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  • Poèmes pour le temps présent

    ferling.jpgBlind Poet / Poète aveugle
    De Lawrence Ferlinghetti
    édition bilingue, traduction de l'anglais par Marianne Costa
    Maelström & Le Veilleur, 2004

    Dernier poète vivant de la Beat Generation, Lawrence Ferlinghetti demeure prolifique, en témoignent ces poèmes publiés en 2004 par Maelström (éditeur "belge de littérature" - et non l'inverse) qui nous offre là un excellent recueil, entièrement bilingue, pour le plus grand plaisir du lecteur - qui s'intéressera ainsi au travail précis de la poétesse Marianne Costa, traductrice de l'ensemble ; une publication en français qui réjouit l'auteur "après un hiatus de près de trente ans, pendant lequel les lecteurs ont été privés de mon travail traduit dans la belle langue française."

    Composés après 9/11 et regroupés sous le titre Touriste des Révolutions (Prendre la parole après le 11/9) / A Tourist of Revolutions (Speaking Out after 9/11), ces poèmes sont ancrés dans une réalité géopolitique et sociale qui nous est familière : complaintes, accusations, et constat des "troubles" engendrés par la volonté d'omnipotence d'un gouvernement américain dont les actes impérialistes ne cessent de choquer les consciences ; et la plume du poète de dénoncer la déliquescence des libertés, d'interroger sans répit le nouveau visage du monde et d'éclairer nos esprits de vers libres lumineux, en un mixe de désillusion et de sagesse acquise au fil de l'Histoire ; des textes lucides qui, tout en délivrant un message complexe, sont volontairement explicites :

    "Et une vaste paranoïa déferle sur le pays
    Et l'Amérique transforme l'attentat contre ses Tours Jumelles
    En début de Troisième Guerre mondiale
    La Guerre contre le Tiers-Monde"

    (Speak Out)

    On regrettera que le français perde au passage le sens double du terme "Third" car le poète parle davantage de la guerre au "Third World" (Le Tiers-Monde) que de la "Troisième". Il reste que les positions politiques et humaines de Ferlinghetti, à travers ces quelques lignes, sont déjà circonscrites : sans jamais encourager le terrorisme, il revendique un droit à la parole, pour lui et pour ses concitoyens (la "Majorité silencieuse"), ou encore pour la marge, "ces freaks et ces libres penseurs / Poètes aux yeux fous Philosophes de l'asphalte (...) / Exilés dans leur propre pays !", incitant (non pas en moralisant, mais seulement par le biais de sa vision individuelle) les uns et les autres à enfin mêler leurs voix. La passion véhémente que le poète met dans ses vers ne lui fait nullement perdre sa lucidité politique et sa posture rationaliste, car c'est autant au coeur qu'à la raison qu'il choisit de s'adresser ("Pour chaque bombe qu'on largue / surgissent mille Ben Laden / Mille terroristes.") Les images sont parfois empruntées aux temps anciens, pour renforcer l'idée que c'est du désordre des esprits de la minorité - les gouvernants - que naissent les désordre du monde actuel, reprenant là une idée chère à Shakespeare, celle du chaos qu'un microcosme peut transmettre au macrocosme : "Ils ont transformé la Maison Blanche / en Cheval Blanc / leur Cheval de Troie / plein de soldats civils / avec des armes de destruction nocive / un mot nouveau pour leur cerveau / ou (...) leur personnalité pathologique."

    Mais les attaques directes contre Bush et ses sbires (les "nouveaux proto-fascistes de la Maison Blanche") s'accompagnent d'une désespérance palpable, plus particulièrement visible dans le poème "Démocratie Totalitaire/Totalitarian Democracy", lente et ambivalente énumération nominale retraçant dans le désordre l'histoire du monde (l'ancien et le nouveau), inventaire implacable, de "La première aube exquise de la vie sur terre" à "La dernière lamentation pour la démocratie perdue" ; un poème qui fait écho à une autre litanie ("J'attends / I am waiting") qui laisse, cette fois, une toute petite place à un espoir - certes teinté de cynisme : "J'attends avec bonheur / que les choses empirent beaucoup / avant de s'arranger."  Un poème où Ferlinghetti s'interroge aussi sur la fonction du poète tout en rendant un hommage discret à John Keats (Ode on a Grecian Urn) et, en remontant plus loin dans le temps, à John Donne (The Canonization) - dont la sarcastique et paradoxale lucidité valait bien, sur un tout autre terrain, celle du poète Américain - écho que l'on retrouve dans ces quelques vers :

    "J'attends d'écrire
    le grand poème indélébile
    (...) 
    et à perpétuité j'attends
    que les amants fuyant sur l'urne grecque
    se rattrapent enfin
    et s'enlacent."

