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littérature - Page 5

  • La pomme de la discorde, les ailes de l'avenir

    The Three Incestuous Sisters, d'Audrey Niffenegger
    Jonathan Cape, 2005

    sisters1.jpg

     

    L'album n'est pas réservé aux seuls enfants et Audrey Niffenegger s'est approprié ce support avec finesse et talent ; de même, elle a choisi de créer un conte tendre et cruel – le merveilleux n'étant pas non plus une exclusivité enfantine. The Three Incestuous Sisters n'est pas un ouvrage pour la jeunesse, le titre en atteste, quand bien même le récit débuterait par le très classique "Il était une fois trois sœurs...". Trois sœurs, donc, qui ne se ressemblent pas - Clothilde, la talentueuse, Ophile la plus intelligente et Bettine, la plus jolie. Elles vivent en bonne entente jusqu'à l'arrivée d'un garçon nommé Paris - incarnation de la discorde à venir. Le choix du garçon se porte sur Bettine, la benjamine, et tandis que la fantasque Clothilde s'enferme dans un monde de folie douce tout en restant attentive aux étreintes de Bettine et de Paris, le cœur d'Ophile est noirci par la jalousie.

    Les deux amoureux apprennent à se connaître et un enfant est conçu - un fœtus avec lequel Clothilde communique tendrement, lui enseignant les étoiles et les sciences, en lui apprenant aussi à voler... Mais la sombre douleur qui ronge Ophile l'incite à commettre l'irréparable : Bettine meurt et Paris s'enfuit ; quant au fœtus... Clothilde a cessé d'entendre sa voix. Ophile, dont l'existence est devenue un calvaire saturé de fantômes, met fin à ses jours. Clothilde, restée seule dans la grande maison, se languit du bébé de sa sœur, quand, bien des années plus tard, elle entend à nouveau sa voix.

     

    sisters3.jpgLes trois sœurs sont des êtres hybrides, tour à tour fées, déesses, sorcières ou simples mortelles dont les sentiments se mêlent - rendant l'histoire de chacune indissociable de celle des deux autres, tandis que que toutes trois convoitent le même homme. Des histoires de séparations, d'amour et de mort, puis de retrouvailles, au-delà de la mort, dans un happy end qui remet en mémoire certains passages du roman d'Audrey Niffenegger, The Time Traveler's Wife.

    Le texte, délibérément bref et incisif, se superpose habilement aux illustrations, parfois à la manière d'une légende qui les accompagnerait humblement. Car l'artiste a d'abord composé cette histoire visuellement, à la façon d'un story-board, et le récit fut écrit postérieurement, à partir des esquisses. "C'est mon livre de cœur, un travail amoureux de quatorze années." explique-t-elle en postface, ajoutant qu'elle préfère le qualificatif de "visuel" plutôt que celui de "graphique" pour ce roman atypique.

     

    D'instinct, le lecteur est aspiré par les quelque quatre-vingt gravures (pas moins) qui composent l'ouvrage - des aquatintes homogènes, dans les tons de gris pour les décors, les personnages, en particulier les visages, se détachant ainsi singulièrement. Des illustrations pleine page, qui peuvent aussi se lire indépendamment du texte, ceci permettant de donner libre cours à sa propre imagination. Ce travail assidu, que l'auteure compare "au long siège d'une forteresse" - mûri avec le temps et patiné par l'acide mordant le cuivre - fut d'abord purement artisanal, Audrey Niffenegger ne prévoyant de réaliser, à la main, que dix exemplaires. Cette parution, par nécessité "industrielle", demeure esthétiquement exemplaire (et entre dans la belle collection graphique de l'éditeur Jonathan Cape), un "beau livre" dont le récit illustré et les trois sœurs aux longs cheveux reviennent inlassablement hanter le lecteur.  (B. Longre)

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  • Dystopie à l'anglaise

    robincook3.jpgQuelque chose de pourri au royaume d'Angleterre
    de Robin Cook
    (A State of Denmark, 1970) - traduit de l'anglais par Jean-Paul Gratias - Rivages/Noir

     

    D'abord, il serait dommage de confondre Robin Cook, auteur en série de thrillers médicaux de piètre qualité et Robin Cook (1931-1994), plus connu sous le nom de plume de Raymond Derek. Ce dernier, issu de la bourgeoisie britannique, prend vite la fuite et se met à voyager (Paris, New York, Espagne, Italie), alternant les petits boulots dans le monde interlope, les mariages et l'écriture : des nouvelles, une autobiographie (Mémoire vive), plusieurs romans parus en France aux éditions Rivages (Crème anglaise, Vices privés, vertus publiques, Il est mort les yeux ouverts, Comment vivent les morts, J'étais Dora Suarez...).

     

    L'oeuvre de Cook s'inscrit dans le mouvement engagé du néo-polar (romans noirs dont les aspects ouvertement militants offrent un regard critique sur les dysfonctionnements sociaux, politiques ou économiques - en France, les représentants les plus connus sont Jean Vautrin, Jean-Patrick Manchette ou encore Didier Daeninckx), et il exploite ici les tares et les défaillances d'un occident démocratique pour construire un roman dont la noirceur n'a d'égal que la superbe construction dramatique. La tragédie individuelle de Richard Watt, narrateur du palpitant Quelque chose de pourri au royaume d'Angleterre, s'apparente à (et s'inspire largement de) celle de Winston dans 1984 et la politique de Jobling (premier ministre élu démocratiquement pour mieux imposer sa loi par la suite) ressemble à s'y méprendre à celle d'un petit Hitler à la sauce Big Brother : l'Angleterre totalitaire qui est ici décrite est absolument terrifiante - mais, en définitive, pas plus que l'Allemagne des années 30 ne devait l'être : suppression des libertés individuelles, main mise sur les médias, délations, police secrète, détentions illégales des opposants, déportation des Noirs...

     

    Richard, journaliste conspué par le nouveau régime, s'est échappé à temps de cet univers cauchemardesque et mène, avec sa compagne Magda, une existence paisible en Toscane, où il a acheté des terres et une ferme, pour devenir vigneron. En cinq ans, ils se sont adaptés à leur nouvel environnement ; Richard est néanmoins tourmenté, l'esprit aux aguets, craignant de ne pas être véritablement à l'abri de Jobling dans cette campagne pourtant reculée, dans une Italie démocratique... Il craint d'être rattrapé d'une manière ou d'une autre, sans pourtant deviner ce qui l'attend.

    Roman d'anticipation politique laconiquement dédié "à toutes les victimes", Quelque chose de pourri au royaume d'Angleterre relate la chute inexorable d'un esprit rebelle, rageur, attaché à ses droits fondamentaux, et pourtant profondément pessimiste ; son parcours est une fable essentielle qui démantèle l'architecture dictatoriale et examine avec précision les effets que le contrôle totalitaire engendre au niveau individuel (éveil des instincts meurtriers, folie) : une œuvre obscure mais saisissante qui opère comme un avertissement : nul ne devrait se croire à l'abri...  (B. Longre)

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  • Zaporoguons - suite...

    zaporogue5.jpg

    LE MAGAZINE "LE ZAPOROGUE" #5 EST SORTI
    "THE ZAPOROGUE" MAGAZINE ISSUE #5 IS OUT NOW

     

    Textes et images de/Texts and images by: Thibault de Vivies, Didier Dæninckx, Jean-Yves Lemesle, Lynn Hoggatt, Kim « Kix» Jeppesen, Sébastien Doubinsky, Michel Embareck, Jonas Lautrop, Michael Moorcock, Tabish Khair, Jean-François Mariotti, Hélène Dassavray, Métie Navajo, Pierre Cherruau, La bande des 4 (Doubinsky, de Vivies, Mariotti, Sendek), Zach Seemayer, Claro, Nicolas Richard, Eric Coulaud, Lionel Osztean, Alexandre Planque, Blandine Longre, Arlene Colombe, Hiquily Ole Wesenberg, Nielsen Johannes Høje, Cathy Ytak, Manu Rich, Celina Osuna, Matt Gangi.

     

     

    Lien direct: http://www.lulu.com/content/5336540

    À télécharger gratuitement ou à acheter en ligne.

     

    – édité par Sébastien Doubinsky, éditions du zaporogue

    http://www.myspace.com/zaporogue

     

     

    Lire aussi l'entretien que La Revue des ressources a accordé à Sébastien Doubinsky
    http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1043

     

     

    Et la présentation de quelques publications, vivement recommandées.

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  • Pour une autre exploration de l'espace du livre

    lesgrandsarbres.jpgLa Diseuse, association de micro-édition co-dirigée par Marc Bellini et Lilas Seewald, propose d’aborder le livre et la lecture autrement… en publiant des livres-objets, en mettant en place des collaborations parfois inattendues entre auteurs, dessinateurs, artistes, en mettant aussi l’accent sur l’innovation graphique.
    J’ai récemment découvert quelques-uns de leurs ouvrages, dont une série de quinze cartes postales intitulée Les grands Arbres, qui combine des textes d’Anne Vauclair et des photographies de Marc Bellini, dont le travail inclut un usage original du photomaton. Malgré son support singulier et les blancs du récit, il s’agit bien d’un roman, entre anticipation et introspection : l’histoire d’une rencontre amoureuse ou amicale bâtie autour d’un souvenir commun, pourtant vécu séparément : celui des grands arbres que les deux personnages grimpaient à l’insu de tous, quand ils étaient enfants. Un acte qui leur paraît à présent terrifiant, alors que d’autres terreurs surgissent dans leur existence – des peurs, des révoltes puis la disparition brutale de l’un d’eux.
    L’ordre de lecture est balisé (les cartes sont datées du 1er au 15 avril 2005), mais peut aussi se faire aléatoire et morcelé, opérant un basculement et une perte des repères temporels (on notera l’allusion à L’Intemporel), tandis que des parallèles prennent imperceptiblement forme entre textes et images ou entre les différents montages photographiques – visages, fragments de corps, poings levés, mains tâtonnantes – qui déconstruisent les gestes et insistent, via les cadres, sur ce qui sépare les êtres les uns des autres. Ce « livre », qui stimule autant les sens et les émotions que l’intellect, renvoie ainsi le lecteur à ses propres expériences ; un effet de rapprochement favorisé par le support, qui crée une intimité immédiate – comme si chaque missive nous était adressée. Une collaboration à saluer.

