gagnent du terrain et les personnages ne jouent plus du tout leur rôle réglé à l'avance. L'on sent que l'auteur s'est plu à composer ces variations sur le thème du quotidien qui sort des rails, des situations qui s'aggravent en cascade et où la mort et les fausses tragédies font bientôt irruption ; désormais incontrôlables, les personnages, comme des élèves indisciplinés, semblent ainsi ne plus vouloir obéir à leur créatrice, et l'intrigue se dépouille du réalisme de départ, de la rigueur scolaire de la première scène et nous plonge dans l'absurdité et le grotesque : ces dernières journées sont un total chaos, pervers et scabreux, durant lesquelles les masques de l'hypocrisie tombent, et se révèle enfin le vrai visage de l'être humain : stéréotypé, à l'imaginaire étriqué, qui rêve de l'Amérique et qui vit dans le "supermarché" mondial où toutes les barrières politiques ont été abolies (le fameux mur, entre autres), sans pour autant y trouver un bonheur individuel ou une harmonie politique.

    Mais un soap-opéra n'en serait pas un sans le traditionnel "Happy end", qui clôture cette pièce où l'allégorie n'est jamais bien loin : on assiste alors, médusés, à des scènes de réconciliations, de rabibochage général, des retrouvailles qui ne sont pourtant que d'ironiques mascarades, truffées de faux attendrissements et de tendresse truquée, où la perversité, toujours présente, ne se lit plus que dans les gestes. Une pièce engagée et critique, qui ne manque ni d'humour, ni de sarcasme bien pesé.
    © Blandine Longre

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  • Jonny Glynn

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    The Seven Days of Peter Crumb de Jonny Glynn - Portobello Books, 2007

    Les sept jours de Peter Crumb - traduit de l'anglais par Alain Defossé - Panama, janvier 2008

     

     

    Toute humanité gardée

     

    The Seven Days of Peter Crumb a l’ambition de remonter aux origines du mal et de la noirceur humaine, ici incarnée par un anti-héros dont la schizophrénie s’inscrit dans le texte lui-même. Des bribes d’humanité subsistent pourtant dans le parcours chaotique (sur sept journées, on l’aura compris) de Peter Crumb – dont on notera le patronyme, qui évoque automatiquement, en anglais, l’émiettement et la désagrégation, l’idée d’un morcellement en lien direct avec la dualité qui l’habite. Car avant d’être un individu à la merci de pulsions meurtrières (avec lesquelles on fera connaissance dans le détail), Peter est aussi un homme en souffrance, pathétique et désespéré, dont les crimes sont gratuits mais indispensables à l’évolution du récit.


    Le roman n’est pas ici un grand défouloir complaisant (comme pourraient le paraître certains romans d’Irvine Welsh ou American Psycho de Brett Easton Ellis) et même si quelques passages sembleront insoutenables à certains lecteurs, autant dire qu’on a vu pire… Car chaque épisode durant lequel la folie l’emporte sur la raison s’explique et les égarements de Peter s’apparentent à des passages à l’acte inévitables. Par ailleurs, sur le plan narratif, la dérive existentielle du héros est contrôlée, soutenue par une trame ultra construite, étayée par des rebondissements soigneusement préparés et une écriture qui parvient à donner l’illusion d’un discours intérieur obsessionnel crédible, en total accord avec le personnage. Brutalité et compassion, horreur et mélancolie se côtoient et s’entrecroisent sans répit, à l’image de Peter Crumb, qui ne cesse de changer de masque et de se désolidariser ou non de l’espèce humaine, dont il parle souvent dans des termes peu flatteurs.


    La plongée dans cet univers mental terrifiant n’est pas un éloge de la folie mais permet d’illustrer la nature fluctuante du bien et du mal, des notions qui se posent ici en termes relatifs. La lecture n’est pas de tout repos, il faut l’avouer (même si le roman s’avale d’une traite) mais reste fortement conseillée, car elle permet de se confronter à ses propres démons et errances, et de faire connaissance avec une construction littéraire qui exerce à la fois de la fascination, de la répulsion, mais qui met aussi à l’épreuve notre aptitude à l’empathie.
    Blandine Longre

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  • Amourons-nous

     En écho à la note précédente...

    68774185523c58bb52b86292d64f3a9e.jpgAmourons-nous de Geert De Kockere et Sabien Clement
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin
    Editions du Rouergue, DoAdo Image, 2007 (réédition)

     

    La syntaxe des corps
    « Quand je et tu ne font pas nous, Les cinq sens n’ont plus de sens. »

    De même qu’une large part des albums de bande dessinée ne sont pas destinés à la jeunesse, l’album illustré n’est pas forcément un medium réservé aux plus jeunes lecteurs. En effet, ce bel ouvrage poétique, tendre et facétieux, qui traite en toute liberté de l’amour physique et des relations entre deux corps amoureux qui se sont découverts et ont appris à se connaître n’est pas à strictement parler un « album pour la jeunesse » et pose évidemment la question du destinataire ; c’est en réalité un album tout court, chose suffisamment rare pour être soulignée, publié dans une collection dite « ado » : le destinataire reste donc flou et fluctuant, ce qui rend la tâche d’indiquer un âge exact quasiment impossible… Certains diront « à partir de 15 ans », d’autres 13, d’autres encore penseront que rien ici ne peut heurter la sensibilité d’un enfant – même si la trame narrative risque fort de ne pas interpeller les plus jeunes ou de ne pas répondre à leur horizon d’attente.

    De courts poèmes de Geert De Kockere complètent les étonnantes illustrations de Sabien Clement, jeune illustratrice flamande, des dessins déstructurés qui débordent du cadre des pages et emplissent l’espace, tout en laissant suffisamment de place au texte pour se déployer et les accompagner très harmonieusement. Les mots sont ici en symbiose avec les scènes amoureuses, à l’instar des corps qui se mêlent et s’emmêlent, s’allongent et se retournent, changent allègrement de position, se combinent et se conjuguent.