    Mais c'est dans le poème intitulé "A Tourist of Revolutions" que l'auteur s'interroge plus ouvertement encore sur l'authenticité de son engagement passé (en particulier à Cuba) et sur sa postérité - pour lui compromise... Il est permis d'en douter quand on lit d'autres textes encore, des poèmes où la vision géopolitique d'un monde en perdition s'élargit et s'attache à décrire ce qui déjà fait notre quotidien ; par exemple à travers un dialogue entre un père et un fils ("It's Us Stupid / C'est nous, Idiot") qui prend la forme d'un cruel jeu de questions-réponses dévoilant l'absurde farce que nous nous jouons, malgré nous, et qui retrace les dysfonctionnements actuels (pollution et environnement, pauvreté matérielle et affective, outrances de la société de consommation, situation du tiers-monde, surpopulation - thème qu'il développe aussi dans le très ironique "Le blues de la ponte"). L'ensemble s'achève sur un habile et réjouissant détournement du Lord's Prayer (Notre Père), dans lequel on lit la détermination subversive du poète ("Our Father whose art's in Heaven / Hollow be thy name / Notre Père qui crées aux Cieux / que ton nom soit démystifié"), refus flagrant d'une instance supérieure, sur laquelle les humains n'auraient pas prise, pour finir sur un cinglant "Ah, Man !"- qui, hormis son insolence salutaire, replace d'emblée l'humain au centre du monde.

    Pilier de la contre-culture

    La dissidence active et courageuse de Lawrence Ferlinghetti résonne comme une évidence à travers ses textes ; la lecture de cette plume impatiente, pressée, osant dire sans feintes ce que la "majorité silencieuse" ne veut/peut/sait exprimer, qui a traversé le XXe siècle et perdure aujourd'hui, se vit comme une expérience unique et marquante. Davantage encore si l'on sait que le poète est aussi peintre, romancier, éditeur et traducteur (de Prévert ou de Pasolini...) ; une personnalité au centre de la Renaissance littéraire de San Francisco - et ce depuis les années 1950, quand il fonde, avec Peter Martin, City Lights, la désormais célèbre librairie indépendante de San Francisco. La librairie, qui vend du "paperback" (livre de poche) de qualité, s'est agrandie au fil des décennies, mais dès 1955, le poète décide d'étendre son champ action en montant, en parallèle, une maison d'édition (City Lights Publishers) ouverte aux littératures alternatives, aux idées progressistes et aux poètes dissidents (dont Georges Bataille et Charles Bukowski).

    Touriste des Révolutions est suivi d'autres textes choisis par Ferlinghetti lui-même, dont Allen, un émouvant hommage à Ginsberg (dont le célèbre Howl paraît en 1956, dans la première collection de la toute récente maison d'édition City Lights) et un ensemble de poèmes intitulé Comment peindre la lumière (plus précisément "Sunlight"), qui reflète les préoccupations du Ferlinghetti peintre et où l'esthétisme prend le pas sur le politique. Une poésie visuelle, dédiée au dieu soleil et pétrie d'ombres et de lumières, et qui, en mêlant poésie et art pictural, langage et vision dans une étonnante synesthésie (on pense entre autres à e.e. cummings), illustre pleinement la puissance d'évocation du verbe.

    Une autre partie, Migrations Surréelles / Surreal Migrations (1999), fait la part belle à une poésie cosmique, inspirée par l'antiquité et par des croyances disparues : une géographie liquide de l'esprit qui épouse les flux des pensées ("Surreal Migrations II") ; et sans s'éloigner des préoccupations politiques que l'on trouve dans Touriste des Révolutions ("Venus de Milo sur une demi-coquille / Statues de la Liberté à Las Vegas (...) Et inondés de baratin / des millions de gens salivent / sous les panneaux"), le poète offre des vers qui dévoilent son rapport au monde avec, au premier plan, l'omniprésence des éléments naturels et un retour nostalgique sur sa jeunesse révolue de bohémien éclairé. Un groupement de textes plus optimistes, qui s'achève sur une autre prière, cette fois adressée "À l'oracle de Delphes ("To the Oracle at Delphi") :

    lawrenceferl.jpg"Sors enfin de ta grotte
    Et parle-nous par la voix du poète
    La voix de la quatrième personne au singulier 
    (...)
    Et donne-nous de nouveaux rêves à rêver
    de nouveaux mythes à vivre !"