     

    Les Grands Arbres, d’Anne Vauclair et Marc Bellini, un roman photo (photographies d'identité) en 15 cartes postales. 10.5 x 15, 15 cartes retenues par une bague, imprimées en quadrichromie offset sur couché semi-mat. 400 exemplaires, 12 euros.

    http://www.ladiseuse.com

     

    La Diseuse est invitée par la Librairie éphémère (Halle Saint-Pierre, Paris) - jusqu'au 4 janvier 2009.

    http://www.hallesaintpierre.org 

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  • Le VV sur les ondes...

    livre_l_524.jpg

    L'émission Mauvais genres, ce samedi 13 décembre de 21 à 22 heures sur France Culture, sera consacrée à Gaston Leroux, Fu Manchu... et à la revue Le Visage vert. Avec la participation d'Anne-Sylvie Homassel (membre de la rédaction du Visage vert et traductrice des aventures de Fu Manchu chez Zulma).

     

    Le numéro 15 du Visage Vert est en cours de lecture de mon côté, et j'y ai déjà découvert quelques auteurs dont les histoires, pour la plupart glaçantes, sont à leur place dans cette parution intitulée "Hantises et malédictions".

    On lira entre autres Le Succube de Jules Bois (1868-1943), où libido et mortido sont indissociables. Bois, ami de Huysmans, journaliste, féministe, versé dans l'occultisme, y relate comment la victime masculine, peu à peu, se laisse posséder par le démon qui a pris les traits de sa compagne décédée ; et le récit se fait plus décousu, le style plus saccadé à mesure que le narrateur bascule dans un état fébrile, engendré par ses terreurs...

    D'autres scènes propres à générer quelques plaisants cauchemars composent N° 252, rue Monsieur-le-Prince de Ralph Adams Cram (auquel Michel Meurger consacre un dossier stimulant), une histoire de fantôme (et de maison hantée) atypique, aux révélations imprévisibles ; tout comme La vallée morte, du même auteur, au début de laquelle le narrateur nous met en garde : "des histoires qui deviennent, alors que la nuit court à son plus profond, et que le feu s'affaisse, de plus en plus étranges, de moins en moins crédibles ; mais je les tiens, moi, pour vraies." Une façon de souligner le pacte narratif qui s'instaure entre l'auteur et son lecteur, invité à jouer le jeu et à entrer dans des mondes imaginaires oppressants - pourtant fort vraisemblables...

     

    On lira aussi les autres nouvelles qui composent ce numéro,  signées Jean Cassou (avec un dossier d'Eric Vauthier), Leopoldo Lugones, Anne-Sylvie Salzman, Norbert Sevestre, etc.

     

    Le Visage Vert, revue de littérature, n° 15 (éditions Zulma, responsable de la rédaction : Xavier Legrand-Ferronnière)

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  • Un roman noir, blanc et gris

    kirikonananan.jpgBlue, de Kiriko Nananan
    traduit du japonais par Corinne Quentin
    Casterman, collection Ecritures (réédition), 2008

     

    Épure : tel est le terme qui vient à l'esprit lorsqu'on découvre la grâce suggérée des visages et la finesse du trait de Kiriko Nananan ; une sobriété de surface, accentuée par les uniformes scolaires que portent les jeunes protagonistes, et qui dissimulerait presque la sourde violence sentimentale qui agite Kayako. La lycéenne ne s'intéresse pas vraiment aux garçons et, dès la rentrée, semble comme fascinée par Endô, une camarade de classe énigmatique qui a été renvoyée de l'établissement l'année précédente et qu'elle retrouve maintenant. L'amitié profonde qui réunit les deux jeunes filles se métamorphose peu à peu en passion, un amour qui semble réciproque jusqu'au jour où l'amie de Kayako disparaît : une perte qui la trouble amèrement.

     

    Ce récit d'apprentissage amoureux frappe par son ascétisme graphique, en discordance avec les passions et les amitiés qui se nouent et se dénouent, au fil d'une histoire où il se passe tant et si peu à la fois ; les amours clandestines d'Endô et Kayako sont illustrées avec pudeur et tranquillité, malgré un ton dont la gravité ne sied habituellement pas à la tranche d'âge évoquée ; la sensualité y est douce et se heurte à l'ampleur des sentiments éprouvés et l'auteure a mis en place un équilibre fragile, à l'image des aventures de ces jeunes filles, entre enfance et âge adulte. (B. Longre)

     

    Cet ouvrage a paru précédemment dans la collection Sakka, chez le même éditeur.

     

    http://bd.casterman.com/

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  • Maléfiques ?

    sorcieres.jpgLes sorcières sont à l'honneur dans trois ouvrages parus récemment, d'abord sous forme de glossaire poétique dans Les Sorcières d'Elisabeth Brami (accompagnée de trois illustrateurs, Arthur Leboeuf, Amélie Jackowski et Brigitte Susini) : d'Abracadabra à Zibeline (en passant par chaudron, vipère, incantations, pustules ou bosse), chaque terme est défini par un court poème en rimes, drôle et léger, auquel est associé une brève explication étymologique. Un bel album grand format qui permet de présenter ces dames sous un jour sinon favorable, du moins largement sympathique.

     

    Sur le même thème, dans un format similaire mais dans une autre veine graphique et narrative, on ira découvrir un coffret comprenant un album de Benjamin Lacombe et Sébastien Perez, La petite sorcière, ainsi qu’un Grimoire de Sorcières (signé des mêmes), qui accompagne la lecture de l’album. L’histoire est celle de Lisbeth, qui découvre sa vraie nature lors d’un séjour chez sa grand-mère Olga. À cette occasion, elle trouve aussi un vieux grimoire, qui relate la généalogie et les parcours de plusieurs sorcières – ou plus précisément, de femmes considérées (par les hommes et la société) comme maléfiques au fil de l’histoire, en commençant par Lilith, l’ancêtre de toutes les autres. Suivent Isis, Méduse, Yama Uba (terrible dévoreuse d’hommes...), Gretchen, ou encore les siamoises Mary et Anny. Un beau livre peuplé de portraits en couleurs et agrémenté de documents inventés, de photographies ou de reliques très particulières.

     

    ptesorciere.jpgLes Sorcières d'Elisabeth Brami
    illustrations : Arthur Leboeuf, Amélie Jackowski et Brigitte Susini

    Hachette jeunesse, 2008

     

    Généalogie d’une sorcière
    (coffret contenant un album et un grimoire)
    de Benjamin Lacombe et Sébastien Perez
    Seuil jeunesse, 2008

     

    Pour découvrir d’autres sorcières : une visite du blog de Caroline Scandale s'impose.

     

    http://www.benjaminlacombe.com/

     

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  • Sélection 2008

    revue243.jpgLe numéro 243 de la Revue des livres pour enfants (La Joie par les livres / BNF, décembre 2008) vient de paraître : un numéro spécial qui propose, comme chaque année à cette période, une sélection d'ouvrages choisis parmi les nouveautés éditées de septembre 2007 à septembre 2008 - un choix de plus de 800 titres...
    Livres illustrés, contes, romans, poésie, théâtre, BD, documentaires, chansons, multimédia, magazines, etc.

    Articles consultables en ligne.

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  • Deux femmes et un renard

    dhlawrence3.jpgThe Fox, D.H. Lawrence
    Hesperus Press, 2002

    Deux jeunes femmes indépendantes, Banford et March, vivotent dans une petite ferme qu'elles ne parviennent pas à faire prospérer. Les deux amies s'entendent bien, en dépit de personnalités fort différentes — March est robuste et rêveuse, Banford plus fragile et pragmatique. Mais quand un soir, surgit dans leur vie un jeune soldat de retour de la première guerre mondiale (la ferme avait appartenu à son grand-père), cette harmonie se fragmente définitivement. Banford est d'abord heureuse de la présence du garçon et l'accueille fraternellement. Henry, c'est son nom, accepte leur hospitalité et se met en tête d'épouser March, malgré leur différence d'âge, d'abord par calcul, puis par désir. Cette dernière est comme hypnotisée par le garçon et, en sa présence, il lui semble qu'elle est privée de toute volonté. Cette fascination agace Banford qui, à son tour, irrite le garçon.

    Le sentiment d'irréalité qui envahit March dès qu'elle est avec Henry est complexe et indicible mais, sans équivoque, est lié au regard d'un animal : un renard qui emporte régulièrement les poules des deux jeunes femmes, sans qu'elles puissent jamais le tuer : un véritable "démon" qui, un jour, a croisé le regard de March et l'a ensorcelée ; comme si ce regard "avait pénétré dans son cerveau (...) Elle le sentait, invisible, prendre possession de son esprit." ; l'animal incarne ici la puissance rusée du mâle à l'affût, ne se laissant jamais prendre aux pièges tendus par la femme... Doris Lessing, qui signe l'avant-propos de ce court roman typiquement lawrencien, dit elle aussi avoir été "séduite" par le pouvoir d'évocation de l'écrivain, dès ses premières lectures, mais explique aussi qu'elle "a résisté au message de l'homme." Il est vrai que la plupart des écrits de D.H. Lawrence contiennent la même quête de domination masculine prononcée. Banford et March veulent leur indépendance mais leur ferme périclite et l'arrivée du jeune homme impudent, qui s'est glissé chez elles à la manière furtive d'un animal, est en quelque sorte l'incarnation de tout ce à quoi les jeunes femmes refusent habituellement de se plier.

    Ce texte est imprégné d'une sourde tension, toute nouvelle pour l'époque, mais récurrente dans l'oeuvre de l'écrivain : entre un féminisme naissant qui ne se formule pas encore ouvertement et le désir instinctif de possession des hommes, désir qui pousse Henry à vouloir une femme totalement passive, privée de toute volonté ; March le sent et n'est pas heureuse tandis que Henry "attend qu'elle se rende", qu'elle ne soit "plus l'homme, une femme indépendante avec des responsabilités d'homme" mais une simple femme. Cette vision phallocentrique du monde est pourtant contrebalancée par une écriture minutieuse et poétique, une atmosphère parfois quasi irréelle et une sensibilité exacerbée que reflète la complexité psychologique des personnages, en particulier celle des femmes, et qui fascine encore aujourd'hui.

    (B. Longre)

    http://www.hesperuspress.com

    Sans rapport avec DH Lawrence (ou à peine...), on pourra admirer quelques goupils de ce côté.

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  • Vivre avec les loups…

    dhearst3.jpgLes Chroniques du Loup, tome 1, la promesse des Loups, de Dorothy Hearst
    traduit de l’anglais par Marina Boraso - Albin Michel, 2008

     

    « Ne jamais se mêler aux humains.
    Ne jamais tuer un humain sans provocation.
    Ne jamais laisser en vie un loup de sang mêlé... »

     

    Telles sont les trois règles qui régissent les meutes de la Grande Vallée. Aussi, le jour où Ruuqo, chef de meute, égorge les frères et les sœurs de la jeune Kaala et bannit sa mère qui a enfreint la loi en choisissant un mâle extérieur à la vallée, la petite louve épargnée se voit traitée en étrangère par la plupart de ses compagnons. Elle s’adapte malgré tout à la vie collective et se fait des amis, dont Ázzuen, louveteau malingre mais futé, et Tlitoo, un corbeau qui veille sur elle.

