"C’était en hiver, dans la dernière région un peu mouvementée, onduleuse et chargée de forêts, que le vieux père Rhin traverse avant de se lancer dans les terres basses de Hollande, où il s'attardera, se divisera et subdivisera en plusieurs bras , se croisant et s'entrecroisant ; le Waal, le Nider-Ryjn, le Lets, le Rhin Tordu, la Vieille Coulée, la Coulée de la Potence, etc.
C'était en hiver et la neige tourbillonnait, recouvrant toutes choses, champs et forêts, villages aux toits frileusement serrés qui déroulaient de longues fumées dans le ciel noir ; en haut d'un dernier mamelon baigné par le fleuve, le burg s'élevait, noir et farouche sous la couche blanche qui dessinait la ligne de ses crénelages et les pointus de ses tours, des ses tourelles et de son gros donjon carré.
Le châtelain de ce burg avait gagné dans les batailles une renommée de rude chevalier, corps, tête et bras de fer, durs à tous et à lui-même. Il n'était pourtant qu'un petit garçon timide devant madame son épouse, châtelaine impérieuse et hautaine, qu'un chagrin rongeait au fond de son burg et qui devenait d'un caractère de plus en plus difficile, les années passant, en se voyant seule dans la grande salle peinturlurée des armoiries de la famille et des alliances, sans le moindre enfantelet à qui sourire aujourd'hui, et à qui transmettre plus tard le burg, les vassaux et les terres et les lions de l'écusson.
Son âme en sombrait dans l'amertume et le rude chevalier eût, pour s'étourdir, souhaité guerres et batailles perpétuelles.
Voilà qu'en ces jours de frimas et de neige où la triste humeur des châtelains s'assombrissait encore, une malheureuse bohémienne assez légèrement vêtue de haillons multicolores vint frapper à la porte du castel. Elle serrait dans ses bras un enfant bleu de froid et en traînait un autre par la main, une lamentable petite fille à peine couverte de quelques lambeaux de toile."
extrait de La Châtelaine aux 365 enfants
Légende du Vieux Rhin, d'Albert Robida (1848-1926)
Visage Vert n° 25, février 2015.
Depuis sa naissance en octobre 1995, le Visage Vert a publié 25 numéros. Sous l’appellation générique de « Revue de littérature » (il s'intéresse au fantastique, mais aussi à l’anticipation ancienne, au bizarre, à l’absurde ou au mystère), le Visage Vert se présente comme une revue de découvertes, de traductions (ou de retraductions), d’essais et d’illustrations. Tel un archéologue dévoué aux marges de la littérature, le Visage Vert arpente les genres et les mouvements esthétiques liés à l’imaginaire.
Sommaire de ce numéro:
http://www.levisagevert.com/Revues/visagevert/visagevert/vv25.html
pour commander la revue : http://www.levisagevert.com/edition/commande.html
Le blog du Visage Vert, revue et éditeur: http://leblogduvisagevert.wordpress.com/


Doppelgänger
Le procédé est classique mais reste efficace : introduire dans un univers archi-connu (une famille en crise) un être étranger à ce monde, qui pourra observer avec un regard neuf les dysfonctionnements que plus personne n’est capable de discerner ; certains sentiments sont plus développés que d’autres : en particulier la notion de culpabilité, quand le Doppelgänger, hanté par les meurtres qu’il a commis, s’intéresse de plus près à Macbeth. On regrette une tendance à vouloir « moraliser » et/ou trop expliciter les choses (à travers le personnage du professeur de littérature, par exemple, qui n’étudie pas Shakespeare pour sa poétique ou son art dramaturgique, préférant « psychologiser » les motivations de personnages qui sont d’abord des archétypes - une dérive didactique typiquement américaine) et quelques personnages secondaires qui manquent un peu de texture, mais le roman, hormis la quête identitaire qu’il décrit, pose des questions morales intéressantes, sans manichéisme, et met à jour, à travers l’histoire d’un jeune homme que nul ne peut percer à jour (hormis celle dont il tombe amoureux), de nombreuses contradictions inhérentes à la condition humaine.