    Tant que les poètes parleront ainsi, tant qu'ils refuseront la facilité de l'aveuglement, nous les écouterons.

    (B. Longre, juillet 2005)

    http://www.maelstromeditions.com/

    http://www.citylights.com/CLlf.html

    Chez le même éditeur, a paru en traduction (par Marianne Costa) A Coney Island of the Mind et autre poèmes ; ce recueil initialement publié en juin 1958 par City Lights, a été réédité dans un beau format en 2008 (avec un CD) pour fêter son cinquantième anniversaire.

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  • La mémoire des Pierres

    chantal.jpgLa cérémonie des poupées
    de Chantal Deltenre

    Éditions
    Maelström, 2005

    Tout fait sens dans ce palpitant roman, d'un bout à l'autre du récit de Keiko qui relate son séjour au Japon - un pays qu'elle ne connaissait pas en dépit de ses origines. Elle le découvre aux côtés de Pierre, son ami français que la langue et la culture japonaises fascinent. Cela fait maintenant un an qu'ils se sont installés dans un petit appartement, à Tokyo, un lieu que Keiko s'est appropriée avec une férocité dont elle seule a conscience (« m'arracher à l'appartement m'est devenu aussi douloureux qu'une amputation »), sacralisant secrètement l'endroit et engageant, au quotidien, un dialogue muet avec les objets et les meubles qui étaient déjà là lors de leur emménagement - elle les dote d'une vie propre (particulièrement la collection de poupées alignées au fond d'une alcôve percée dans le mur), entretenant avec chacun d'eux une relation sensorielle singulière, entre attraction et répulsion, une relation qui prend des tournures animistes à la fois belles et inquiétantes.

    Peu à peu, elle s'est détachée de Pierre, préférant, à sa présence amoureuse mais passablement étouffante («son amour absolu, son admiration sans bornes, m'éloignent de lui»), une solitude qui, pense-t-elle, peut l'aider à retrouver sa véritable identité, dont elle se sent désormais privée : sa mère a voulu faire d'elle une vraie française, « débarrassée de l'encombrant bagage des origines », tandis que Pierre ne la voit qu'à travers ces mêmes origines - « même en rêve, il a besoin de me savoir japonaise. Il ne peut m'aimer en dehors de cet univers étranger ». Ce qu'elle désigne comme une « fusion » qu'il lui imposerait lui est devenu insupportable et il lui semble même qu'elle et l'appartement se liguent contre lui chaque jour un peu plus (« de partout son corps déborde, en proie à l'hostilité des choses »), comme l'humidité et la poussière qui imprègnent les tatamis de la chambre et qui accentuent les crises d'asthme de Pierre - car lui aussi étouffe ici, à sa manière, et l'hostilité du lieu se fait plus prégnante, le gouffre entre les deux amants plus sombre ; à l'image d'un autre gouffre, celui dont la jeune femme sera proche tant qu'elle n'aura pas trouvé une voie à suivre ou à inventer, une manière de se faufiler entre les identités que les autres veulent lui imposer ; située dans un entre-deux « gris », « ni nuit, ni jour », elle ajoute : « c'est ainsi que je vis (...), titubant d'être sans racines comme cet espace, à chaque secousse sismique, vacille sur ses fondations hâtivement creusées dans les ruines. » - tout en cherchant à se débarrasser des accoutrements stéréotypés (symboliques ou concrets) dont on l'a affublée.

    Les tensions qui ne cessent de grandir entre les protagonistes et la confusion existentielle et identitaire de Keiko (qui s'accompagne d'un trouble linguistique logique et récurrent - « je perds la mémoire des lettres et des signes ») sont paradoxalement en décalage avec le ton posé, le lent pas de l'écriture soigneusement ciselée, non dépourvue d'un lyrisme soigné, qui s'attarde inlassablement sur chaque mouvement de pensée de la narratrice, chacun de ses gestes, du plus essentiel au plus ténu, sur chacun des échanges entre elle et les choses, qui « s'ouvrent à vous ou se rétractent au plus profond de la matière, rétives. » ; sensible à chaque ombre, chaque grain de poussière, aux moindres modifications de l'espace qu'elle a intériorisé et qui la hante, Keiko l'est aussi avec les pierres, matières mortes qu'elle collectionne depuis l'enfance (serait-ce parce que son prénom signifie « pierre » en japonais ?) - et plus particulièrement les pierres volcaniques, froides et éteintes, mais qui conservent la mémoire du feu des origines qui les a fait vivre un jour.

