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lawrence ferlinghetti

  • Poèmes pour le temps présent

    ferling.jpgBlind Poet / Poète aveugle
    De Lawrence Ferlinghetti
    édition bilingue, traduction de l'anglais par Marianne Costa
    Maelström & Le Veilleur, 2004

    Dernier poète vivant de la Beat Generation, Lawrence Ferlinghetti demeure prolifique, en témoignent ces poèmes publiés en 2004 par Maelström (éditeur "belge de littérature" - et non l'inverse) qui nous offre là un excellent recueil, entièrement bilingue, pour le plus grand plaisir du lecteur - qui s'intéressera ainsi au travail précis de la poétesse Marianne Costa, traductrice de l'ensemble ; une publication en français qui réjouit l'auteur "après un hiatus de près de trente ans, pendant lequel les lecteurs ont été privés de mon travail traduit dans la belle langue française."

    Composés après 9/11 et regroupés sous le titre Touriste des Révolutions (Prendre la parole après le 11/9) / A Tourist of Revolutions (Speaking Out after 9/11), ces poèmes sont ancrés dans une réalité géopolitique et sociale qui nous est familière : complaintes, accusations, et constat des "troubles" engendrés par la volonté d'omnipotence d'un gouvernement américain dont les actes impérialistes ne cessent de choquer les consciences ; et la plume du poète de dénoncer la déliquescence des libertés, d'interroger sans répit le nouveau visage du monde et d'éclairer nos esprits de vers libres lumineux, en un mixe de désillusion et de sagesse acquise au fil de l'Histoire ; des textes lucides qui, tout en délivrant un message complexe, sont volontairement explicites :

    "Et une vaste paranoïa déferle sur le pays
    Et l'Amérique transforme l'attentat contre ses Tours Jumelles
    En début de Troisième Guerre mondiale
    La Guerre contre le Tiers-Monde"

    (Speak Out)

    On regrettera que le français perde au passage le sens double du terme "Third" car le poète parle davantage de la guerre au "Third World" (Le Tiers-Monde) que de la "Troisième". Il reste que les positions politiques et humaines de Ferlinghetti, à travers ces quelques lignes, sont déjà circonscrites : sans jamais encourager le terrorisme, il revendique un droit à la parole, pour lui et pour ses concitoyens (la "Majorité silencieuse"), ou encore pour la marge, "ces freaks et ces libres penseurs / Poètes aux yeux fous Philosophes de l'asphalte (...) / Exilés dans leur propre pays !", incitant (non pas en moralisant, mais seulement par le biais de sa vision individuelle) les uns et les autres à enfin mêler leurs voix. La passion véhémente que le poète met dans ses vers ne lui fait nullement perdre sa lucidité politique et sa posture rationaliste, car c'est autant au coeur qu'à la raison qu'il choisit de s'adresser ("Pour chaque bombe qu'on largue / surgissent mille Ben Laden / Mille terroristes.") Les images sont parfois empruntées aux temps anciens, pour renforcer l'idée que c'est du désordre des esprits de la minorité - les gouvernants - que naissent les désordre du monde actuel, reprenant là une idée chère à Shakespeare, celle du chaos qu'un microcosme peut transmettre au macrocosme : "Ils ont transformé la Maison Blanche / en Cheval Blanc / leur Cheval de Troie / plein de soldats civils / avec des armes de destruction nocive / un mot nouveau pour leur cerveau / ou (...) leur personnalité pathologique."

    Mais les attaques directes contre Bush et ses sbires (les "nouveaux proto-fascistes de la Maison Blanche") s'accompagnent d'une désespérance palpable, plus particulièrement visible dans le poème "Démocratie Totalitaire/Totalitarian Democracy", lente et ambivalente énumération nominale retraçant dans le désordre l'histoire du monde (l'ancien et le nouveau), inventaire implacable, de "La première aube exquise de la vie sur terre" à "La dernière lamentation pour la démocratie perdue" ; un poème qui fait écho à une autre litanie ("J'attends / I am waiting") qui laisse, cette fois, une toute petite place à un espoir - certes teinté de cynisme : "J'attends avec bonheur / que les choses empirent beaucoup / avant de s'arranger."  Un poème où Ferlinghetti s'interroge aussi sur la fonction du poète tout en rendant un hommage discret à John Keats (Ode on a Grecian Urn) et, en remontant plus loin dans le temps, à John Donne (The Canonization) - dont la sarcastique et paradoxale lucidité valait bien, sur un tout autre terrain, celle du poète Américain - écho que l'on retrouve dans ces quelques vers :

    "J'attends d'écrire
    le grand poème indélébile
    (...) 
    et à perpétuité j'attends
    que les amants fuyant sur l'urne grecque
    se rattrapent enfin
    et s'enlacent."