    Cette saga préhistorique qui se déroule il y a 14 000 ans, quelque part dans le sud de l’Europe, est un beau roman des origines qui mêle mythologie, onirisme, fable politique et morale (les femelles, progressistes, s’opposent souvent aux mâles – réactionnaires, figés par la loi), pragmatisme de la survie et spiritualité, et met en scène des loups qui, tout en se comportant en animaux (instinct, sauvagerie, sens aiguisés, rivalités et hiérarchie de la meute, etc.) n’en possèdent pas moins des capacités intellectuelles et une émotivité propres aux humains. L’illusion fonctionne dès les premières pages : nous sommes face à de vrais personnages, pour lesquels on éprouve les mêmes inquiétudes que pour les humains qui apparaissent de temps à autre, et dont l’histoire est peu à peu indissociable de celle des loups ; une façon d’inviter le lecteur humain à remettre en question son statut omnipotent, à s’interroger sur sa propre animalité et à analyser, en filigrane, ce qui régit les comportements sociaux.

    De même, on a affaire à un récit qui s’inscrit dans la grande tradition des roman d’apprentissage à rebondissements (on repense évidemment aux Chroniques des Temps Obscurs de Michelle Paver) et qui propose une héroïne à l’identité forte ; Kaala, impulsive et téméraire, paria dans la meute, ainsi destinée à mener une existence hors du commun, retient d'emblée notre attention et l’on partage avec plaisir et curiosité sa vie au quotidien, tandis que l’intrigue ne cesse de progresser et de se complexifier : l’auteure propose une vision originale de l’évolution de l’humanité, entre mythologie et théories scientifiques : naissance de la terre, des astres, des créatures vivantes, disparition des dinosaures, appropriation du feu par l’homme, période glaciaire, disparition de Néandertal, etc.  Une reconstruction qui fait sens et s’emboîte harmonieusement dans le récit cadre.

     

    dhearst1.jpgC’est en littérature jeunesse que le procédé anthropomorphique est le plus souvent exploité et, à la lecture, on se dit que plusieurs passages aurait pu avoir leur place dans un roman jeunesse accessible dès 13 ou 14 ans, tout en ayant conscience que les différents niveaux de lecture et l’admirable inventivité de cette vaste fresque, dont les intrigues croisées n’ont rien d’infantiles, satisfont durablement le lecteur adulte. Un livre pour tous, donc, à découvrir au plus vite.

     

    http://www.les-chroniques-du-loup.com/

     

    http://www.albin-michel.fr/

     

    http://www.dorothyhearst.com/

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  • Une vie de Pumpkins

    cfercak.jpgThe Smashing Pumpkins / Tarantula Box Set
    de Claire Fercak
    Le mot et le reste, 2008

     

     « Dans notre sang, cadences nerveuses et mélopées fantastiques. »

     

    Quand vous écoutez certaines paroles-et-musiques en boucle depuis des années et que vous ouvrez un livre qui vous raconte que cela n’arrive pas qu’à vous, il y a de quoi se réjouir. Après, aimer (ou du moins connaître en néophyte) les Smashing Pumpkins est-il une condition indispensable pour qui voudrait goûter pleinement à cette inclassable fiction musicale ? Pas nécessairement, car dans la trentaine de « pistes » composée par Claire Fercak, on trouve non seulement un fil narratif cohérent (l’histoire d’une fille-chanson enfermée dans sa boîte-refuge, un coffret de musiques d’où elle refuse obstinément de sortir), mais aussi une écriture qui épouse à merveille les sensations, les détresses, les errances et les aventures de l’héroïne changeante, se modifiant au fil des musiques, à l’instar des décors et des atmosphères. On se réjouit doublement, donc, de cette écriture qui prime et de l’enchevêtrement des mots palimpsestes, car sans cesse superposés à ceux de Billy Corgan, compositeur (« esthète de la mélodie »), chanteur et fondateur des Smashing Pumpkins, qui signe la première piste du recueil, en rappelant que les mots n’appartiennent pas à celui qui se contente de les assembler, mais à tous et à personne à la fois. Et sûrement pas au poète : « Tout n’est que réagencement. Et croyez-moi, terrés dans l’obscurité de leurs tanières asséchées, tous les poètes en sont conscients ».
    Ces brassées de mots s’accumulent sur la page, formant au fil des tracks des mélodies soutenues pas une belle rythmique-ponctuation (« des mots, virgules, tirets, scansions et coupes en italiques »), preuve que l’on peut écrire la musique, la faire vibrer par le biais d’un autre mode expressif –  ici des assemblages verbaux. L’écriture prend diverses formes, passages comme improvisés, poèmes (en écho avec certaines chansons) et réminiscences (tranches de vie adolescentes, d’une infinie tristesse), créant une alchimie particulière entre les mots du livre et les paroles des chansons, donnant lieu à une fiction du bonheur et de la désespérance, tantôt poignante (« gouffres et susurrations / qui m’ont tenue vivante »), tantôt fantaisiste et onirique, qui nous fait voyager d’albums en morceaux, dans des mises en scènes dignes d’un Burton et d’un Lewis Carroll. Claire Fercak bâtit peu à peu un monde intérieur dense, serré, où se juxtaposent non seulement des histoires aux allures de contes, mais aussi, en filigrane, des tentatives de définitions (la nature de la musique, sa force et l’obsession qu’elle peut engendrer, son caractère indispensable, les déchirements des Smashing Pumpkins et la cohésion paradoxale du groupe, sous l’égide de Corgan, le rapport que chacun entretient avec des mélodies, traces et souvenirs....), ce qui amène l’auteure à écrire, quand la musique se vit comme  dépassement de la réalité: « En dehors de la musique, les choses de la vie ont une intensité réduite. En dehors de la musique, principe constitutif, nous n’existons pas. »
    Autobiographie (quand l’auteure s’écrit et que, parfois, elle s’observe, écrivant), documentaire (avec repères historiques çà et là), fiction (zones où l’imaginaire prend le pas sur le réel), essai (réflexions et visions), The Smashing Pumpkins / Tarantula Box Set se lit comme tout cela à la fois, et plus encore, se libérant des carcans génériques pour former un artefact intime et très personnel, qui n’exclut cependant pas le lecteur, saisi par ces assemblages-collages de mots qu’il pourra faire siens –  justement.

     

    (B. Longre, novembre 2008)

     

     

    http://clairefercak.20six.fr/

     

    http://www.smashingpumpkins.com/pages/news/smashing-pumpkins-tarantula-box-set-by-claire-fercak

     

    http://atheles.org/lemotetlereste/

     

     

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  • Manifestation éphémère

    edit.jpgLibrairie éphémère – les éditeurs font fête : Les éditions L’Œil d’or et Passage piétons organisent la librairie éphémère : la production de cinquante éditeurs, des lectures, des mises en scènes et des expositions autour de textes rares, du 10 décembre 2008 au 4 janvier 2009 à la Halle Saint Pierre.

     

    Halle Saint pierre

    2 rue Ronsard, 75018 Paris

    01 42 58 72 80

    Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h sauf les 25 décembre et 1er janvier.

     

    Les invités

    À Rebours ; Anacharsis ; Art&fiction ; La Barque ; La Belle Gabrielle ; Bleu autour, Cause des livres ; Circa 1924 ; Chasse au Snark ; Cochon pendu ; Colophon ; Compagnie Créative ; Cochon pendu ; Cosa nostra ; Des Cendres ; La Diseuse ; Diantre !; Fondeur de briques ; L’Échappée ; L’Épure ; L’Escampette ; Frédéric ; Ginko ; Grandir ; Grèges ; Harpo & ; Image Son & Compagnie ; In 8 ; Isabelle Sauvage ; Lettr’ange ; Lirabelle ; L’Idée bleue ; Mare Nosrtum ; Michel Houdiart ; Monsieur Toussaint l’Ouverture ; Nuit Myrtide ; Organic ; Pegg ; Plonk et replonk ; Poursuite ; Recoins ; Ritagada ; Rougerie ; Le Passager Clandestin ; Le Sonneur ; Solo ma non troppo ; Trouvères & compagnies ; Vedrulla ; Yvette & Paulette ; Zédélé ; Zinc ; Zoom

     

    PROGRAMME

     

    Jeudi 11 décembre à partir de 17 h, vernissage

    Passage piétons fête ses 10 ans d’existence

    Image Son & Co. présente deux DVD, sur Vauban et Cézanne à partir de 18 h

     

    Samedi 13 décembre auditorium 14 h 30

    Le mur de la connaissance, conférence de Serge Tribolet, participation 10 euros

    à partir de 15 h Mario Del Curto signe son livre Au large des yeux

     

    Dimanche 14 décembre auditorium 14 h - 17 h / Recoins

    Présentation de Don Juan de Kazakov par la traductrice.

    Diaporama de Bruno Montpied, sur des environnements spontanés.

    Diaporama d’Emmanuel Boussugue sur Les irréguliers du Cantal, projection d’un court-métrage, adaptation d’Ambrose Bierce par Franck Fiat et David Chambriard.

     

    Vendredi 19 décembre auditorium 14 h - 17 h / La Barque

    Lectures de textes du n° 5 de la revue

    Solo de Jean-Luc Guionnet, saxophone

    Projections de vidéos de Franck Gourdien et Olivier Gallon

     

    Samedi 20 décembre auditorium 15 h

    Lecture et rencontre avec le poète Werner Lamberzy

    de 17 h à 19 h

    Présentation du dictionnaire de Jung avec Aimé Agniel et Michel Cazenave

     

    Dimanche 21 décembre auditorium 15 h / Nuit Myrtide

    Mon cher Rémi, spectacle épistolaire et musical, présentation du livre illustré de Julien Derôme. Un spectacle loufoque de 40 minutes avec Michela Orio et Robin Czarniak, Bertrand Ravalard au piano.

    16 h / Pegg

    Planning de Pierre Escot, lecture par Jean-Charles Dumay.L’histoire d’un homme d’après les annotations de son agenda. Entre rendez-vous et notes de travail, son planning devient recueil de pensées mêlées et la machine s’emballe...

     

    Lundi 22 auditorium 15 h / Les Fondeurs de Briques

    Yegg, première traduction intégrale de You Can’t Win de Jack Black, livre qui a inspiré William Burroughs et la Beat Generation, lecture et présentation par Jeanne Toulouse.

    16 h / La Cause des livres

    Fatigue mon amour, lecture par Juliette Mailhé, comédienne

     

    Mardi 23 auditorium 17 h / Passage piétons

    Cirques de Jean-Luc A. d’Asciano. Lecture de Rebecca Aïchouba, comédienne

    Compagnie Amorfini. Un enfant solitaire mais nullement fils unique rencontre un cirque stationné dans le terrain vague en bas de chez lui. Entre le cirque familial et l’autre, animaux à poils et à peaux se croisent.

