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Hommage à la démesure et à l'implacable

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Love me or Kill me
Sarah Kane et le théâtre
de Graham Saunders
traduit de l'anglais par Georges Bas
(titre original Love me or Kill me : Sarah Kane and the theatre of extremes)
L'Arche Editeur, 2004

"Livre pionnier" selon Edward Bond, Love me or Kill me : Sarah Kane et le théâtre (la traduction française n'a pas retenu l'expression "le théâtre des extrêmes", sans raison apparente) retrace le parcours atypique d'une jeune dramaturge qui s'est suicidée en février 1999, en laissant derrière elle cinq pièces qui ont déjà fait couler beaucoup d'encre et qui forment déjà une œuvre - chose que l'auteur souhaite démontrer dans cet ouvrage passionnant. On est cependant en droit de se demander si l'intérêt que suscite encore Sarah Kane n'est pas dû à sa mort prématurée et aux réactions parfois scandalisées qui avaient pu accueillir ses pièces en Grande-Bretagne ; ou bien si, au contraire, elle fut réellement novatrice et si sa dramaturgie est de l'ordre de la création véritable. Graham Saunders, dans la préface, lance cet avertissement : "dans sa dernière pièce, 4.48 Psychose, la plupart des critiques ne virent guère plus que la version théâtrale d'un billet annonçant un suicide, et l'appréciation des pièces précédentes se fit dans une optique biographique : on tentait de découvrir des liens entre son œuvre et sa vie. Quiconque attendrait de l'ouvrage qui suit une méthodologie analogue risque d'être fort déçu." C'est donc l'œuvre per se que Graham Saunders s'est donné pour tâche d'analyser et d'éclairer, se proposant de livrer quelques clés afin d'y pénétrer et de s'en imprégner. Il est vrai que dans le cas de Sarah Kane, il paraît quasi impossible de ne pas tenir compte de la désespérance individuelle qui rejaillit dans l'œuvre (elle-même disait : "je n'ai jamais écrit que pour échapper à l'enfer - et ça n'a jamais marché."), de sa sombre vision du monde, de son statut d'auteure "torturée", du grand chaos psychique ou extérieur dans lequel nous évoluons et qu'elle recréait dans ses pièces.

Chacune des cinq pièces est commentée avec soin, dans une approche qui se réfère aux productions et aux réactions de la presse ou du public, mais aussi à la genèse et à l'évolution des textes (que la dramaturge ne cessait de retoucher), à un commentaire serré et rigoureux des thématiques qui traversent ce théâtre, des éléments qui font de cet ouvrage un merveilleux outil d'approfondissement destiné non seulement aux metteurs en scène ou aux comédiens potentiels mais aussi aux spectateurs passés et espérons-le à venir.

Que trouve-t-on dans les pièces de Sarah Kane qui mérite que l'on s'y attarde ? Un radicalisme (structurel et langagier) proche du nihilisme, une volonté affirmée d'inventer de nouvelles formes éclatées, impossible à ranger dans les petits tiroirs génériques conventionnels ; un déséquilibre désiré, comme dans Anéantis (Blasted), où le désordre structurel de la pièce incarne le désordre engendré par la guerre ; un théâtre où, selon la dramaturge elle-même, "la forme et le fond s'efforcent de ne faire qu'un - la forme, c'est le sens.", mais capable par instants de conserver les unités classiques, qui voleront en éclats dans 4.48 Psychose ; on y trouve aussi des dialogues minimalistes, volontairement épurés, dans lesquels les silences comptent autant que les mots ; puis de moins en moins de caractérisation, les personnages devenant des réceptacles incarnant davantage des états d'âme que des individus fictifs ; des violences et une cruauté mentales et physiques réitérées, une violence aux allures artaudiennes ; enfin, une "théâtralité explosive, le lyrisme, la puissance d'émotion et l'humour glacé" selon le dramaturge David Greig.

Graham Saunders établit un judicieux parallèle entre Sarah Kane et John Osborne, chef de file des "angry young men", et dont la pièce contestataire Look back in anger (La paix du dimanche) fustigeait l'Establishment dans les années 1950 ("une véritable explosion qui régénéra un théâtre britannique dont l'état avait jusqu'alors été celui d'un déclin distingué") ; et il est vrai que certains critiques ont tenté, début 1995 (quelques semaines après la mort d'Osborne), lors de la création d'Anéantis au Royal Court Theatre, de faire de Sarah Kane l'égérie d'un renouveau théâtral en Grande-Bretagne (marqué entre autres par Shopping and fucking de Mark Ravenhill), d'un mouvement nommé "Cool britannia" ou "New Brutality" - ce que rejetait la dramaturge : "On a estimé qu'Anéantis marquait le début d'un mouvement qualifié de «Brutalité Nouvelle». Ce n'est rien d'autre qu'une étiquette utilisée par les médias pour désigner certaines choses qui pourraient se produire dans une pièce particulière. En fait ça ne sert pas à grand-chose. (...) Je ne me considère pas comme relevant d'une Brutalité Nouvelle."