    On l'aura compris : on pénètre ici un monde intime et fragile, chargé de lourds et profonds secrets et, comme Keiko, on y avance avec circonspection, à tâtons, participant à sa quête désespérée et par instants fragmentée, sans parvenir à l'éloigner des fêlures qui la poussent vers des abîmes psychiques insoupçonnables. Ce roman à la fois polymorphe et épuré se bâtit autour d'une multiplicité de paradoxes (de la fascination à la répulsion, de l'amour à la haine, de la matière à l'esprit), de métaphores filées habiles et cohérentes, qui traversent le récit de part et d'autre, le nourrissent aussi, pour en faire une œuvre complexe et surprenante.

    (B. Longre, décembre 2005)

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  • En librairie, Quien es ?

    quien es.jpg"Les mots solitaires ont du mal à survivre, à exister – ils sont comme des oisillons tombés du nid, ils peuvent mourir à chaque instant, mais si on prend le temps de les recueillir et de bien s'en occuper, alors ils peuvent prendre une taille et une force terrible."

    Quién es ? de Sébastien Doubinsky (Joelle Losfeld, 2010) est un roman(-récit-monologue intérieur, stream of consciousness garanti) incontournable et parfaitement inclassable (d'où son intérêt générique et littéraire, entre autres), où il est question d'un certain Billy The Kid, d'un mythe habilement revisité, humanisé, et surtout de la puissance du verbe et de son contraire.

    Certains en parlent déjà très bien, et plus longuement (lire les articles de Claro de Bartleby et d'Anne-Françoise Kavauvea) et un peu moins bien ici.

    On en apprendra davantage sur Sébastien Doubinsky en allant lire l'entretien du Fric Frac Club.

    http://www.joellelosfeld.com/ouvrage-A78782-quien_es_.html

    Sébastien Doubinsky est aussi l'auteur, entre autres, de The Babylonian Trilogy (PS Publishing, 2009) et d'un recueil de poèmes, Tableaux Noirs (dessins de Christian Martinache, Le Grand Tamanoir, 2010), "34 tableaux en hommage à un couleur qui les efface toutes."

     

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  • Deux parutions ce jour

    Deux romans à ne surtout pas manquer, dès ce jour en librairie, publiés dans la collection Medium de l'Ecole des loisirs. Le Garçon bientôt oublié de Jean-Noël Sciarini, dont on ira aussi lire (si ce n'est déjà fait !) l'excellent Nous étions des passe-muraille (publié l'an passé chez le même éditeur) ; et (tenez-vous bien...) Si Eve Volver apparaît dans une histoire le coup partira avant la fin, de Déborah Reverdy, dont on peut lire en ligne (ainsi que dans le Zaporogue 6) quelques improses et autres poèmes de haute voltige.

    http://jeannoelsciarini.canalblog.com/

    http://deborahreverdy.blogspot.com/

    A noter, une rencontre signature autour du roman de Jean-Noël Sciarini à La Librairie de Paris, Place Clichy, le samedi 12 juin 2010.

    deborah.jpgjn.jpg

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  • (Re-)vivre enfin

    cleblanc.jpgCatherine Leblanc m'annonce la réédition (dans un nouvel habillage) chez Actes Sud Junior de Rester Vivante, roman dont j'avais parlé à l'époque de sa première parution. On pourra relire cet article sur son blog ou directement ici.

    Elle est aussi l'auteure, entre autres, de Ma couleur  (illustrations de Sophie Charpin, Ed. Balivernes), du très beau Litli Soliquiétude (photos de Séverine Thevenet, Editions Où sont les enfants ?) et d'un recueil de nouvelles, Silences (Les Découvertes de la Lucioles).