    « On fait l’amour / Comme les mots font la langue », écrit l’auteur : l’exploration langagière coïncide naturellement avec l’exploration du corps de l’autre, quand volupté et désirs sont inséparables des sentiments, quand l’amour et l’érotisme riment aussi avec humour :


    « Tête en bas
    Ne sois pas si tête en l’air
    Et saisis le sens de tout
    Même si tout est sens dessus dessous. »

     

    Pas de grands vers lyriques ou romantiques racontant d’impossibles amours ou célébrant l’inaccessibilité de l’être aimé dans ce recueil (même si l’autre demeure quoi qu’il en soit un merveilleux mystère et un éternel puzzle qu’on ne se lasse pas d’essayer de décrypter), mais une poésie accessible, sereine et légère, très suggestive et sans tabou, qui fête au contraire la joie de se trouver avec le partenaire que l’on a choisi, de pouvoir goûter à deux aux plaisirs des corps et des émotions, et d’apprécier la durabilité et la richesse de cette relation. Un ouvrage à lire et à relire, seul ou en duo, et dont il faut souligner l’originalité, tant dans la démarche que dans le style graphique déstructuré ; un album résolument libertin qui se démarque de la froideur des «manuels» d’éducation sexuelle (certes utiles, mais qui ont leurs limites) en proposant une approche esthétique et émotionnelle susceptible de toucher davantage le lecteur adolescent, et ce en déculpabilisant le rapport au corps, tout en insistant sur la seule vertu qui soit : l’amour. A mettre en tout cas entre toutes les mains adultes ou suffisamment matures (quel que soit l’âge en définitive) pour apprécier l’ensemble à sa juste valeur…
    Blandine Longre (mars 2007)

    http://www.lerouergue.com/

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  • Traduire, c'est d'abord lire...

    120c185e5f358f6f77fbdea3adc3b69f.jpgLe dernier n° de la revue Citrouille propose un intéressant dossier intitulé D'une langue à l'autre. Parmi d'autres articles consacrés à la traduction, Madeline Roth, de la librairie L’Eau Vive, s'entretient avec Daniel Cunin, traducteur de littérature néerlandaise.

    Quelques extraits :

    " Traduire, c’est d’abord lire. Pour traduire, il faut être un bon lecteur, et maîtriser sa langue maternelle à l’écrit - puisqu’un traducteur traduit par principe une langue étrangère dans sa propre langue. Ensuite, il y a tout un travail d’écriture. Les écoles de traduction enseignent souvent et la traduction et l’interprétariat, mais il s’agit de deux métiers bien différents : un très bon interprète n’est pas forcément quelqu’un qui excelle à écrire dans sa langue maternelle. Chez moi, la tentation de la traduction est venue naturellement à partir du moment où j’ai eu envie de partager certains textes néerlandais avec des amis français. (...) Traduire me permet de concilier mes deux passions : la lecture et l’écriture, et d’en vivre, certes sans rouler sur l’or."

    " Un traducteur est quelqu’un qui écrit, mais il n’a ni le souci de la page blanche - que n’a pas, je pense, le véritable écrivain-, ni le souci de créer à partir de rien. Quelqu’un a emprunté le chemin avant lui. Son travail ne consiste pas pour autant à simplement restituer plus ou moins correctement un texte ; l’essentiel à mon sens est d’obtenir en français un texte vivant, un texte qui dise ce que dit le texte original. La traduction n’affecte en rien l’original, puisque celui-ci continue son existence propre. (...) Il faut accepter que la traduction vive une vie autonome."

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  • Mon nom est Salma

    En écho à la note précédente, j'ai eu envie de mettre en avant un roman paru récemment en français, qui traite de l'exil mais aussi des violences auxquelles sont confrontées les femmes dans certains pays (ou parfois tout près de chez nous), pour peu qu'elles s'écartent du chemin qu'on leur a tracé... parmi ces persécutions, le "crime d'honneur" fait de nombreuses victimes.

    On trouvera des informations sur le site de l'association ICAHK (International Campaign Against Honour Killings), qui explique que selon l'ONU, plus de 5000 femmes et filles sont tuées chaque année par leurs proches dans ce cadre précis. L'association GRAF (Groupe Asile et Femmes), quant à elle, milite pour un "Droit d'asile pour les femmes persécutées en tant que femmes."

     

    91b77f7d2abe1218b7cb274bf5645241.jpgMon nom est Salma, de Fadia Faqir
    (traduit de l'anglais par Michele Herpe -Voslinsky, Editions Liana Levi, 2007 / My name is Salma, Doubleday, 2007)

     

    De Salma à Sally et vice-versa

    C’est après un long périple que Salma, petite bergère bédouine, arrive en Grande-Bretagne et devient Sally, laissant derrière elle une autre vie qu’elle ne peut pourtant se résoudre à oublier et qui la hante, en dépit de son « intégration » en apparence réussie dans le pays d’accueil. Sa vie à l’anglaise, qu’elle nous conte d’une voix fluide et épurée, est rythmée par son travail de couturière, par quelques rencontres masculines, par les cours de littérature qu’elle suit avec ténacité, par ses amitiés – avec Parvin, jeune anglaise d’origine pakistanaise qui a fui la maison familiale pour éviter un mariage arrangé, ou avec Gwen, une vieille dame érudite. Mais le sentiment de solitude et la culpabilité qui l’habitent, ainsi que la sensation d’être «amputée» d’une partie d’elle-même, font resurgir les souvenirs, qui la ramènent inexorablement à la fille qu’on lui a enlevée à la naissance, seize ans plus tôt, à l’homme qui l’a séduite puis violée, à la prison où elle a vécu plusieurs années à seule fin d’échapper à la fureur de son frère, à son séjour au Liban…

    Des détours mémoriels qui viennent s’entrelacer au temps présent – une narration chaotique, qui progresse par à-coups, allusions et indices : le récit, volontairement éclaté, recouvre diverses époques de son existence. Aussi, le lecteur endosse le rôle d’observateur mais aussi d’enquêteur – en reconstruisant peu à peu le parcours kaléidoscopique de Salma, qui ne dévoile les choses qu’avec une grande parcimonie, tout en s’étonnant des mœurs occidentales (qu’elle critique avec autant de lucidité que certains traits orientaux), du racisme ordinaire, de l’exploitation des plus déshérités – des passages souvent cocasses qui mettent le doigt sur les paradoxes et les dysfonctionnements de nos sociétés démocratiques.

    a5d68827a1953d21e86d1ecba068a3e9.jpgL’auteure dénonce évidemment la condition des femmes d’orient, confrontées à l’obscurantisme religieux et au poids des traditions qui perdurent au-delà des frontières, et insiste sur le fait que le salut passe nécessairement par l’instruction et la lecture ; mais c’est d’abord la difficulté d’être en exil, d’être « autre » qui l’emporte sur tout le reste : Salma a bien du mal à se métamorphoser en Sally, à « s’ajuster », et elle commet nombre de bévues, même si la liberté dont elle jouit est inestimable à ses yeux. Malgré tout, mérite-t-elle d’être encore en vie ? Comment peut-elle vraiment devenir Sally avec son statut d’étrangère et sa peau sombre?