     

    Samedi 27 auditorium 16 h / Pegg

    Planning de Pierre Escot, lecture par Jean-Charles Dumay

     

    Dimanche 28 auditorium 15 h / Passage piétons

    Cirques de Jean-Luc A. d’Asciano, lecture de Rebecca Aïchouba, comédienne

    Compagnie Amorfini.

     

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  • Amour partagé

    stjean.jpgL’amant de Saint-Jean
    Vedrana Donić

    Vedrana éditions, 2007

     

    (par B. Longre)

     

    En accord avec l’un des objectifs de la petite structure éditoriale montée par l’auteure, qui entend inciter les lecteurs « à trouver, lier, relier, tisser les éléments pour tisser lui-même sa propre lecture », ce livre en apparence déstructuré se présente comme un puzzle amoureux et ludique à éventuellement reconstituer, à feuilleter, à lire dans le désordre (ou non). Pas de trame narrative à proprement parler, mais des instantanés évoquant des sensations, quelques gestes, des moments captés en quelques mots (« Comme deux fleurs d’églantiers, nos tiges sont enlacées », « Tu te cambres, parfum d’ambre »…). Les poèmes en vers libres sont accompagnés de créations visuelles réussies, composées de papiers déchirés, collages, découpages, gribouillages, pochoirs, superpositions, où les corps, morcelés ou non, se devinent. Ce livre atypique m’a rappelé, peut-être pour sa liberté de ton et son audace formelle, Amourons-nous de Geert De Kockere et Sabien Clement (Le Rouergue), un ouvrage poétique en images qui lui aussi parlait d’amour partagé.

     

    http://www.vedranaeditions.com/

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  • Poésie du quotidien, beauté des choses

    izumi3.jpgLa femme ailée, IZUMI Kyôka
    récits traduits du Japonais par Dominique Danesin-Komiyama
    (Titres originaux : Kechô ; Sanjakkaku) - Philippe Picquier, 2003

     

    IZUMI Kyôka (1873-1939) est né quelques années après le début de l'ère Meiji, un temps de bouleversements sociaux, politiques et culturels qui marque l'entrée du Japon dans la "modernité" ; véritable passionné de littérature, il ira jusqu'à quitter sa ville natale, Kanazawa, pour Tôkyô, afin de rencontrer Ozaki Kôyo, qu'il admire — ce dernier l'emploie alors comme portier, lui fournissant dans le même temps une aide précieuse dans l'apprentissage du "métier" d'écrivain.
    De prime abord, les deux récits (ou longues nouvelles ?) que comporte ce recueil, La femme ailée et Le camphrier (parus respectivement en 1897 et en 1899) ne se ressemblent pas ; mais on y retrouve en filigrane le thème de l'attachement filial, l’intérêt de l'auteur pour les petites gens et le souci constant de décrire la nature environnante (dénaturée ou non) le mieux possible, comme pour nous faire partager un peu de sa beauté poétique, tout en l'opposant subtilement aux mutations que les hommes lui imposent.

     

    Dans La femme ailée, le narrateur déplie soigneusement quelques souvenirs d'enfance et pose un regard profondément nostalgique sur l'existence qu'il menait alors, une vie simple et pourtant comblée de petits bonheurs, de drôles de contrariétés et de grands questionnements. L'on se doute que le narrateur a grandi, mais le récit conserve la fraîcheur et la spontanéité que l'on attend d'un enfant et l'histoire, ou plutôt les historiettes, avancent comme par à-coups, une idée en entraînant une autre, sans suivre un ordre déterminé : déconstruction chronologique voulue par l'auteur, qui tente ici de reproduire le chaos d'une mémoire au travail et de sentiments qui ressurgissent brièvement : d'abord l’amour profond éprouvé pour sa mère, qui l'élève seule, dans une petite maison (une "boîte") au pied d'un pont ; c'est elle qui a en charge de récolter le péage du pont, leur seul moyen de subsistance. Leur isolement social relatif favorise la symbiose mère-fils qui transparaît dès les premières réminiscences et sur laquelle s'achèvera le récit — un dénouement qui dégage une indicible mélancolie. Puis vient l’incompréhension de l’enfant face à l'aversion que semble éprouver la maîtresse d'école pour ce jeune garçon qui ose lui tenir tête et la contredire ; avec une candeur touchante, il raconte à sa mère comment ses remarques ont pu irriter cette femme arrogante, sans poésie et sans humour, et perturber la leçon : "L'être humain est une créature remarquable, bien au-dessus des arbres ou des plantes, ça, tu peux le comprendre, tout de même ?" lui dit la maîtresse. "Je ne comprenais pas. Non, penser ainsi, je ne le pouvais pas (...) J'ai dit à la maîtresse : "Mais, maîtresse, les fleurs sont plus jolies que vous !"

     

    L'enfant, partagé entre les vérités de sa mère et celles que l'école tente de lui inculquer, vit un vrai dilemme, sans parvenir à réconcilier deux visions diamétralement opposées du vivant. Une façon pour l'auteur de transmettre quelques-unes de ses conceptions éthiques : "Que nous soyons hommes, chats, chiens, ours, c'est pareil, nous sommes tous des êtres vivants", s'opposant ainsi aux maîtresses d'école qui aimeraient faire passer l'homme devant les autres créatures... On trouvera beaucoup d'autres choses dans ce petit récit, des facéties d'un vieux singe aux descriptions hautement burlesques des passants qui empruntent le petit pont, que l'enfant compare à divers animaux ; de même, le titre de la nouvelle sera élucidé, du moins en partie... Car ce texte, tout comme Le camphrier, recèle aussi sa part d'obscurité, de non-dit et de suspens, comme si l'auteur souhaitait ne pas tout dévoiler, par pudeur mais aussi par souci poétique, laissant ainsi au lecteur le soin de prolonger la rêverie.

     

    Si La femme ailée se présente comme une série désordonnée de brèves (et belles) évocations contées à la première personne, il n'en va pas de même pour Le camphrier, qui déroule quelques heures de la vie d'un quartier de Tôkyô — un petit coin isolé qui conserve encore quelques particularités rurales, dans un monde, un paysage et une société en mutation. Le récit est centré autour de Yokichi, un jeune scieur, inquiet pour son père alité, qui refuse de manger du poisson et préfère se nourrir de tôfu, malgré sa faiblesse physique. On retrouve là une préoccupation de La femme ailée : le vieil homme considère qu'il ne peut infliger une quelconque souffrance à un être vivant, fût-ce un poisson ; des réflexions qui poussent le lecteur et les personnages à s'interroger sur la place de l'homme dans la nature. O Shina, l'épouse du marchand de tôfu, va jusqu'à se demander si une feuille d'arbre ne souffre pas elle aussi, tandis que Yokichi part scier l’énorme tronc d'un camphrier que l'on a fait venir des montagnes...

     

    izumi.jpgDans le même temps, les multiples allusions à la modernisation forcée du paysage en disent long sur les regrets et les pensées de l'écrivain : « là, s'étire en ligne droite un chemin grisâtre, au bord duquel sont plantés à l'infini des pylônes électriques considérablement inclinés, qui oscillent, tête ballante, vers l'avant ou vers l'arrière. (...) De fait, pylônes et fils électriques ne sont pas les seuls de travers : le ginkgo près du pont, les saules sur la rive, le bord du toit de la maison de tôfu (...) tout ce qu'on voit à l’entour est incliné. Tout penche. ». Là, ce ne sont plus les animaux à qui l'on prête des caractéristiques humaines (ou vice-versa) mais la nature ou les objets qui composent le paysage. Cette déstructuration topographique est renforcée par d'autres remarques et, plus loin, lors de cette même petite visite guidée, on nous décrit le paysage comme « mélancolique », « maussade » : le «progrès » ambiant, loin d'être le signe d'un renouveau, semble ici marquer la fin d'une époque, endeuillant un paysage qui perd de sa beauté, tout en devenant autre : « Chère terre vide et chimérique... Donnera-t-elle, malgré tout, naissance à quelque chose de beau ? » se lamente-t-on.

    Et cependant, ce récit bref et étonnant ne manque pas d'humour, en témoignent par exemple les politesses que Yokichi et O Shina s'échangent, comme un jeu, et qui contiennent leur part de suggestion érotique ; de même, la poésie du phrasé et des évocations est d'importance, ce que l'auteur réaffirme dans quelques paragraphes qui jouent le rôle de prologue, où il examine la fonction du chant du travailleur face aux rudesses de l’existence : « il se libère de sa fatigue et efface de son esprit toutes choses et pensées inutiles ou plutôt... Il cherche à se divertir de ses peines, à dissiper ses chagrins, à oublier l'amour, à boire ses larmes... » En ramenant ainsi le poétique dans le quotidien prosaïque des gens du peuple, IZUMI Kyôka réconcilie deux mondes et affirme ses penchants humanistes.

    Cet ouvrage très complet, outre les récits, comporte aussi une chronologie, une préface de Dominique Danesin-Komiyama, une liste de traductions et de nombreuses notes très utiles (expliquant le plus souvent quelques points de traductions délicats et des particularismes culturels) ; jusqu'à présent, IZUMI Kyôka a peu été traduit en français, si on observe le grand nombre de publications dont son œuvre fait l'objet en anglais (traductions, essais, biographie, colloques...) ; hormis Une femme fidèle et L’Histoire de Biwa (P.Picquier, 1998 et 2002), deux à trois nouvelles publiées dans des anthologies, et cet ouvrage, on connaît peu et mal ce contemporain d'Akutagawa, de Sôseki et d'Arishima, pour n'en citer que quelques-uns ; aussi, on regrette que d'autres textes (les « romans à idées » ou bien les œuvres fantastiques et gothiques) de ce grand auteur, désormais reconnu en tant que "classique", au Japon comme aux États-Unis, ne soient pas encore disponibles en français.

     

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Etrange précisionnisme

    ogawa3.jpgL'annulaire, de Yoko Ogawa
    traduit du Japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
    (Titre original Kusuriyubi no hyohon, 1994)
    Actes Sud, 1999 Babel, 2005

     

    L'annulaire est un beau récit, étrange et déroutant, surprenant par sa brièveté et par sa sobriété de ton. On apprend peu de choses de la vie passée de la narratrice, une jeune fille candide et sans attaches. Employée dans une usine de boissons gazeuses, une machine lui arrache un morceau de chair à l'annulaire. Bouleversée par cette perte, elle part en ville et trouve un emploi dans un laboratoire très spécial. L'unique employé de l'immense bâtisse, monsieur Deshimaru, y rassemble des objets qui incarnent, pour les personnes qui les apportent, une souffrance, un souvenir... Ces objets subissent alors une transformation et deviennent des 'spécimens', entreposés à jamais dans ce lieu.