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  • Archéologie littéraire en gestation, anthropologie de l'intime.

    carvalho3.jpgNeuf nuits, de Bernardo Carvalho
    Traduit du brésilien par Geneviève Leibrich, Métailié, 2005

    « On se suicide toujours trop tard. » (Cioran)

    Roman ou documentaire ? Autofiction ou travail journalistique ? Il serait téméraire de trop vouloir démêler les fils narratifs et génériques de cet ouvrage saisissant, qui se veut finalement tel que l'auteur le revendique, ébauche docu-romanesque avouée. Neuf nuits se comporte comme la transcription en apparence chaotique d'un work in progress, le lecteur assistant à l'enquête qui semble se dérouler simultanément à la lecture... Effet d'optique, certes, mais la profonde empathie ressentie pour l'auteur (son obsession devenant la nôtre...) et pour l'objet de son investigation (l'anthropologue Buell Quain), est un sentiment bien réel. Et, au bout de quelques pages, on est déjà happé par "l'affaire" Quain : l'anthropologue nord-américain de l'université de Columbia qui s'est donné la mort en 1939 au fin fond du Xingu à l'âge indécent de 27 ans, laissant derrière lui des lettres qui apportent quelques indices sur les motifs de son geste ultime, sans qu'ils suffisent à percer un secret que l'on devine dévastateur.

    Bernado Carvalho, tombé sur un article mentionnant brièvement cette tragédie, a fouillé sans répit le passé du jeune homme, est parti sur les traces de ceux qui l'ont connu (famille, confrères, Indiens), a interrogé et comparé les articles, les ouvrages, les lettres et les archives... et de nous en faire part avec une surprenante minutie, comme si sa propre vie en dépendait. Est-ce la passion que Bernado Carvalho met dans sa quête qui transforme Buell Quain en être fascinant, ou bien l'anthropologue disparu l'est-il par essence ? L'auteur retrace les étapes de son enquête et s'explique régulièrement sur ses motivations : "L'histoire était réellement incroyable. (...) J'ai reconstitué un puzzle et je me suis créé une image de celui que je cherchais." Une image sans nul doute incomplète, mais cependant construite à partir de documents et de témoignages authentiques. Il est certain que Buell Quain avait été très affecté par un séjour antérieur chez les Indiens Trumaï, un peuple terrorisé, en voie d'extinction, et que lors de son séjour chez les Kraho, peu de temps avant de se donner la mort, il semblait particulièrement instable et agité. L'auteur ne délaisse aucune piste, réelle ou imaginaire : on parle d'un mal incurable (la syphilis, selon Claude Lévi-Strauss, que Buell Quain avait croisé brièvement au Brésil), de difficultés familiales, de son souci de paraître moins riche qu'il n'était, ou du sentiment d'avoir déjà trop voyagé, d'avoir fait le tour de ce que la vie et le monde pouvaient lui apporter et d'avoir quitté le paradis qu'il pensait avoir trouvé aux îles Fidji.

    A défaut de faire toute la lumière sur ce mal (physiologique et/ou existentiel) qui rongeait le chercheur, à défaut d'atteindre une vérité volatile (que la subjectivité et les propres secrets des personnes ayant été en contact avec Buell Quain rendent plus mouvante encore), Bernado Carvalho emprunte les voies certainement plus rassurantes de la fiction en insérant à son enquête des lettres inventées, sorte de testament-confession que Manoel Perna, un ingénieur de la ville la plus proche, le seul ami de Quain dans le Xingu, aurait écrit ; en se réappropriant les événements, en réinventant un Quain à son image, Bernado Carvalho libère son imagination, lui évitant ainsi de s'atrophier face à la frustrante investigation entreprise. Ces textes lancinants, adressés à un interlocuteur invisible, apportent des éclaircissements pourtant inadéquats, mais l'énigme se fait moins lointaine. Manoel Perna se remémore le temps passé (« neuf nuits » en tout et pour tout) avec celui qu'il considérait comme un ami - parvenant à cerner son désespoir tout en répétant que ce qu'il relate « est un mélange entre ce qu'il m'a raconté et ce que j'ai imaginé. », sa confession se faisant le reflet du roman tout entier : comme si l'alternance entre faits et fiction, entre témoignages contradictoires et écrits authentiques, était, en définitive, l'unique recours ; et l'auteur compte sur le lecteur pour compléter le récit en faisant dire à son personnage Manoel : « Les histoires dépendent avant tout de la confiance de celui qui les écoute et de sa capacité de les interpréter. »