    Salma oscille dans un entre-deux (culturel, affectif, spatial et temporel) qui rappellera d’autres romans tout aussi réussis (de Chitra Divakaruni ou de Maggie Gee) ; l'auteure capte admirablement la schizophrénie de l'exil, cette douleur d’être « double » et d’appartenir à deux mondes divergents qui ont tant de mal à se rapprocher : une situation qui brouille le concept d’identité et crée de multiples incertitudes dans l’esprit déjà déraciné du personnage. Roman poignant, pudique et intelligent, qui joue avec nos émotions tout en se préservant de toute mièvrerie ou de tout pathos larmoyant, My name is Salma tient de la tragédie ordinaire et lointaine, le beau récit d'un déracinement et d’un déchirement, entre Orient et Occident. (B. Longre)

     

    Fadia Faquir, jordanienne et britannique, fait entre autres partie du conseil d'administration de Al-Raida, une revue féministe publiée par l'Université Américaine de Beyrouth.

    http://www.fadiafaqir.com/

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  • Nos amis les Yapous...

    Le volume 3 de Yapou, betail humain de Shozo Numa, est en librairie depuis le 15 novembre (éditions Désordres). Oeuvre majeure de la littérature japonaise, livre total, démesuré, fresque échevelée considérée par Yukio Mishima comme « le plus grand roman idéologique qu’un Japonais ait écrit après-guerre ». Voici ce que je disais du premier tome.

    Yapou, bétail humain, volume 1 (traduit du japonais par Sylvain Cardonnel)

    L'homme dominé, l'écrivain dominant...

    "In the struggle for survival, the fittest win out at the expense of their rivals because they succeed in adapting themselves best to their environment." (Charles Darwin)

    "J'avais beau comprendre qu'une oeuvre échappât à son auteur, je ne pouvais m'empêcher d'en être troublé." (Shozo Numa)

     

    b1c8f556a02c83ab4057c89bd5a8d02a.jpgLe grand oeuvre de Shozo Numa paraît en français : les éditions Désordres, décidément à l'avant-garde d'une littérature libérée de ses tabous (après David Wojnarowicz, Kathy Acker ou Peter Sotos) ont fait le pas.

    Roman fleuve d’abord publié en feuilleton à partir de 1956 dans la revue japonaise Kitan Club, Yapou, bétail humain appartient à la veine littéraire masochiste ; il fut composé pour servir de formidable exutoire à des pulsions que Shozo Numa est loin de renier et qui sont nées quand, tout jeune soldat, il fut fait prisonnier et « placé dans une situation qui me contraignait à éprouver un plaisir sexuel aux tourments sadiques que me faisait subir une femme blanche. » ; une « déviance » qui n’appartient donc qu’à lui, indissociable de son histoire personnelle, une expérience intime pourtant surdéterminée par son appartenance au peuple japonais... Car l'écrivain voit le Japonais comme un être modelé par un perpétuel sentiment d’infériorité, sentiment exacerbé par un contexte géopolitique spécifique, dans un Japon d’après-guerre vaincu, humilié et soumis à la mainmise occidentale. « Le caractère divin de l’empereur (…) était soudain détruit. C’est sans doute cette désillusion qui se transforma en moi en excitation masochiste. » explique-t-il dans sa postface à l’édition japonaise de 1970.

    L'auteur prend toutefois ses distances avec l'époque et c’est dans un monde imaginaire (quoique...) qu'il a choisi d’ancrer son récit : au XLe siècle, dans l’Empire des cent soleils (EHS – de l’anglais « Empire of Hundred Suns »), une société interplanétaire régentée par une aristocratie dont les caractéristiques (blanche, anglophone et féminine…) font essentiellement écho aux fantasmes de soumission de l’auteur. Au plus bas de l’échelle du vivant, les Yapous, matière première animée, intelligente, destinée à satisfaire les moindres besoins et désirs des blancs d’EHS : un bétail indispensable à la bonne marche de l’empire, aussi nécessaire, par analogie, que les esclaves africains pouvaient l’être dans les états sudistes des Etats-Unis ; à la différence que cette exploitation systématique et institutionnalisée du Yapou n’est nullement considérée, par les habitants d’EHS, comme un « necessary evil » (un mal nécessaire, euphémisme employé par nombre d’Américains pour justifier l'esclavage), mais comme un état de fait «naturel» reposant sur une distinction biologique de taille… la peau « jaune » des Yapous. Sur EHS, les esclaves noirs eux-mêmes jouissent de droits et de privilèges interdits aux Yapous…

    Science-fiction, donc, mais qui s’appuie sur des données contemporaines et/ou historiques connues ; un genre délibérément choisi pour la grande liberté idéologique et littéraire qu’il présuppose ; et Shozo Numa évoque ce monde (utopique et dystopique - selon sa position en tant que lecteur) avec érudition, élaborant une description savante et quasi encyclopédique de chaque facette de cette société ultra-hiérarchisée et policée (sur le modèle de la Rome Antique, du Japon impérial ou de l’impérialisme britannique…), des sciences aux arts, des moeurs à la politique… Panorama foisonnant permettant à l’écrivain de coucher sur le papier tous ses fantasmes scatologiques, masochistes, sexuels – des plus sordides aux plus cocasses… des plus dérangeants aux plus conventionnels. Car les Yapous (descendants des Japonais, on aura compris le glissement phonologique) sont tout, sauf humains et, de toutes les formes et tailles, font office de jouets sexuels, de meubles «viandeux», de sanitaires (une obsession qui traverse l'ouvrage) ou de sacs à main, de vomitoires ou de jouets miniatures, de mères porteuses (libérant ainsi les femmes blanches de l’esclavage de la maternité et expliquant la "révolution féminine"), et on en passe, l’imagination de l’auteur se montrant sans bornes dans ce domaine.

    En dépit de son caractère (prétendument) scientifique et ethnologique (entretenu par le biais d'archives, d'extraits littéraires, d'ouvrages théoriques, de notes de bas de page, de renvois multiples, etc. bien entendu inventés de toutes pièces), Yapou reste un roman : la découverte progressive de ce monde hors nomes s’effectue par le biais de deux personnages dont la fonction naïve s’apparente à celle d’un Gulliver ou à celle des narrateurs des Lettres persanes – procédé certes classique mais néanmoins efficace : tout débute quand Clara, une jeune Allemande, et son fiancé japonais, Rinichiro, assistent à la chute d’un engin spatial… à l’intérieur de l’ovni, ils découvrent Pauline Jansen, une aristocrate d’EHS ; lors d’un voyage dans le temps, cette dernière s’est laissée distraire par la dextérité de son cunnilinger télépathe (« une sorte de meuble vivant dont la principale fonction est de contenter les femmes qui dorment seules »...) et a perdu le contrôle de son appareil. Mais Pauline, maîtresse femme, prend bien vite les choses en main, comprenant que Clara et son "Yapou" appartiennent à l’époque « anhistorique » (ère précédant la conquête de l’espace) et qu'ils n’ont pas nécessairement conscience de leurs différences respectives…