    Alors que la jeune secrétaire s'installe dans une routine en apparence apaisante, elle succombe peu à peu, fascinée, aux obsessions de son patron, et le récit devient celui d'une emprise. Ce qui semble lier les personnages est 'l'objet', quel qu’il soit, toujours décrit de façon minutieuse : les chaussures de la fille, la blouse de Deshimaru, les différents spécimens .. L'écriture, limpide, s'attache à désincarner ces objets, à leur donner une âme capable de dominer un être humain. L'auteur maîtrise parfaitement la tension croissante et, en dépit des signes avant-coureurs que le lecteur perçoit, la jeune fille est projetée dans un abîme fétichiste : la tragédie peut alors se rapprocher, implacable, inéluctable.

    (B.Longre)

     

    ogawa2.jpgL’œuvre complète de Yoko Ogawa paraît ce mois dans la collection Thesaurus des éditions Actes Sud : 1000 pages pour 18 textes qui couvrent dix ans d’écriture. Hormis L'annulaire, je recommande La Piscine, Le réfectoire un soir et une piscine sous la pluie, ainsi que Les abeilles.

     

    http://www.actes-sud.fr/

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  • Eblouissante intimité

    baichuan3.jpgEclat du fragment et autres sanwen, de Bai Chuan - Editions de L'Amourier.

     

    Les intentions de Bai Chuan sont données en début de recueil : "On ne trouvera donc ici que de petites choses, des digressions qui m'entraînent d'une idée en une autre, dans un lacis étroit de phrases inquisitoires scrutant l'émotion, le petit bout de vie qui me contient tout, et avec moi le monde". Un ouvrage impressionniste, où l'auteur fait d'abord parler le lecteur qui subsiste en tout écrivain, racontant comment sa bibliothèque se transforme et évolue, selon un principe personnel et affectif qui lui fait récuser romans et nouvelles ; il leur préfère le "schéma trop peu fréquenté du sanwen" (terme désignant justement un écrit littéraire "dispersé", entre l'essai et la nouvelle, un genre à part entière en Chine) : une prose poétique morcelée, qui retranscrit des impressions personnelles fugaces, piochées çà et là dans la vie quotidienne et dans le vécu de l'auteur-narrateur, décrypte quelques aventures intérieures et pensées, des parcours que l'auteur décline en trois temps dans ce petit ouvrage éblouissant : "éclisses", "éclats" puis "esquilles" : trois "fragments" qui concernent l'auteur plus ou moins directement, Bai Chuan assumant pleinement cette démarche auto-fictionnelle : "nulle intrigue enfin, sinon famélique, nul héros, mais un monde tel qu'en nous-mêmes, transfiguré, ressenti, et sa lumière passée au crible, quelque chose qui me dise ce que je suis."

     

    C'est ainsi qu'il se raconte, avec pudeur et violence parfois, prenant le risque d'exposer son âme (ou du moins quelques pans) : ses voyages, à Prague ou à Paris, un travail estival (guide au château de Saintoyant), ou son amour pour sa langue maternelle et la jouissance qu'il a pu éprouver à l'enseigner (" je n'avais pour méthode que l'amour des phrases que je suçais pour les leur mieux glisser dans l'oreille. Oui, je crois bien n'avoir eu que cela. Mon ivresse quoi !"). La deuxième série de récits, sous-titrée "petite mythologie familiale", est une incursion dans le passé, dans une pré-histoire qui n'est pas tout à fait celle de l'auteur, tout en lui appartenant. Nous découvrons d'abord sa mère, l'histoire de sa naissance à lui, sa genèse, liée au sentiment de cette femme de la campagne, qui méprisait son époux illettré. Il nous livre ensuite des "souvenirs" imaginés ou reconstruits, qui ont parfois besoin d'un support concret pour être mieux saisis, comme dans "Une photo", où l'on voit ses grands-parents maternels et leurs enfants évoqués à travers un cliché appartenant à un temps révolu, des silhouettes figées sous le regard d'un photographe supposé itinérant : une vision vivace et admirablement retranscrite, des personnages dont l'épaisseur humaine est palpable. De même, il se "remémore" les derniers instants d'un oncle mort en bas âge, un autre moment amplement épiphanique, qui laisse le lecteur comblé devant tant de richesse narrative et poétique.

    Puis viennent enfin des souvenirs moins lointains, plus douloureux, racontés crûment mais sans que la prose ne se départisse de sa poésie : "mais des gouttes de sang je m'en souviens, coulaient de l’œil crevé de mon anus. À treize ans, je fus violé... Et tout fut à reconstruire une fois passée cette indigestion au banquet des hommes." Une souillure et une blessure infamante qu'il détaille un peu plus loin, dans deux récits où le passage de l'anecdotique à l'intolérable se fait sans transition et nous prend par surprise.

    Ce sobre recueil est bel et bien une exploration intime, l'auteur de dévoiler des secrets enfouis et de se mettre à nu tout en prenant "conscience de ma nudité". Les confidences faites ici ne sont ni gratuites ni complaisantes (rien à voir en tout cas avec les vagues successives, nombrilistes et sans profondeur, qui envahissent les librairies), point d'autosatisfaction, mais une tentative pour se "connaître soi-même" par le prisme d’un langage qui transcende les données autobiographiques, nous permettant d'accéder ainsi à une vision à la fois sombre mais sereine de la condition humaine.

    (B. Longre)

    http://www.amourier.com

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  • Yokô l'insoumise

    yoko.jpgLes jours de Yokô d'Arishima Takeo, roman traduit du Japonais par M. Yoshitomi et Albert Maybon (Flammarion, 1926 - Philippe Picquier, Titre original : Aru Onna, 1919)

    Arishima, auteur tourmenté (il se suicida en 1923 avec sa maîtresse) et avant-gardiste, écrivit ce roman en deux temps : une première version entre 1911 et 1913, révisée en 1919, la censure ayant parfois obligé l'écrivain à en ôter quelques passages jugés trop osés à l'époque.

    Il est vrai que l'existence de Yokô est atypique, et elle en revendique la marginalité tout en souffrant d'être tantôt admirée, tantôt mise au ban de la société. Femme fatale et insoumise, elle ne parvient pas à se faire accepter dans un milieu compassé, aux valeurs morales qu'elle juge archaïques, étouffantes, qui rangent la femme dans la catégorie des êtres inférieurs. La fougue de son tempérament est incompatible avec cette rigueur et ces contradictions la poussent à des accès d'angoisse, la laissant toujours au bord du gouffre.
    Ses aventures et les rebondissements variés ne sont pas sans rappeler la Moll Flanders de Defoe (mais dans un tout autre registre) : Yokô, après un mariage secret mais décevant avec Kibe (union qui lui donne néanmoins une fille qu'elle abandonne plus ou moins), ne peut rester au Japon et, confiant ses deux jeunes soeurs à des parents, part aux Etats-Unis rejoindre un fiancé qu'elle n'aime pas. Sur le paquebot, le lieu où se déroule la majeure partie du roman, elle se sent irrésistiblement attirée par le commissaire de bord, Sankichi Kurachi.
    Tout en déplorant le fait que les femmes doivent subir leur sort tout en développant des idées sur la libération de la femme, l'auteur paraît bien en avance sur son temps et, dans de multiples descriptions maritimes nimbées de poésie, il construit un parallèle entre les mouvements des vagues et les sentiments de son héroïne, caractérisés par leur versatilité.
    Ce roman, tenu comme l'un des meilleurs d'Arishima Takeo, est d'une richesse audacieuse ; à travers l'existence de cette femme, l'auteur ne cesse de s’interroger et de développer plusieurs thèmes : l'amour romanesque et le plaisir charnel, les relations entre hommes et femmes, la passion et la mort, l'Orient et l'Occident, et les tourments imposés aux femmes par la société japonaise. La profondeur des sentiments est d'une authenticité et d'une spontanéité rares et nombreux sont ceux qui ont comparé l'auteur à Flaubert, au vu de l'intimité qui a pu exister entre ces écrivains et leurs héroïnes.

    (B. Longre)

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  • Fièvre d’écrire

    katai.jpgFuton de Kataï, récits traduits du Japonais par Amina Okada, Le Serpent à plumes.

     

    A la fin du XIXème siècle, Kataï découvre la littérature occidentale et se sent "brûler de la fièvre d'écrire". Les œuvres de Maupassant, tout particulièrement, influencent le jeune auteur, qui y découvre la bestialité de l'homme et un registre : le naturalisme. Futon, écrit en 1907, relate une histoire inspirée par ce que vécut l'écrivain quelques années plus tôt, alors qu'il accueille chez lui une jeune provinciale fascinée par ses romans, qui souhaite devenir son élève. Ce récit intimiste narre dans le détail les tourments amoureux de Takénaka Toki.o, un professeur de littérature d'une trentaine d'années ; marié et père de trois enfants, irrésistiblement attiré par cette étudiante dont la jeunesse lui fait regretter la sienne, il tente de se raisonner, en vain, jusqu'au jour où la jeune fille, en élève obéissante, lui révèle son amour pour un autre, ce qui fait naître en lui une terrible jalousie.
    A travers ce roman à la troisième personne (mais tant centré sur Toki.o qu'on se surprend à entendre "je"), l'auteur parvient à mettre l'âme humaine à nu : rien n'est dissimulé, ni les pensées exaltées ou mesquines, ni le paternalisme abusif du personnage, ni son hypocrisie vis à vis de sa femme ou de la jeune fille, à qui il enseigne la littérature amoureuse occidentale (Tourgueniev) ou à laquelle il explique comment les jeunes filles modernes doivent profiter de leur liberté... A sa parution, Futon déclencha autant les louanges que les critiques et le titre même du roman (mot désignant un élément de literie) fit scandale, par ses connotations érotiques. Mais un genre était né, qui allait influencer nombre d'auteurs.
    Les deux nouvelles qui accompagnent ce court roman mettent en valeur l'absurdité de la cruauté humaine. Le soldat, aux résonnances antimilitaristes surprenantes pour l'époque, relate la marche fatale d'un fantassin durant la guerre russo-japonaise en Mandchourie (Kataï lui-même avait servi sur le front) et sa lente agonie. Une botte d'oignons est là encore le récit d'une agonie : celle d'O-Saku, jeune paysanne dont l'existence n'est qu'une suite de malheurs et de labeur ; trompée et ignorée de tous, son désespoir la conduit à commettre un acte terrible, innommable. C'est dans cette nouvelle que ressort particulièrement la veine naturaliste et l'influence de Maupassant, l'auteur s'efforçant de demeurer objectif et de décrire, dans un souci de vérité, la réalité crue du monde, sans chercher à le poétiser ou à entrer dans les pensées du personnage : aucune trace d'introspection dans Une botte d'oignons pourtant tout aussi intense que Futon.