    Pourtant, on entraperçoit ici les limites de la fiction, insuffisante à combler les vacances de l'histoire. C'est ainsi qu'à mi-parcours, le romancier change provisoirement de tactique et met en parallèle ses propres expériences et celles de Quain, une manière de renforcer l'obsession qu'il éprouve pour le fantôme de l'anthropologue. Il se remémore les vacances qu'il passait dans le Xingu avec son père, qui y possédait des terres : « la représentation de l'enfer, tel que je me l'imagine, (...) remontait au Xingu de mon enfance. » Plus loin, il ajoute : « Je ne comprenais pas pourquoi les Indiens s'étaient installés là, ce qui leur avait pris, cela me paraissait d'une bêtise incroyable, et même d'un masochisme certain et une espèce de suicide. » C'est un anthropologue qui l'éclairera, expliquant que les Indiens « ont été repoussés, acculés, ils ont fui jusqu'à s'établir dans le lieu le plus inhospitalier et inaccessible, le plus impropre à leur survie et en même temps leur unique et dernier refuge. »

    Le souvenir de cette région, peuplée d'Indiens acculturés (« spectacle déprimant ») concorde en partie avec ce que Quain avait pu écrire, déjà, en 1939 (« Le traitement officiel a réduit les Indiens à la paupérisation »). De retour dans le Xingu en 2001, pour les besoins de son enquête, l'auteur vit une expérience passablement traumatisante, un séjour relaté dans le détail, dominé par une terreur des rituels qui prend le pas sur sa compassion : « Je ne suis pas anthropologue, je n'ai pas une belle âme. J'en ai eu plein le dos. » ; un épisode que l'on découvre, partagé entre rire et malaise : l'intellectuel n'a rien d'un aventurier et atterri dans un milieu hostile, humilié et ridiculisé par des Indiens entre deux mondes, tandis qu'il se sent paradoxalement coupable de se comporter avec tant de mauvaise humeur.

    Mais sans être anthropologue, Bernado Carvalho, tout en s'émerveillant de la tendresse et de la tolérance dont les Indiens font montre à l'égard des enfants, s'efforce de comprendre (une admirable volonté d'aller au-delà des clichés paternalistes) et met le doigt sur ce qui provoque l'incompréhension mutuelle entre les deux peuples, Brésiliens et Indiens, sur l'impossibilité pour les Blancs individualistes de s'adapter à la vision indienne des interactions humaines : «Ce n'est pas une relation d'égal à égal, mais d'adoption mutuelle (...) : au village, vous êtes leur enfant ; en ville, ils sont votre enfant. » Mais les Indiens sont aussi des victimes, « les orphelins de la civilisation. Ils sont abandonnés. » - une solitude analogue à celle que l'anthropologue ressentait dans le Xingu et qui rejoint l'analyse de Manoel Perna parlant de Quain et des Indiens Trumaï : « il avait rencontré un peuple dont la culture était la représentation collective du désespoir qu'il vivait lui-même. »

    Les liens entre anthropologie et littérature peuvent se faire ténus (par exemple, on renverra le lecteur à Eden Cannibale de l'anthropologue Alain Testart, dans la veine des grands romans philosophiques, où connaissances scientifiques et fiction font bon ménage), les deux disciplines se donnant pour tâche, en définitive, d'explorer l'humain dans toutes ses dimensions et de débusquer des invariants de notre condition - analogie que l'on trouvera tout au long de ce roman à nul autre pareil, palpitante quête effectuée par un homme qui s'avoue «complètement obsédé », « hypnotisé » par la béance des faits et par l'anthropologue Quain lui-même : le vide qu'il laisse en se suicidant évoque naturellement la vacuité de toute existence. L'architecture romanesque d'abord déroutante remporte rapidement l'adhésion du lecteur, qui est prêt à suivre fidèlement les hypothèses que l'auteur échafaude, les différents niveaux de lecture qu'il impose et ses propres tâtonnements, dans une prose précise et sobre.
    Mais qui possède véritablement les clés ? Le romancier, archéologue de l'âme, ou son personnage, Manoel Perna, dépositaire imaginaire des secrets de Quain ? On penchera pour le second, dont la prose emberlificotée révèle ce que nous nous surprenons aussi à vouloir ardemment saisir : « Nous sommes tous des chiens de bord de route, pris au dépourvu, incapables de comprendre que c'est toujours le mauvais moment pour traverser. »

    B. Longre (août 2005)

    http://www.editions-metailie.com/index.php

     

     

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