    Elle invite Clara à visiter son monde et là, les privilèges reviennent à la blanche jeune fille et la yapounisation à Rinichiro, un "beau" spécimen de Yapou d'origine qu’il va falloir conditionner… Les métamorphoses successives (physiques et psychologiques) que les deux explorateurs (malgré eux) vont subir (ou peu à peu accepter, dans le cas de Clara) se déroulent sur moins de vingt-quatre heures, mais sont analysées de manière si détaillée que le lecteur, à défaut de les accepter, les assimile sans mal. Là réside la force de cet ouvrage, qui nous transporte d’un monde à l’autre sans que l’on s’étonne outre mesure des retournements que l’auteur fait subir à notre conscience. Les valeurs humanistes que nous connaissons se voient renversées en totalité, à grande échelle... rien de surprenant à ce que Sade et Jonathan Swift, chantres du renversement, soient de la partie, en tant que sources d’inspiration récurrentes et explicites : Yapous et Yahoos (ces créatures primitives que l’on rencontre dans le dernier voyage de Gulliver) ne se ressemblent pas (les capacités intellectuelles des premiers les placent à l’opposé des second) mais l’analogie homophonique existe bel et bien… De même, le leitmotiv scatologique (certains Yapous apprennent, dès l'enfance, à se délecter des déjections "sacrées" des Blancs, qui peuvent désormais satisfaire sans gêne leurs besoins en public tout en nourissant leurs Yapous...) nous renvoient aux grands textes de la littérature sado-masochiste, tandis que d’autres scènes semblent tout droit sorties du monde de Brobdingnag (le combat entre Yapous pygmées par exemple) ; la relative indépendance dont jouissent les Yapous géants (destinés pour la plupart à devenir des montures), qui grandissent à l’écart des « dieux blancs » sur la planète Titan, paraît pour partie calquée sur l’existence des Houyhnhnms (des chevaux très rationnels) que côtoie Gulliver. On pourrait établir de nombreux autres parallèles... il suffit de dire que Yapou, bétail humain, vaste métaphore de la condition japonaise, s’inscrit dans la veine des grands romans philosophiques et il serait erroné de prendre au pied de la lettre tout ce que prétend l’écrivain…

    L’écriture de ce roman lui a apporté, il est vrai, un vaste espace de liberté et lui a permis « d’apaiser » sa « soif », de donner un cadre à sa vision très personnelle de la volupté et du plaisir, ainsi qu’il le confesse ; mais au-delà de sa fonction d’exutoire sexuel et psychologique, fonction liée au souci d’explorer l’image en négatif que le peuple japonais a de lui-même et entretient depuis des décennies (en particulier à travers le sentiment d’infériorité qu’éprouverait, plus ou moins consciemment, tout Japonais face à l’occident sadique incarné par ces femmes blanches omnipotentes), cette œuvre pléthorique se lit de diverses façons tandis que les interprétations se télescopent ou se superposent : les questions politiques soulevées par l’auteur (en particulier sa réflexion continue sur l’impérialisme anglo-saxon, qu’il soit territorial, linguistique, économique…) possèdent par exemple des résonances très contemporaines : « La civilisation blanche occidentale a hérité de l’esprit de la Grèce antique, société qui reposait sur le travail des esclaves. Cette psychologie de dominants s’est développée le temps que dura la colonisation-domination des populations de couleur. C’est elle qui préside à l’aliénation des Yapous sur EHS. » Similairement, le féminisme extrême et volontairement exagéré qui traverse l’œuvre (bien qu’accessoire – et inventé pour que la société EHS puisse être en adéquation avec les pulsions masochistes de l’écrivain) ravira nombre de lecteurs par ce qu’il nous apprend indirectement de la société patriarcale actuelle, faisant prendre conscience de son absurdité et de son injustice – et même si telle n’était pas l’intention originelle de l’auteur, le procédé du retournement, associé à l'amplification et au grossissement de certains traits (jusqu’au grotesque — procédé dont usait si bien l'écrivain Edogawa Rampo, en particulier dans ses nouvelles du genre ero-guro, comme La chenille ou La chaise humaine...), met en lumière nombre de ces dysfonctionnements.

    La terrifiante acceptation des Yapous (certes conditionnés dès l’enfance à vénérer les Blancs) fait écho à la passivité politique ou à la mollesse de l’engagement d’une majorité de groupes humains soumis à des volontés individuelles tyranniques – comme si les souffrances engendrées par une soumission non choisie procuraient cependant un plaisir d'une intensité telle que rien ne pourrait convaincre les victimes de changer de condition. L’auteur est suffisamment modeste (cela participe-t-il du "gène de servitude" que posséderait, selon le narrateur, tout japonais ?...) pour ne rien dire de ses engagements dans la sphère du collectif, résumant son œuvre à une tentative individuelle de survie, destinée à un petit nombre de lecteurs ; mais à l’évidence, il ne fait nul doute que le bouillonnement d’idées que procure la lecture ne peut laisser le lecteur indifférent à ces questions qui se dessinent en filigrane. On voit ainsi comment l’œuvre peut échapper à son auteur, sur de nombreux plans.
    Un autre paradoxe frappe aussi (que l’on retrouve dans l’interdépendance de la relation sado-masochiste) : l’assujettissement du Yapou, créature à qui l’on nie toute humanité, exploitée de toutes les manières imaginables, s'accompagne d’un pouvoir illimité ; l’auteur l’a saisi lorsqu’il parle de « la suprématie du Yapou », sans qui la société d’EHS ne serait pas ce qu’elle est… Une société totalitaire dont les valeurs sont susceptibles de révulser, sans pour autant perdre de sa capacité à nous fasciner, justement par ce qu’elle contient de repoussant…

    A l’heure où nous achevons la lecture de ce premier tome (le deuxième est à paraître d’ici quelques mois – il faudra faire preuve de patience) Clara, qui a succombé, sans trop se faire prier, au confort et aux charmes libertins de la très idéale communauté des nobles d'EHS, a enfin admis consciemment que son fiancé n’est en définitive qu’un Yapou et elle s’apprête à le dresser ; de son côté, Rinichiro, sur lequel le processus de yapounisation semble fonctionner à merveille, s'abandonne peu à peu à sa nouvelle condition, tout en étant nimbé d'ironie cosmique... C'est ainsi qu'en dépit de ses aspects sulfureux (et réjouissants), cette fresque romanesque inégalable mais très ambiguë ne présente que peu de danger : nous nous distançons sans mal de l'univers rêvé par Shozo Numa, qui reste personnel et singulier, en partie par le biais du grotesque et d’une très saine ironie, engendrée par le caractère assurément superficiel et souvent risible de nombre de personnages – marionnettes blanches, jaunes et noires (très paradoxalement) soumises au bon vouloir de leur créateur…   Blandine Longre (novembre 2005)

    Les éditions Désordres

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  • Lectures achevées et en cours...

    Parmi les ouvrages lus ces dernières semaines, en voici quelques-uns… Je n’ai pas écrit sur tous (ou pas encore) mais je les recommande vivement à la lecture, ça coule de source !