    (B. Longre)

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  • A qui le tour ?...

    rn115.jpgL’étouffeur de la RN 115 de Matthias Lehmann - Actes Sud BD

    René et Agathe sont tous deux à la recherche du « tristement célèbre » Robert Illot, surnommé "l’étouffeur de la RN 115", un dangereux psychopathe au physique pourtant quelconque, qui vient de s’évader de l’hôpital psychiatrique… et « personne n’est à l’abri de ne pas être en sécurité » selon la police. Les deux enquêteurs (dont on ne connaît pas les motivations) se rencontrent par hasard (Agathe faisait du stop) et décident de faire route ensemble le long de la RN 115 ; grâce à Agathe, décidément très organisée (elle a tout répertorié dans un petit carnet qui ne la quitte pas), ils localisent ceux qui ont pu croiser Robert Illot par le passé ; on fait alors le tour d’une belle galerie de portraits d’individus en marge, psychiquement dérangés, d’anciens désaxés (sont-ils vraiment rétablis ?) qui tous se souviennent d’un rêve que Robert Illot leur avait raconté – toujours le même, mais à des moments différents… l’histoire d’un petit garçon terrifié errant dans une maison vide, et qui se raccroche à des objets rassurants pour apaiser ses angoisses : des objets qui varient au fil du rêve, que l’on retrouve dans la réalité, et qui lui servent à étouffer ses victimes – un patin à roulette, un livre, des chaussettes ou des cafards…

    La trame complexe, savoureuse, fait perdre pied et les repères s’effacent,  à mesure que des pistes divergentes surgissent et que René s’égare dans sa quête et dans les bras de l’énigmatique Agathe – mais le tout reste habilement construit et l’atmosphère à la fois morbide et cocasse, qui mêle l’irréalité des cauchemars au prosaïsme du réel, est parfaitement rendue par la technique de la carte à gratter, un procédé qui permet de jouer sur l’ombre, la lumière et leurs reliefs, comme dans un film noir d’époque.
    Matthias Lehmann, qui a publié des histoires courtes en revue, signe là un ambitieux roman graphique, un thriller lancinant, loufoque et sanglant, conçu à la manière d’un road-movie sur une route interminable qui semble mener nulle part, et qui s’achève vertigineusement – obligeant ainsi le lecteur à revenir sur ses pas et à prendre à nouveau un grand plaisir à relire l’ensemble, sous un nouvel éclairage…

    (B. Longre)

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    http://blocmatthias.blogspot.com/

     

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  • Le temps suspendu

    8h32.jpg8h32, de Stéphane Servant et Alice Sidoli
    Editions Où sont les enfants ? collection Chahu-Bohu.

    Le passage du temps est une notion assurément relative et les minutes qui s’écoulent ont une durée variable selon l’état d’esprit dans lequel on se trouve – un sentiment habilement rendu dans ce bel album, qui égrène de menus incidents se déroulant l’espace de 60 secondes x2, du point de vue d’un petit garçon. Depuis sa fenêtre, celui-ci cherche à chasser son ennui en observant ce qui se passe en bas, dans la rue – un monde en mouvement qu’il contemple, immobile : un éternuement, un avion qui passe, un taxi qui arrive, une fillette sur sa balançoire… « Pourquoi le monde était obligé de tourner si lentement » ? s’interroge-t-il soixante secondes plus tard… il décide alors de faire « tourner le monde » à sa façon, les yeux fermés, et de faire défiler dans sa tête la suite des incidents auxquels il vient d’assister…

    L’ennui du jeune narrateur prend corps à travers les moments figés par la photographe – tandis que même sans lui, le monde continue sa course, la vie ne s’arrête pas, ce qu’il découvre ensuite (quelques secondes plus tard, en réalité…).

    Avec sérénité et espièglerie (amplifiée par une mise en page originale qui ose découper les images, y superposer des chiffres – censés nous rappeler que les aiguilles tournent… – y ajouter des lignes droites – lignes de fuite ou fuite du temps ?), les photographies captent le rythme de ces instants fluctuants, leur lenteur, leur simultanéité, leur accélération (des scènes dans le flou où l’objectif semble balayer le décor en un seul mouvement)… Un livre pour réfléchir aux liens étroits qui se nouent entre espace et temps, entre temps vécu, rêvé, subi ou maîtrisé, par le biais d’une histoire du quotidien, pourtant poétique, qui témoigne d’une belle créativité narrative et graphique.

    (B. Longre)

    http://ousontlesenfants.hautetfort.com

    http://mondalice.canalblog.com/

    http://stephaneservant.20six.fr/

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  • Cruelles amours

    mats.jpgNatural woman de Rieko Matsuura, traduit du Japonais par Karine Chesneau, Philippe Picquier.

     

    Yôko remonte le temps et se souvient avec lucidité de ses amours passées : à contre-courant donc, trois liaisons sont racontées, décortiquées, analysées ; des aventures singulières, non pas tant parce que Yôko aime les femmes, mais surtout par leur caractère sadomasochiste avoué, en particulier avec Hanayo qui, comme la narratrice, est dessinatrice de mangas et avec laquelle elle entretient des rapports amoureux et érotiques hors-normes, passionnés et destructeurs. Cette première expérience de l'amour semble alors dicter à Yôko son comportement avec ses autres partenaires.
    Dans une langue crue et limpide, l'auteur fait évoluer une jeune femme libérée (nulle référence à la famille ou à des traditions surannées) dont l'indépendance n'est en réalité qu'une façade, tant elle est soumise à ses désirs charnels et à la complexité de ses rapports avec ses amies. Ses relations avec Yukiko, sa dernière amante en date, ressemblent à s'y méprendre à celles qu'elle entretenait avec Hanayo, excepté que tout sentiment en est ici absent. Seule Yuriko la trouble véritablement : si pure et inaccessible que Yôko refuse de penser à elle comme à une éventuelle compagne de jeux érotiques. En dépit du nombrilisme omniprésent et de l'incapacité de la protagoniste à trouver une voie vers une relation amoureuse stable, on se prend au jeu, à suivre les méandres du cœur et du corps de Yôko et ses souvenirs agrémentés de nombreux détails élevés au rang de symboles. Soit, l'auteur se démarque surtout par l'aspect provocateur des thèmes qu'elle aborde, mais on admire la vivacité de sa réflexion sur la souffrance et la cruauté que l'amour est susceptible engendrer.

    (B. Longre)

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Epopée au féminin.

    foretelling2.jpgThe Foretelling / la Prédiction d’Alice Hoffman
    Traduit de l’anglais par Catherine Gibert
    Egmont / Gallimard Jeunesse, Scripto

    Dans une langue à la fois âpre et littérale, pourtant nimbée de poésie et ponctuée de passages qui résonnent comme d’anciennes litanies, La prédiction met en scène un peuple nomade de femmes guerrières du Prénéolithique, qui n’est pas sans rappeler, par leur farouche indépendance et leur méfiance haineuse envers le genre masculin, celui qu’a recréé David Haziot dans Elles – roman épique évoquant la chute du matriarcat et le long apprentissage du vivre-ensemble (Autrement Littératures).

    L’héroïne est ici une jeune fille, Rain ( « Pluie », tout simplement, dans la traduction française), rejetée par sa mère, la reine, depuis l’enfance. Mais d’autres membres de la tribu ont pris soin d’elle, des femmes maternelles ou versées dans le maniement des armes ; surtout, la jeune fille a pu apprendre à monter à cheval, l’unique moyen de combattre et de vaincre les tribus masculines et barbares dont les incursions sont récurrentes sur le territoire des femmes.
    Mais Rain, devenue habile cavalière, se sent différente de ses compagnes et sa quête identitaire traverse ce magnifique récit à la première personne ; son esprit s'absorbe dans d'insolubles questions qu'elle résoudra peu à peu : sa mère, si froide et distante, la destine-t-elle à devenir reine à son tour ? Veut-elle vraiment de cette fonction ? Comment ne pas faiblir à la bataille, quand l’odeur du sang lui répugne ? La pitié qu’elle éprouve parfois, un sentiment pourtant banni par son peuple, est-elle une tare ? Et que penser de cette prophétie que lui révèle la prêtresse et de ce cheval noir dont elle rêve chaque nuit ?

    foretelling3.jpgÀ la recherche de sa vraie nature, confrontée à des choix douloureux, elle découvrira qu’il est possible de vivre autrement, que d’autres désirs l’attendent, qu’il n’est pas toujours nécessaire d’avoir recours aux armes pour se défendre ou conquérir sa liberté, et que l’on peut parfois faire confiance à certains hommes – en qui ses sœurs amazones ne voient que des étalons dont la semence leur permettra d’engendrer d’autres filles… mais surtout pas de garçons, sacrifiés à la naissance ou confiés à d’autres tribus.

    Récit abrupt et sauvage, à l’image de l’univers hostile mais hautement vraisemblable réinventé par Alice Hoffman, La Prédiction est une aventure palpitante, une fable dont la morale est transposable à toute époque, mais aussi un roman d’apprentissage qui emprunte d’inattendus chemins de traverse et dont on sort bouleversé. Impossible de s’extraire du récit de Rain, qui happe le lecteur dès les premières lignes. Il est des romans publiés dans des collections «jeunesse » ou « ado » qui transcendent habilement les étiquettes et La prédiction en fait indubitablement partie.

    (B. Longre)

    http://www.egmont.co.uk/

    http://www.alicehoffman.com/index.html

    http://www.gallimard-jeunesse.fr/

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  • Dans un livre, tout est permis

    mammouth.jpgLes mammouths, les ogres, les extraterrestres et ma petite sœur d’Alex Cousseau, illustrations Nathalie Choux, Sarbacane, 2008

     

    Cet album en apparence inoffensif (si l’on se contente de se fier à la mine sympathique des personnages et au rose bonbon de la couverture) dissimule en réalité des questions retorses (mais essentielles) qui permettent à la fois de découvrir, à travers quelques décors fantaisistes, le parcours d’un jeune narrateur fort curieux et de s’interroger sur le livre en tant que création (et collaboration) : une mise en abîme que l’on trouve rarement dans cette catégorie littéraire.
    On y suit un enfant…(en fait, il s’agit d’un jeune mammouth, mais c’est tout comme) qui aime les choses « compliquées » et qui se demande, par exemple, s’il existe pour de bon – angoissante question… sans compter que la réponse de son père n’est pas si simple à appréhender : « Alors voilà. Nous ne sommes pas dans la vraie rue ni dans le vrai monde. Nous sommes dans un livre. Ça veut dire qu’il y a un monsieur qui écrit l’histoire, et une dame qui fait les dessins ». La fiction est un « autre monde », certes inventé, mais comme l’affirme très justement, avec un sens logique implacable, le petit mammouth (désormais assuré d’exister), c’est un monde palpable, qui se met à exister dès lors qu’il est créé : « Alors si ces moutons existent dans un livre qui existe, ces moutons existent et un point c’est tout ! »

    Le didactisme de cet album n’échappera à personne ; pourtant, dans le même temps, le traitement facétieux et les illustrations de Nathalie Choux, émaillées d’amusants détails, permettent de dépasser cet aspect purement fonctionnel et de savourer l’ouvrage comme il se doit ; un hommage à la création, qui affirme que dans un livre, tout est permis, que les auteurs s’inspirent du réel ou qu’ils déploient l’imagination la plus débridée.