Quoi qu'il en soit, l'analogie entre les effets qu'eut le théâtre d'Osborne (puis d'Arden et de Wesker), et ceux du théâtre de Sarah Kane permet de rattacher ce dernier à l'histoire du théâtre britannique, à l'histoire du théâtre tout court et à la littérature en général ; car les pièces de Kane sont pétries d'intertextualité et ces influences diverses et éclectiques se conjuguent formidablement : les textes et les créations d'Ibsen, Shakespeare, Beckett, Pinter, Brecht, Camus, Kafka, Orwell, Büchner, Strindberg, Crimp, Sénèque, Fassbinder, TS Eliott, etc. etc. résonnent à travers ses pièces, même si elles obéissent d'abord aux règles ultra-personnelles que l'auteure a développées. C'est ainsi que dans 4.48 Psychose, la dramaturge supprime toute didascalie, tout personnage à proprement parler, ne nous laissant que des voix mêlées, comme pour marquer l'irruption d'une fusion entre la vie et le rêve, le réel et le cauchemar, l'extérieur et l'intérieur, la matière et l'âme, créant ainsi un flottement indéfinissable de "discours" qui n'en forment, en définitive, qu'un seul.

Le théâtre de Kane est un théâtre du bouleversement, un théâtre expérimental et extrême, mais pourtant abouti, dans lequel la violence et la provocation démesurée ne sont jamais gratuites, et répondent à un besoin vital de transmettre une vision bouleversante du monde ; l'écriture y est peut-être thérapeutique, un formidable exutoire pour qui la compose, mais, comme nous l'avons déjà précisé, il est nécessaire d'aller au-delà des tentations biographiques ; ce que fait Graham Saunders en explorant les thèmes de ce théâtre et les procédés dramaturgiques : rejet du réalisme, humour noir, caractère éphémère de la représentation, souci de créer un langage théâtral "capable de susciter une forte réaction affective et intellectuelle (...) Même si de telles réactions provoquent inconfort et douleur" ; le caractère viscéral et physique de ce théâtre (qui le rapproche du Théâtre de la cruauté ou du Théâtre de la catastrophe de Howard Barker) à l'opposé du théâtre "psychologique" classique ; pour l'auteur : "la vision de Kane, comme celle de ses prédécesseurs de la Renaissance, est elle aussi dépourvue de compromis. Pour elle, la tragédie est une situation où l'auteur, l'acteur et le public « descendent en enfer dans leur imagination afin de ne pas avoir à y aller dans la réalité. » (...) Et le théâtre de Kane semble lui aussi faire sienne la conviction que des actions extrêmes et brutales peuvent servir à susciter, chez ses spectateurs, une révélation ou un changement."... On est bien là dans le domaine de la catharsis. D'autres thématiques sont analysées : l'amour, la tendresse et l'espoir sont sans cesse juxtaposés à la violence, l'exploration des relations entre les êtres (Kane refusant le manichéisme d'un "monde comme se divisant entre les hommes et femmes, les oppresseurs et les victimes.")

Cet ouvrage essentiel pour qui s'intéresse un tant soit peu au théâtre contemporain mais aussi à l'intertextualité en général comprend une deuxième partie, composée des entretiens réalisés par Graham Saunders, qu'il retranscrit de façon brute, sans commentaire aucun, laissant à chacun le soin de se faire une opinion ; il a rencontré plusieurs personnes qui, à un moment ou un autre, se sont retrouvés au cœur des créations de Sarah Kane, ou en contact avec elle : les metteurs en scène James MacDonald et Vicky Featherstone, Nils Tabert, qui a collaboré aux traductions en allemand des pièces de Kane, la dramaturge Phyllis Nagy, son agente, Mel Kenyon, et les comédiens Kate Ashfield, Daniel Evans et Stuart McQuarrie. Une œuvre à laquelle Edward Bond ("l'un des tout premiers commentateurs de l'œuvre de Kane et l'un des plus perspicaces") rend aussi hommage en fin d'ouvrage : "il existe deux types de dramaturges. Ceux du premier type s'amusent à des jeux théâtraux avec la réalité. Les dramaturges du second type changent la réalité. (...) L'œuvre dramatique du second type affronte le stade ultime de l'expérience humaine pour que nous puissions tenter de comprendre ce que sont les humains et comment ils créent leur humanité. (...) Sarah Kane était une dramaturge du second type. C'est l'affrontement de l'implacable qui a créé ses pièces."

À leur tour, les pièces et leurs mises en scène devraient influer sur d'autres œuvres en devenir ; pour Graham Saunders, le théâtre hanté, rageur mais généreux et lucide de Sarah Kane ne peut sombrer dans l'oubli ; comme Look back in anger, en son temps, cette œuvre fulgurante est cependant vouée à ne pas disparaître, en témoignent les nombreuses traductions (en allemand et en français, entre autres) et les mises en scène passées et à venir. Un ouvrage critique approfondi, le tout premier à analyser l'œuvre d'une dramaturge partie trop tôt.

 © B. Longre (article paru en 2004 dans Sitartmag).

http://www.theatre-contemporain.net/biographies/Sarah-Kane/

http://www.arche-editeur.com

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