     

    *** Fiction

    Silences de Catherine Leblanc (Les Découvertes de la Lucioles, 2007) - un beau recueil de nouvelles, chez un petit éditeur à découvrir. article en ligne

    Chicago, je reviendrai de Gisèle Bienne (Médium de l’école des loisirs 2007) article en ligne 
    j'ajoute que Gisèle Bienne est aussi l'auteure d'un de mes "livres de chevet"...

    Paranoid Park de Blake Nelson (traduit de l'anglais par Daniel Bismuth, Hachette Littératures 2007) - le fameux roman dont Gus Van Sant s'est inspiré pour le film du même nom. Un bon roman pour grands ados et adultes, qui relate les tourments d'un jeune homme, seul face à un secret qui pèse lourd.

    La Rivière d'Annie Saumont, vu par Anne Laure Sacriste (Editions du chemin de fer 2007) - une nouvelle illustrée dont je reparlerai certainement.

    Faut-il croire les mimes sur parole ? de Céline Robinet (Au Diable Vauvert, 2007) - excellent recueil - Article en ligne

    *** Inclassables

    Imagier de Cécile Holveck (R-Editions 2007) - un "imagier" pour grands.

    Le chien de Nourreev d'Elke Heidenreich et Michael Sowa (traduit de l'allemand par Christine Lecerf, éditions Sarbacane)

    Le Mur, mon enfance derrière le rideau de fer, de Peter Sís (traduit de l’anglais par Alice Marchand, Grasset, 2007)

     

    *** Jeunesse

    8a81a1ba8a12eac35a0dc0b619b17037.jpgYllavu de Gambhiro Bhikkhu, illustrations de Samuel Ribeyron (Hongfei, 2007) j'en parle ici

    ça devait arriver de Gaëtan Dorémus (éditions Belize)

    Pas cochon de Christine Beigel (Gautier-Languereau)

    Mais qui a volé le maillot de la Maîtresse en maillot de bain ? de Lilas Nord et Carole Chaix (Après la lune jeunesse)

    Thésée  d'Yvan Pommaux (L'école des loisirs) - un bel album grand format.

    Le village aux mille trésors de Véronique Massenot et Joanna Boillat (Gautier-Languereau)

     

    *** Lectures en cours… à des stades plus ou moins avancés, que je livre en vrac...

    Servais des Collines d’Anne Percin (éditions Oskar 2007)

    Entre dieu et moi, c’est fini de Katarina Mazetti (Gaïa 2007)

    Van Gogh – la biographie signée David Haziot , qui vient de paraître dans la collection Folio Biographie.

    Boris Vian et moi de Lou Delachair (Exprim' Sarbacane)

    Quoi de neuf chez les filles, entre stéréotypes et libertés de Christian Baudelot et Roger Establet (Nathan, l'enfance en questions)

    If you liked school, you'll love work de Irvine Welsh (J. Cape 2007) auteur dont je recommande TOUS les livres... dont Une ordure, qui vient de paraître en poche.

    Le 3e tome (paru ce mois) de la série signée Stephenie Meyer, composée de Fascination, Tentation et Hésitation (Hachette roman jeunesse, collection Black Moon, traduit de l’anglais par Luc Rigoureau) – je le lis dans sa version anglaise, of course (Twilight, New Moon, Eclipse). Incontournable quand on a commencé le premier tome... (il suffit de me parler de vampires pour que je me laisse tenter...)

    Je ne dresse pas la liste de ceux qui attendent.

    Pour finir, quelques mots sur...

     

    aa3d7c113af70341bd31a9cf7bc89430.jpgMon cher ennemi de Yang Zhengguang, traduit du chinois et annoté par Raymond Rocher et Chen Xiangrong, Bleu de Chine, 2007

    Lao Dan, un vieux paysan qui se morfond auprès de son fils célibataire endurci (bon garçon soumis à son tyran de père), cherche à pallier son ennui et redonner un sens à sa vie… il s’invente pour cela un ennemi, sans raison apparente, et son choix se porte sur Zhao Zhen, trafiquant de femmes (entre autres), dont les affaires florissantes agacent le vieil homme. Mais le jour où Zhao Zhen revient accompagné d’une jeune femme d’une province voisine, Lao Dan se met en tête de marier son fils et les rapports de force se voient bouleversés… Entre farce tragi-comique et fable absurde, Mon cher ennemi relate une suite de mésaventures (certes entrecoupée de succès éphémères) qui se concentre sur un personnage entêté, à l’esprit tordu, cocasse et irritant à souhait. Tout se déroule à huis clos ou presque, dans ce court roman satirique et pourtant très réaliste, qui en dit long sur les idiosyncrasies et les caprices de l’esprit humain, qui a toujours besoin d'un "autre" pour se définir. B. Longre (novembre 2007)

    http://www.bleudechine.fr/

     

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  • Nourritures littéraires

    Soif de livres, faim de lectures. Ainsi s'intitule le salon du livre de Cluses qui se déroule du 22 au 25 novembre.

    "Esperluette 2007 abordera ces rapports entre écriture, nourriture et boisson, de la gourmandise des mots et des mets en passant par l'exploration littéraire des lieux où l'on mange et où l'on boit, restaurants, bistrots, cuisine... "

    Seront entre autres présents Pierre Autin-Grenier (voir ici pour plus d'informations), Alain Chiche (voir son site), ou Christine Beigel qui vient de faire paraître, en tant que directrice de collection chez Après la lune jeunesse, un premier Zalboum intitulé : Mais qui a volé le maillot de la Maîtresse en maillot de bain ? (dont je parlerai très prochainement) de Lilas Nord et Carole Chaix (elle aussi invitée à Cluses), qu'il faut vite découvrir.

    Tous les autres auteurs

    Le programme

    Cuisine et littérature font souvent bon ménage et la thématique est fréquemment abordée. J'ai souvenir d'un excellent numéro de la revue La pensée de Midi qui abordait le sujet : La cuisine, un gai savoir (2004). mais mon "livre de cuisine" préféré reste toutefois celui-ci :

    35ab99ce5edf120d0708cf20c3ebbc13.jpg

     

    Jardins et Cuisines du Diable, Le plaisir des nourritures sacrilèges
    de Stewart Lee Allen
    - traduit de l'anglais par Sébastien Marty (titre original : In the devil's Garden)
    Autrement - 2004

    Un appétit d’enfer… sur les traces des nourritures interdites

    Même les moins gourmands des lecteurs aimeront ces jardins et cuisines et prendront goût aux diableries… Tout est ici délectable : le savoir encyclopédique de l’auteur, son humour, omniprésent, et son talent pour capter l’attention de nos esprits et de nos corps plus que rassasiés. Cet ouvrage, loin d'être une énième compilation de recettes, se lit comme un roman ou une suite d’histoires : véritable aventure des sens et de l'esprit, Jardins et cuisines du Diable est une merveilleuse fresque culinaire, sociale et humaine, un parcours qui traverse les époques et se joue des frontières, à la découverte des nourritures terrestres, des habitudes de table ou des aliments interdits ou diabolisés à un moment ou à un autre dans l’histoire de l’humanité.