     

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-sarbacane.com/

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  • AKUTAGAWA le conteur.

    aku.jpgLa Magicienne d’AKUTAGAWA Ryûnosuke, nouvelles traduites du Japonais par Elizabeth Suetsugu - Philippe Picquier

     

    Ce recueil de nouvelles plonge le lecteur dans un Japon attaché à ses valeurs ancestrales et, à la fois, très occidentalisé, trois des nouvelles appartenant au cycle dit "kaika mono" ("histoires du temps de la modernisation") : Les Poupées (1923), à travers l'histoire d'une famille bourgeoise désargentée forcée de se séparer de ses poupées traditionnelles, évoque le décalage douloureux entre modernité et système ancien, ainsi que les souffrances qui en résultent ; Un crime moderne (1918) et Un mari moderne (1919) présentent des personnages masculins qui tentent de concilier modernisme des idées (le mariage d'amour par exemple) et valeurs anciennes, sans forcément parvenir à un équilibre.

    Dans un autre registre, La Magicienne (1919) conte l'histoire d'amour teintée de tragique d'un jeune homme et de sa servante, tous deux aux prises avec une sorcière maléfique et puissante ; l'irruption du fantastique et de la magie dans un Tokyo moderne paraît familière au lecteur occidental qui ne peut s'empêcher de penser à Kafka ou Maupassant. Et l'auteur de souligner cette idée en disant : "Eh bien, à une pareille époque, dans un coin de cette grande cité, il s'est passé une étrange affaire, comme on peut en trouver dans les histoires de Poe ou les contes d'Hoffmann." La dernière nouvelle, Automne (1920), est mélancolique à souhait, tant par les évocations poétiques qu'elle renferme que par le sacrifice amoureux de Nobuko, jeune femme sensible et lettrée. Les allusions à la condition des femmes y sont subtiles mais non moins fortes pour l'époque. L'auteur, excepté dans le dernier texte, se met d'abord en scène, puis semble s'effacer derrière les récits des personnages (attachants en dépit ou à cause de leurs faiblesses), et dans un souci de vraisemblance, annonce ensuite qu'il retranscrit fidèlement les événements, tels qu'ils lui ont été racontés. Un procédé littéraire classique, mais efficace ; le déroulement des intrigues est solide, l'écriture fluide, de sorte que le suspense s'installe aisément. L'auteur, qui a donné son nom à l'un des prix littéraires les plus fameux dans son pays, est un formidable conteur, dont on peut aussi lire, entre autres, Rashômon et autres contes (Folio),

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • L'Europe autrement

    mafemme.jpgDans le cadre de la Saison culturelle européenne (juillet – décembre 2008), les éditions Théâtrales et Culturesfrance coéditent une collection intitulée "Traits d'union", regroupant 27 pièces inédites, une pour chacun des pays européens, de l'Allemagne à la Suède.

    J'ai prévu d'en découvrir quelques-unes, dont un texte "coup de poing" selon l'éditeur, Débris, de Dennis Kelly, traduit de l'anglais par Philippe Le Moine et Pauline Sales, et une pièce portuguaise : Ma femme de José Maria Vieira Mendes (traduit par Olinda Gil).

    Pour découvrir les 27 textes en question et les manifestations qui entourent les parutions :

    www.editionstheatrales.fr/traitsdunion

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  • Petit manuel de (sur)vie, de A à Z

    boya3.jpgJeux d'enfants de Jonathan Trigell
    (traduit de l'anglais par Isabelle Maillet)
    Gallimard, Série Noire

    En 26 épisodes, de A à Z, Jonathan Trigell fait le récit des tribulations du "garçon A", relâché après plusieurs années de prison. Enfermé depuis l'enfance pour un crime que nous devinons abominable, il ne connaît rien du monde extérieur et, comble de l'ironie, c'est la police qui veille sur lui après sa libération : pour lui éviter d'être reconnu par la presse à scandales et d'être livré à la vindicte populaire, on lui fournit une nouvelle identité, un logement et un travail de livreur. Le "garçon A" (ainsi désigné lors de son jugement, pour le distinguer de son complice, le "garçon B") s'appelle maintenant Jack, et fait ses premiers pas en tant que citoyen libre à l'âge de 24 ans, en sachant que la moindre erreur lui vaudra d'être emprisonné à nouveau.

    Jack est inévitablement déstabilisé mais sa réinsertion semble d'abord bien se dérouler. Tony, un éducateur qui l'a pris sous son aile alors que Jack n'était qu'un enfant, s'est installé non loin de son protégé et le rencontre régulièrement : l'amitié qu'ils partagent s'est muée en une relation père-fils gratifiante pour Tony et salvatrice pour Jack. Sur son lieu de travail, le jeune homme est confronté à des expériences toutes neuves : l'amitié (son coéquipier, Chris, l'adopte rapidement et les autres employés ne tardent pas à le considérer comme un des leurs) et l'amour (lui qui n'a jamais connu de femmes auparavant). Bien sûr, personne, excepté Tony, ne connaît son passé et son histoire singulière, et le poids du mensonge et de ses fautes devient insupportable.

    boya4.jpgLe récit de cette réinsertion peu commune (Jack ne perd jamais de vue que les tabloïds sont à sa recherche) est palpitante, et narré de telle façon que ce n'est que progressivement que le lecteur est mis au fait du crime commis par Jack lorsqu'il n'était qu'un enfant. Ainsi, un chapitre sur deux est dédié au passé troublé du protagoniste : l'enfance d'un petit garçon maltraité par ses pairs, délaissé par ses parents, l'implacable système judiciaire (Jack, à quelques mois près, aurait pu être jugé comme un enfant...), le cynisme des psychologues chargés de le suivre (et, accessoirement, de le faire avouer un crime auquel il ne comprend rien), les épreuves infligées par l’univers carcéral... Tout est recensé, exploré, examiné à la loupe, avec compassion, certes, mais surtout avec un réalisme qui ne s’embarrasse pas de réponses toutes faites.

    Jonathan Trigell montre comment une victime peut devenir un coupable et réciproquement, comment les enfants peuvent recourir à des jeux cruels pour tromper leurs souffrances, et comment un petit garçon a pu devenir un "monstre", une erreur de la nature, et ainsi détruire la vision idyllique que la société a créé de ce temps de l'innocence. En filigrane, l’auteur accuse une société plus prompte à punir qu'à comprendre, où il est plus aisé de pointer du doigt que pardonner ou de remonter à la source d'un crime.

    Ce premier roman mérite des encouragements pour l'intensité des sentiments qu'il renferme et la profondeur de la réflexion engagée ; de même, la construction narrative, qui laisse planer l'ambiguïté — on ne cessera de se demander si Jack est capable d'assumer sa nouvelle existence et le flottement identitaire qui lui a été imposé — est habile, et brosse un portrait sans complaisance d'un jeune homme que sa vaillance ne suffira peut-être pas à sauver.

    B. Longre

    Le nouveau roman de l'auteur, Cham, a paru en anglais en juillet dernier.

    www.serpentstail.com

    www.gallimard.fr

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  • D'un langage à l'autre

    writers3.jpgWriters, de Nancy Crampton - préface de Mark Strand - The Quantuck Lane Press

    Des années durant, Nancy Crampton a photographié des écrivains (anglophones pour la plupart) et cet ouvrage retrace quasi chronologiquement les étapes de ce parcours, mû par une détermination sans failles ; l’artiste, aujourd’hui photographe officielle du Unterberg Poetry Center de New York, a capté en noir et blanc la surface de visages plus ou moins connus (selon le degré de médiatisation de chaque auteur et sa volonté de s’effacer ou non derrière ses écrits...) Plus d’une centaine de clichés grand format recouvrent les pages de droite tandis qu'en regard, figurent quelques écrits soigneusement sélectionnés par la photographe (extraits d’essais, de conférences, d'entretiens ou de réflexions personnelles de l’auteur photographié), qui permettent de confronter (souvent indirectement) le textuel au visuel, de donner une « image » - justement – textuelle de chacun, laissant sur la page une trace linguistique leur appartenant en propre, contrairement à leur portrait.

    Panorama éclectique, certes, mais que sous-tendent les fils conducteurs entrelacés de l’écriture et de la lecture (d’images ou de mots). Impossible de s’étendre ici sur chaque portrait, de les décrire tous, mais derrière les façades de ces visages et de ces regards, pour la plupart fixant sans détours l’objectif, on lit nécessairement autre chose, une substance qui émane en partie de ce que l’on sait (ou devine parfois implicitement) de la profondeur de leur travail. Le sourire presque gêné de Nelson Algren (qui raconte que devenir écrivain fut pour lui presque accidentel), celui plus chaleureux de Paul Theroux (dont il faut retenir l’humilité des propos : «Je suis l’ombre. Ma fiction est la substance.») ; la grâce naturelle et très posée d’Alice Walker, le regard profond, questionneur, de Doris Lessing, celui plus pensif et détaché de Jumpha Lahiri ; ailleurs, on découvre un John Cheever plongé dans ses pensées, comme en train d’échafauder sa prochaine histoire, la tranquille assurance de James Baldwin (pour qui la littérature, acte politique, peut changer le monde). Ian McEwan, Chinua Achebe, Robert Lowell, Gunter Grass, Truman Capote (figé pour l'éternité trois mois avant sa mort), Maya Angelou, Margaret Atwood, Philip Roth… romanciers, poètes, dramaturges se succèdent et chacun de revenir sur ses débuts, la genèse de son travail, son expérience de l’acte d’écriture, le processus de création (qui souvent précède l’écriture, comme l’explique très simplement Edward Albee), quelques anecdotes ou encore sa vision du monde, ses influences littéraires, le regard porté sur la fiction en général.