    Mais c'est dans le poème intitulé "A Tourist of Revolutions" que l'auteur s'interroge plus ouvertement encore sur l'authenticité de son engagement passé (en particulier à Cuba) et sur sa postérité - pour lui compromise... Il est permis d'en douter quand on lit d'autres textes encore, des poèmes où la vision géopolitique d'un monde en perdition s'élargit et s'attache à décrire ce qui déjà fait notre quotidien ; par exemple à travers un dialogue entre un père et un fils ("It's Us Stupid / C'est nous, Idiot") qui prend la forme d'un cruel jeu de questions-réponses dévoilant l'absurde farce que nous nous jouons, malgré nous, et qui retrace les dysfonctionnements actuels (pollution et environnement, pauvreté matérielle et affective, outrances de la société de consommation, situation du tiers-monde, surpopulation - thème qu'il développe aussi dans le très ironique "Le blues de la ponte"). L'ensemble s'achève sur un habile et réjouissant détournement du Lord's Prayer (Notre Père), dans lequel on lit la détermination subversive du poète ("Our Father whose art's in Heaven / Hollow be thy name / Notre Père qui crées aux Cieux / que ton nom soit démystifié"), refus flagrant d'une instance supérieure, sur laquelle les humains n'auraient pas prise, pour finir sur un cinglant "Ah, Man !"- qui, hormis son insolence salutaire, replace d'emblée l'humain au centre du monde.

    Pilier de la contre-culture

    La dissidence active et courageuse de Lawrence Ferlinghetti résonne comme une évidence à travers ses textes ; la lecture de cette plume impatiente, pressée, osant dire sans feintes ce que la "majorité silencieuse" ne veut/peut/sait exprimer, qui a traversé le XXe siècle et perdure aujourd'hui, se vit comme une expérience unique et marquante. Davantage encore si l'on sait que le poète est aussi peintre, romancier, éditeur et traducteur (de Prévert ou de Pasolini...) ; une personnalité au centre de la Renaissance littéraire de San Francisco - et ce depuis les années 1950, quand il fonde, avec Peter Martin, City Lights, la désormais célèbre librairie indépendante de San Francisco. La librairie, qui vend du "paperback" (livre de poche) de qualité, s'est agrandie au fil des décennies, mais dès 1955, le poète décide d'étendre son champ action en montant, en parallèle, une maison d'édition (City Lights Publishers) ouverte aux littératures alternatives, aux idées progressistes et aux poètes dissidents (dont Georges Bataille et Charles Bukowski).

    Touriste des Révolutions est suivi d'autres textes choisis par Ferlinghetti lui-même, dont Allen, un émouvant hommage à Ginsberg (dont le célèbre Howl paraît en 1956, dans la première collection de la toute récente maison d'édition City Lights) et un ensemble de poèmes intitulé Comment peindre la lumière (plus précisément "Sunlight"), qui reflète les préoccupations du Ferlinghetti peintre et où l'esthétisme prend le pas sur le politique. Une poésie visuelle, dédiée au dieu soleil et pétrie d'ombres et de lumières, et qui, en mêlant poésie et art pictural, langage et vision dans une étonnante synesthésie (on pense entre autres à e.e. cummings), illustre pleinement la puissance d'évocation du verbe.

    Une autre partie, Migrations Surréelles / Surreal Migrations (1999), fait la part belle à une poésie cosmique, inspirée par l'antiquité et par des croyances disparues : une géographie liquide de l'esprit qui épouse les flux des pensées ("Surreal Migrations II") ; et sans s'éloigner des préoccupations politiques que l'on trouve dans Touriste des Révolutions ("Venus de Milo sur une demi-coquille / Statues de la Liberté à Las Vegas (...) Et inondés de baratin / des millions de gens salivent / sous les panneaux"), le poète offre des vers qui dévoilent son rapport au monde avec, au premier plan, l'omniprésence des éléments naturels et un retour nostalgique sur sa jeunesse révolue de bohémien éclairé. Un groupement de textes plus optimistes, qui s'achève sur une autre prière, cette fois adressée "À l'oracle de Delphes ("To the Oracle at Delphi") :

    lawrenceferl.jpg"Sors enfin de ta grotte
    Et parle-nous par la voix du poète
    La voix de la quatrième personne au singulier 
    (...)
    Et donne-nous de nouveaux rêves à rêver
    de nouveaux mythes à vivre !"

    Tant que les poètes parleront ainsi, tant qu'ils refuseront la facilité de l'aveuglement, nous les écouterons.

    (B. Longre, juillet 2005)

    http://www.maelstromeditions.com/

    http://www.citylights.com/CLlf.html

    Chez le même éditeur, a paru en traduction (par Marianne Costa) A Coney Island of the Mind et autre poèmes ; ce recueil initialement publié en juin 1958 par City Lights, a été réédité dans un beau format en 2008 (avec un CD) pour fêter son cinquantième anniversaire.

    Lien permanent Catégories : Critiques, Littérature étrangère, Poésie 0 commentaire 0 commentaire