    A travers nombre d’anecdotes historiques, de mythes ou de légendes, d’analyses littéraires (de Margaret Atwood à Gogol, en passant par Joyce ou Aristophane), ethnologiques, voire géopolitiques (avec entre autres l'affaire du cochon haïtien...) et de récits de ses propres pérégrinations, Stewart Lee Allen élabore une étude (presque exhaustive), qui nous mène de la Rome antique aux Aztèques, du monde musulman aux confins du Canada ; le fil conducteur, on s’en doutait, consistant à classer les interdits, us et coutumes alimentaires par péché… Les sept péchés capitaux, tels qu’ils sont énoncés par les chrétiens, constituent en effet un excellent point de départ, l’introduction précisant très justement que « l’histoire de la nourriture ne peut être dissociée de la notion de tabou alimentaire. ».

    En vrac, et pour nous mettre en appétit, nous apprenons tout ce qu’il faut savoir sur : le fameux « fruit défendu » (certainement pas une pomme…), l’art de lire l’avenir dans les abats de cochon d’Inde, les horrifiants menus que s’imposaient les saintes, divers aphrodisiaques (dont le chocolat, véritable viagra pour le marquis de Sade), la terrible discrimination dont les catholiques frappèrent (entre autres choses) la si belle tomate, les pratiques dites géophagiques ou encore les dangers que le « pain mollet » représentait aux yeux des aristocrates français, si le peuple se mettait en tête d’en consommer…(le pain constituant « un parfait baromètre des névroses françaises » !). Mais les groupes humains chez lesquels on répertorie le plus grand nombre d’interdits alimentaires sont assurément les Hindous et les Juifs traditionalistes (qui « partagent surtout le sentiment profond d’un lien entre nourriture, pureté et moralité. »), même si l’auteur retrace aussi dans le détail les discriminations alimentaires entretenues par les Américains (en particulier à l’égard des… Indiens et des Noirs.) Car la nourriture est aussi « mère de toutes les exclusions » ou encore un formidable « outil de contrôle » : « malgré le fossé technologique qui sépare l’Amérique d’aujourd’hui de la Sparte antique, le principe reste le même : créer une classe ouvrière idéale en contrôlant son alimentation »… et l’invention du fast-food en est un exemple flagrant.

    Toute nourriture, absorbée ou non, possède sa symbolique et sa fonction, inextricablement liées à une culture singulière, et au-delà des anecdotes, l’ouvrage prend peu à peu l’allure d’un véritable manuel ethnologique, catalogue intelligent et raisonné de l’inventivité humaine (en particulier à travers quelques recettes étonnantes), mais aussi des intolérances et du racisme : « Je suis ce que je mange et, si vous ne mangez pas comme moi – ou si vous n’aimez pas ce que je mange – vous êtes mon ennemi. », glose l’auteur, montrant par là comment la nourriture peut aussi galvaniser le repli identitaire et s'inscrire dans des mouvements de rejet de l'altérité. Et si Stewart Lee Allen ne cesse de mettre son érudition à contribution, c’est en grande partie pour dénoncer joyeusement à la fois les interdits alimentaires et les idées reçues – à la source de toute intolérance – et pour mieux défendre le respect mutuel des convives ainsi que la liberté de manger à sa guise : « Le plus grand plaisir de l’homme ne consiste-t-il pas précisément à enfreindre les règles ? »
    Blandine Longre

     

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  • Littérature et (tentatives de) censure - 2

    Suite à ma note qui concernait la Banned Books Week organisée par l'ALA afin de sensibiliser l'opinion américaine aux diverses pressions que subissent les bibliothèques (en particulier les départements jeunesse et ado) ou les enseignants de littérature, quelques informations supplémentaires sur les ouvrages "incriminés" et les lobbies qui remettent en cause la liberté d'expression.

    On peut consulter le site d'une organisation baptisée la "Library Patrons Of Texas" : des utilisateurs des bibliothèques texanes qui affirment être opposés à toute censure, ce qui ne les empêche pas de recenser en ligne les ouvrages qui ne devraient pas se trouver sur les rayons jeunesse des bibliothèques publiques... selon eux, les contribuables devraient pouvoir approuver le choix des ouvrages proposés au prêt et contrôler les achats des bibliothécaires... A défaut, ils se contentent d’informer le public (très subjectivement, on l'imagine) et proposent en ligne des exemples d’ouvrages qu’ils ont pris la peine de lire afin d'en extraire et de citer tous les passages propres à corrompre les lecteurs (qu’ils aient 3 ou 16 ans…) ; les objections les plus fréquentes concernent, on s'en doute, la sexualité, les termes injurieux, le blasphème ou encore les familles recomposées… On l’aura compris, ce ne sont pas les éventuelles qualités littéraires ou documentaires des ouvrages discriminés qui retiennent l’attention de ces citoyens vigilants (et plein de bonne volonté, il faut le reconnaître).
    Attention, la consultation de ce site peut s'avérer néfaste... Justement, l'association demande aux internautes de bien réfléchir avant de consulter les fiches des ouvrages répertoriés ("PLEASE BE ADVISED that some of the following excerpts contain profanity, explicit sexual content and graphic violence") et aux utilisateurs de moins de 18 ans de ne pas consulter leurs pages !

    4f5d621ef545c4a7d78aa803b16f4483.jpgUn exemple de "fiche", histoire de voir jusqu’où certains poussent le vice... : It’s Perfectly Normal, Changing Bodies, Growing Up, Sex, and Sexual Health  – un célèbre ouvrage documentaire destiné aux 10-14 ans, qui ose parler de sexualité (et d’homosexualité, grand dieu !), de reproduction et de puberté, sans même « citer une seule fois le mariage »…  www.librarypatrons.org/book.asp?ID=39

    Un autre exemple amusant, la façon dont sont relevés les jurons dans un roman ado-adulte (The Perks of Being a Wallflower de S. Chbosky) : "Swirlie, A**holes, F**king, Hell, A**hole, smear the queer, cut and hunky, blow queen, knocked up, J****, b***hy dyke, bulls**t, bulls**t, Jesus, S**t, “I swear to G**, took a dump, blow job, F**k, f**ked-up, J****, F**king, G**, f**king freak, Faggot, G**, Faggot, Bulls**t, G**, F**k, F**k you, F**k you, f**king bastard, Pr**k, Hell, Pu**y, J****, Pu**y, A**hole, G**, Hell"

    Un autre site du même acabit, tenu par une association qui a choisi de s'appeler très puérilement PABBIS, "Parents against bad books in schools" (ouh les vilains livres!). Ils proposent entre autres un manuel du parfait petit censeur (ou comment intervenir si un ouvrage choque la sensibilité des parents) www.pabbis.com/news.htm
    De quoi donner des idées à certains... ?