    Les portraits révèlent de nouvelles facette d'artistes appartenant à plusieurs générations (Nancy Crampton photographie depuis le début des années 1970), à différentes cultures, mais pourtant tous liés par leur langage commun, le littéraire, un et multiple, comme en témoignent explicitement les deux photographies choisies pour ouvrir l'ouvrage (le profil d'Isaac Bashevis Singer dans l'acte d'écrire) et le clore (douze clichés rectangulaires d'un Studs Terkel dans le feu de l'action, en train de raconter une histoire que l'on ne peut qu'imaginer). Il émane de cette rétrospective plurielle un classicisme certain, une formalité (celle du cadre, de la prise de vue et du noir et blanc) qui rejoint un désir évident de canonisation et d'historicité, sans pour autant que l'artiste ne cède à la tentation de la sophistication ou de l'artifice - peu ou pas de "mise en scène" ici ou de préméditation (ou alors volontairement déguisée) de la part de Nancy Crampton : les portraits, en grande majorité, ont été réalisés dans l'environnement immédiat des écrivains et très rarement en studio ; le parti pris du in situ confère à l'ensemble une spontanéité paradoxale, de même qu'une sérénité générale qui inspire ces mots au poète Mark Strand : "Nous regardons peut-être un visage photographié mais ce que nous ressentons, c'est la présence attentive de Crampton."

    B. Longre

    The Quantuck Lane Press (maison d'édition - spécialisée dans les beaux livres, la photographie, les arts visuels et les arts su spectacle - créée en 2000 par James L. Mairs, longtemps directeur littéraire chez Norton.)

    http://www.quantucklanepress.com/

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  • Désenchantements

    Déconstructions de Henry Parland, Traduit du suédois (Finlande) par Elena Balzamo - Belfond

     

    « Un roman
    qui ne s’achève jamais
    car l’amour du héros
    est sans espoir
    et l’héroïne
    sans objectif. »
    (H. Parland, Influenza)

     

     

    Aucun ouvrage d’Henry Parland n’avait jamais été publié en français avant celui-ci, et pour cause : Déconstructions est son unique roman, une œuvre posthume qu’il n’aura pas eu le temps de retravailler comme il l’aurait souhaité, la scarlatine l’ayant emporté à l’âge de vingt-deux ans, en 1930. Un roman, ainsi que l’explique la traductrice dans sa préface, dont l’édition la plus fidèle n’est parue que l’an passé en Finlande, après des décennies de remaniements « plus ou moins fantaisistes ».

     

    hparland3.jpgOn pense aussitôt à Raymond Radiguet, qui fut son contemporain, et dont l’œuvre resta inachevée quand lui aussi mourut prématurément, laissant derrière lui des écrits de «jeunesse» portant toutefois les signes d’une indéniable maturité intellectuelle et émotionnelle. Un constat similaire s’applique à Henry Parland, jeune homme polyglotte (né en Russie, d’une mère allemande, élevé en Finlande puis étudiant au lycée suédois, avant de partir pour la Lituanie), admirateur, entre autres, de Proust. L’on trouve en effet dans Déconstructions une pensée déjà élaborée, une écriture incisive et aboutie, un échafaudage narratif original et une vision de l’existence et de l’amour peu commune. Déconstructions est avant tout l’histoire d’une relation amoureuse, d’une attirance mutuelle et du gouffre d’incompréhension qui sépare Henry (l’alter ego de l’auteur, à la fois Parland et un autre) d’Amy, la jeune femme qui l’obsède et l’agace, qui l’indiffère ou le séduit : un attachement paradoxal qui provoque en lui des émois singuliers et dont il se souvient, un an après la mort d’Amy.

     

    Justement, la disparition d’Amy (morte jeune, elle préfigure avec ironie le décès imminent de Parland alors qu’il s’attelait à ce roman) rend cette dernière plus inaccessible encore ; Henry, jeune homme oisif mais, nécessité oblige, impliqué dans des affaires financières plus ou moins fructueuses, décide alors d’explorer ses souvenirs et les photographies qui lui restent pour recréer l’image de cette femme charmante et fantasque, tour à tour enjouée et mélancolique ; en un mot, indéfinissable. La méthode qu’adopte Henry consiste à « démolir » systématiquement l’image que ceux qui l’ont connue ont construite a posteriori, afin de redécouvrir l’essence même de la jeune femme : « je voudrais te revoir telle que tu étais et non pas telle que les gens t’ont faite depuis. » Déconstruire pour mieux reconstruire, telle est l’intention et la devise du protagoniste, dont le monde émotionnel se révèle complexe, fascinant et pétri de contradictions ; du vivant de la jeune femme, il n’a cessé de la rejeter puis de revenir à elle sans plus pouvoir s’en détacher, de s’irriter de sa présence ou de ses larmes, allant jusqu’à faire montre, inconsciemment, d’une cynique indifférence frisant la cruauté.

     

    Henry est avant tout un être passif, un observateur peu porté à agir, préférant tourner des idées dans sa tête, examiner chaque détail d’une situation ou d’une posture, emberlificoter les événements et les impressions et les rendre peut-être plus confus qu’ils ne le sont, comme si les sentiments éprouvés (de la joie à la jalousie, de l’amour à l’écoeurement) ne faisaient en définitive qu’accentuer sa difficulté à sortir d’une espèce de paralysie morbide. « Elle te rend fou », l’avertit son ami Gunnar, qui lui conseille d’en finir avec Amy. Mais un an après sa mort, il croit la retrouver par le biais de ses réminiscences et des photos qu’il développe lui-même : « le tirage sur papier donne le sentiment d’assister à un miracle. » ; c’est ainsi qu’il parvient à lui redonner vie et texture : « il y a, dans ce processus, quelque chose de la résurrection des morts. » ; un dialogue s’instaure entre eux, léger et presque amusant, mais qui bien vite s’éteint. Le caractère éphémère et fuyant du souvenir et la qualité du papier photographique rendraient-ils impossible toute reconstruction authentique ? Amy, en dépit des efforts littéraires de son ancien amoureux, serait-elle définitivement perdue ? Et surtout, ce qu’ils ont partagé était-il vraiment de l’amour, ou bien seulement la rencontre fortuite de deux solitudes qui ne se seraient jamais vraiment connues, une illusion romantique « douteuse » ? La perception du monde selon Henry Parland ne manque pas d’ironie, et le ton désabusé qu’il adopte (une façade ?) le sauve en partie d’une désespérance qui aurait pu l’attirer vers le nihilisme.

     

    On admire ici le modernisme de la construction et de la mise en abyme (Henry Parland, auteur, mettant en scène un personnage, Henry, écrivant un roman intitulé Déconstructions), le rythme narratif singulier, en apparence chaotique, les allées et venues entre le temps où Amy était encore en vie et le temps de l’écriture, le jeune Henry composant son roman en gardant à portée de main la photo qu’il a développée et qui se ternit au fil des heures, atténuant en définitive l’intérêt qu’Henry portait à cette femme. Car l’existence a ici un goût de défaite, comme si tout était joué avant même d’avoir été vécu et le désespoir lucide et détaché de ce jeune homme touche au vif, quand bien même ce désenchantement ne nierait pas les élans du cœur.

    La même attitude se dégage de la plupart de ses poèmes (un petit volume, Grimaces, traduit par Jacques Outin est inséré au roman) si plaisants à lire et qui dévoilent lumineusement les paradoxes irréconciliables qui hantaient l’auteur, à qui on laisse le mot de la fin :

     

    " Lorsque je pense à toi
    C’est sur une ligne droite
    Dont une extrémité
    Brûle en enfer
    Et l’autre
    Serpente, blanche flamme, vers le ciel,
    Mais son centre
    N’est que cendre de glace
    ."

     

    (B. Longre)

    http://www.belfond.fr/

     

     

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  • Naturalisme nippon

    kafu.jpgLe bambou nain de Kafû, roman traduit du Japonais par C. Cadou, Philippe Picquier (Titre original : Okame Zasa, 1918)

     

    Nagai Kafû, (mieux connu sous son prénom, Kafû), fortement influencé par les auteurs français (Zola, Maupassant ...) comme un grand nombre de ses compatriotes écrivains du début du XXe, est l'un des fondateurs du naturalisme à la japonaise. Dans ce roman, son expérience libertine lui sert de support pour décrire le monde des maisons de thé, des geishas, des artistes et des marchands d'art. On y suit avec amusement les pérégrinations d'un mauvais peintre, Uzaki Kyoseki, intendant subalterne et obséquieux d'un grand peintre, Uchiyama Kaiseki, et du fils de ce dernier, Kan, un garçon oisif, fauché et débauché. Entraîné malgré lui par ce fils de bonne famille, Uzaki tente en vain de le remettre sur le droit chemin, tout en tombant lui-même dans les bras des geishas et dans les pièges d'une vie de plaisirs.
    Satirique et rocambolesque, ce récit est aussi destiné à illustrer le déclin d'une époque : la beauté et les talents des geishas ne sont plus qu'un mythe et les descriptions des maisons de thé sont souvent sordides. Complétant le portrait de personnages libertins, une nouvelle bourgeoisie arriviste s'impose, dont la façade conventionnelle dissimule mal les scandales financiers ou sexuels. Aucun des personnages ne sort indemne ou ennobli de ce roman au dénouement tragi-comique.

    (B. Longre)

     

    http://www.editions-picquier.fr/

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  • Partira ? Partira pas ?

    candelaria_double.jpgCandelaria ne viendra pas de Mercedes Deambrosis, vu par Marko Velk, éditions du Chemin de fer, 2008

     

    Un mari qui l’humilie avec une cruauté désormais inscrite dans la banalité du quotidien, des enfants égoïstes qui la méprisent ouvertement, une vieille mère capricieuse : voilà à quoi se résume l’existence d’une mère de famille madrilène au tempérament peu affirmé – en témoignent quelques scènes pathétiques lors desquelles on la voit trembler face à son époux grotesque et autoritaire ou s’attendrir devant son petit dernier tout aussi tyrannique que son père. Mais il suffit parfois d’un événement en surface anodin pour que tout soit bouleversé – ou presque. Ce jour-là, « jour sacré », la femme de ménage (« la fille », ainsi que tous la surnomment) appelle pour dire qu’elle ne viendra pas. Confrontée à cette nouvelle donne qui vient rompre le train-train, la protagoniste voit son point de vue se modifier de façon d’abord imperceptible et, sans le décider vraiment, se met à penser à elle.

     

    Elle s’accordera une journée. Une journée… ou peut-être davantage. Le dénouement en suspens va de pair avec la subtilité du texte, qui refuse de tout dévoiler. Les différentes phases par lesquelles passe cette femme en mutation sont mises en valeur à travers les portraits vaporeux de Marko Velk, qui s’intercalent au texte : un visage sombre et tourmenté, aux traits indistincts, fluctuants d'une image à l'autre, montrant une femme en quête d’une autre vie qu’elle-même semble être bien en peine de définir. Ce récit aux apparences trompeuses va au-delà du drame petit bourgeois tragi-comique du départ, avant de basculer (et le lecteur avec) dans un univers incertain, où les règles volent en éclats… à l’image de la liberté à laquelle notre héroïne aspire.

     

    (B. Longre)

     

    http://www.chemindefer.org/

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