    Pire encore, on ira jeter un coup d'oeil à www.factsonfiction.org/ où les banques de données vont jusqu'à indiquer le nombre exact de profanités, de baisers ou d'attitudes "négatives" que l'on peut trouver dans des dizaines d'ouvrages (de Dahl à Twain en passant par Bradbury et London... sans parler des albums.) Là non plus, pas l'ombre d'un point de vue sur la qualité littéraire des ouvrages (hormis les "comportements positifs" de certains personnages)

    Ce ne sont que quelques exemples (plutôt savoureux) du puritanisme exacerbé auquel doivent souvent faire face les enseignants ou les bibliothécaires américains. Nous n'en sommes pas là, mais on peut lire ce qui est arrivé récemment au Livre de L'Hiver de Rotraut Susanne Berner (La Joie de Lire) www.snuipp.fr/spip.php?article4691 

     

    dc6d61471ab064ab2309e3f18627cb66.jpgDans un autre genre, mais toujours à propos de la liberté d'expression et de création, on s'inquiétera de l'affaire Camino 999 (roman de Catherine Fradier) qui est relatée sur deux sites http://www.rue89.com/2007 et http://passouline.blog.lemonde.fr/ainsi que sur le site de l'éditeur mis en cause.

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  • Revue Brèves n° 83

    aa605ea5d9346ddd3129a07f433265d9.jpgA l’occasion des Belles Etrangères 2007, la revue BRÈVES présente deux écrivains libanais.

    RACHID EL-DAÏF témoigne du dynamisme d’une littérature qui puise à la fois dans le patrimoine arabe et dans une large ouverture aux cultures du monde ; une nouvelle inédite, traduite de l’arabe par Franck Mermier.
    ZEINA ABIRACHED, illustratrice et créatrice de bandes dessinées conjugue la recherche graphique et le témoignage sur la vie des habitants à Beyrouth pendant la guerre. Elle capte ainsi des petits moments de vie au centre de la grande histoire.

     

    Ce numéro revient aussi sur le dossier Nouvelle-Zélande et poursuit le dialogue entamé au cours des Belles Etrangères 2006 avec « Retour au pays du long nuage blanc » avec PATRICIA GRACE dont on lira deux nouvelles inédites et un entretien. Patricia Grace, née en 1937, encore peu connue en France (un seul roman est paru en 1993 aux éditions Arléa, Potiki) écrit depuis près de trente ans. Voici ce que je disais (il y a quelques années en arrière...) de son roman Cousins (paru en 1992 en Nouvelle-Zélande).

     

    af00ae6c856014b0abcb50bce4b637fe.jpgCousins de Patricia Grace (Penguin NZ / The Women's Press)

    Trois cousines aux parcours différents mais partageant des racines communes : Mata, élevée dans un orphelinat, déracinée, séparée de sa famille maori, passive et résignée ; Missy, qui grandit sur les terres de sa grand-mère malgré le rejet de cette dernière, mais qui sauvera l'honneur de son clan ; enfin, Maraketa, choyée et servie, prisonnière des espoirs de la famille, mais prête à tout pour s'échapper.
    Ce roman retrace les histoires de trois femmes, des Maoris avant d'être néo-zélandaises. Patricia Grace, première auteure maori à avoir été publiée en 1975 (Waiariki), tisse ses récits autour de sa culture, ses rituels et ses chants, mais aussi autour de la douleur et des difficultés à vivre d'un peuple souvent oublié et rejeté. Les différents récits se séparent et se recoupent, et les chemins de ces trois femmes se croisent si subtilement qu'on a parfois le sentiment de lire des nouvelles. Ces histoires féminines ne sont pas sans rappeler les romans de la Canadienne Margaret Atwood (par la façon dont sont analysées les relations entre les personnages), les nouvelles de l'Indo-Américaine Chitra Divakaruni (la difficulté de vivre entre deux cultures), ou encore les romans de Toni Morrison (dans le traitement des relations entre les communautés, les oppresseurs et les opprimés) : une littérature qui dépasse les frontières néo-zélandaises et maoris, et qui nous parle de l'humain.

    Patricia Grace

    voir la présentation de Brèves n° 79 - à l'occasion des Belles étrangères 2006

    voir la présentation de Brèves n° 82

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  • Anna K. de Marti Rossello

    b1410a55d31e2f949e408c8fbe8f26e5.jpg

    Anna K. de Marti Rossello
    traduit du catalan par Marie-José Castaing, éditions Tinta Blava.

    Anna K. existe-t-elle ?

    Quel mystère recèle le nom de famille laconique de l'héroïne éponyme ? Le lecteur sera-t-il à même de percer l’énigme ou bien l'auteur lui en livrera-t-il la clé ? D'emblée, ce nom tronqué est une incitation, une tentation. Il arrive parfois que ce qu'évoque la combinaison d’un simple prénom et d’un patronyme épouse à la perfection les caractéristiques du personnage ainsi nommé : Anna K. est sans nul doute tout aussi fascinante que sa dénomination et l'ouvrage, qui retrace par le menu l'existence tour à tour mouvementée et paisible de cette création littéraire hors normes, se présente comme une biographie intime et une fresque familiale déjantée, entre domesticité domptée et romanesque débridé.

    Profondément hybride, proche et lointaine, affreusement quelconque et pourtant captivante, Anna K. résiste à toute tentative d’enfermement dans un résumé ; disons que l’intégralité du roman repose sur l'histoire d'une famille marquée par un incontrôlable fatum et dont les péripéties tragi-comiques, loufoques et sauvages valent bien celle des mythiques Atrides...

    Lire la suite de l'article

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  • Littérature et (tentatives de) censure

    suite de cette note ici :  Littérature et (tentatives de) censure - 2

    c2e19d5141db9efdf411d22a82715d34.jpgUn professeur de littérature a été suspendu début octobre par la direction de son lycée suite à une plainte déposée par les parents d’un de ses élèves, pour avoir proposé à ce dernier un roman contenant des scènes de nécrophilie… Que l'on se rassure, ceci se passe au Texas, dans une ville de moins de 1000 habitants, forcément en émoi... (source Associated Press du 22 octobre dernier). Le roman incriminé est Un enfant de dieu (Child of God, 1974) de Cormac McCarthy (un auteur qui fait figure de « classique »). Je ne l'ai pas lu mais je tends à penser qu'il doit être excellent ou du moins qu'il présente quelques qualités littéraires... Il figurait en tout cas sur une liste d’œuvres sélectionnées par les enseignants du lycée.

    L’affaire fait déjà couler beaucoup d’encre – d’autant que l’enseignant en question serait maintenant accusé d’avoir fait des avances à l’une de ses élèves… (on ne voit pas le rapport, mais la police texane semble justement penser que tout est lié…) Bref. Là n’est pas le problème. Car même s’il est rare que les controverses de ce type prennent de telles proportions aux Etats-Unis, il reste que l’incident est loin d’être isolé, les bibliothèques publiques et les établissements scolaires étant fréquemment confrontés à des ingérences parentales disproportionnées, relayées par divers lobbies religieux, réactionnaires, néo-conservateurs et tutti quanti.

     

    Il existe fort heureusement un contre mouvement, mené par plusieurs associations (dont l’importante American Library Association, mais aussi des regroupements de librairies, d’auteurs, de journalistes et d’éditeurs) qui organisent chaque année depuis 1982 une semaine des « livres interdits » : Banned Books Week, dont la devise est « Free People Read Freely » ; un événement qui incite le grand public à lire ces ouvrages sulfureux (!) que d’aucuns aimeraient voir mis à l’index (et pourquoi pas brûlés… comme cela est souvent arrivé à Harry Potter), après avoir fait boire la ciguë à leurs auteurs, cela va de soi.

    b349d2656645f0cdb65e4ffeb8cbfe19.jpgAussi, l’ALA recense-t-elle les livres qui ont été le plus souvent conspués chaque année. Le grand vainqueur, en 2006, serait le désormais célèbre And Tango Makes Three, un (inoffensif ?) album pour petits de Justin Richardson et Peter Parnell, qui raconte comment un couple de pingouins mâles (il paraît que ça existe) adopte un œuf orphelin… (Un exemple qui m’en rappelle un autre, qui a eu lieu chez nous, à propos de Jean a deux mamans) et qui, selon ses adversaires, véhiculerait des valeurs propres à déstructurer le psychisme dès la plus tendre enfance...

     

    En jetant un oeil au "top 10" de cette même année, on découvre un roman de... Toni Morrison aux côtés de séries pour jeunes filles, mais les gagnants des années précédentes méritent eux aussi le détour : L'Attrape-coeur de Salinger, Des Souris et des hommes de Steinbeck ou encore Huckleberry Finn de Twain ! Pour les curieux, l'ALA recense les 100 livres les plus "controversés" entre 1990 et 2000, une liste dont on ne sait s'il faut rire ou s'effrayer : www.ala.org/ala/oif/bannedbooksweek/bbwlinks/100mostfrequently.htm

     

    www.ala.org/

     

    bannedbooksweek.htm

     

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  • Les Boréales

    7bfcd887e66359198e9b3a0f6ebefe36.jpgL'affiche du prochain festival pluridisciplinaire (littérature, musique, danse, photo, cinéma…) que propose chaque année le Centre régional des lettres de Basse-Normandie est une invitation à elle toute seule... Les manifestations se déroulent du 12 au 25 novembre 2007 à Caen et en région. Cap sur la Suède pour cette 16e édition, à laquelle sont conviés de nombreux auteurs scandinaves, dont Laila Stien, auteure des Têtards dans un bocal ( Thierry Magnier , traduction de Jean-Baptiste Coursaud – un roman fantaisiste à souhait), lors d’un débat sur la littérature jeunesse norvégienne ; l’artiste finlandaise Kaisa Leka, auteure de I am not these feet (éditions Cactus), le romancier norvégien Gunnar Staalesen (dont il faut lire Le Roman de Bergen aux éditions Gaïa, traduction d’Alexis Fouillet), la romancière finlandaise Riikka Ala-Harja (Tom Tom Tom et Reposer sous la mer chez Gaïa), la suédoise Katarina Mazetti (il ne faut surtout pas passer à côté du Mec de la tombe d’à côté vendu à plus de 450000 exemplaires en Suède et publié en 2006 chez Gaïa).

    Programme en ligne

    5cdd43e18c8fa4c1fbc7df4ee5f5bd44.jpgLe mec de la tombe d’à côté de Katarina Mazetti, traduit du suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus, Gaïa, 2006

    Comment deux êtres que tout sépare (Désirée, bibliothécaire cultivée et Benny, éleveur de bovins) peuvent-ils envisager une vie ensemble ? Leurs points communs : tous deux ont laissé filer les années et, arrivés à la trentaine, supportent mal leur solitude (Désirée a perdu son mari, avec qui elle s’ennuyait, et Benny vit en vieux garçon, dans la ferme héritée de ses parents). Leur histoire d’amour mouvementée, aussi étonnante que douloureuse, sera le fil conducteur de ce roman cocasse et piquant, dans lequel l’auteur donne la parole en alternance à chacun des deux protagonistes : ils s’interrogent sur ce qu’ils aimeraient enfin faire de leur vie et sur qui ils sont vraiment. Même si le fossé social et culturel paraît impossible à combler, l’histoire touchante et fantaisiste de leur relation emporte le lecteur dans le tourbillon sans fin de leurs brouilles et de leurs rabibochages, de leurs chagrins et de leurs doutes, de leurs colères et de leurs manies... on ne s’en lasse pas, et le lecteur sera rassuré d’apprendre que deux autres titres de Katarina Mazetti paraissent en novembre de cette année, Les larmes de Tarzan et Entre Dieu et moi, c'est fini.
    B. Longre (juillet 2007)

    www.gaia-editions.com

     

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  • Magazine TOC - Chroniques 2005-06

    33a8585a0870df274e2fd6a3bb8c9fa8.jpg

    Chroniques des quais, David Wojnarowicz, Ed.Désordres, trad. de l’anglais par Laurence Viallet

    La vie à vif

    C’est au cours de pérégrinations aux quatre coins des USA que David Wojnarowicz (écrivain, artiste militant de la scène underground, mort du Sida en 1992) a collecté de saisissants témoignages retranscrits sous forme de brefs monologues, l’écriture calquant habilement leur oralité originelle. Près d’une cinquantaine de voix anonymes, celles des laissés pour compte, orphelins d’une « amérique » dévoyée, confrontés à un ordinaire de violence (physique et morale) : jeunes fugueuses, prostitué(e)s, ex-taulards, travestis, routiers et vagabonds confient leurs errances, leurs dérives choisies ou non. A partir de ces lambeaux d’existences, instantanés sordides, paradoxalement cocasses et vivifiants, Wojnarowicz, porte-parole de la marge, fait rejaillir l’humanité, généralement déniée, de cette multitude invisible et tourmentée ; humanité qui prend le pas sur la subversion, l’impudeur ou l’obscénité de surface. Reflet inversé du capitalisme, ce strip-tease urbain vaut bien nombre d’études sociologiques.
    editions-desordres.com
    Entretien avec Laurence Viallet

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