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Quand les rois étaient des reines

nabilnaoum5.jpgMoi, Toutankhamon, reine d’Egypte
De Nabil Naoum
traduit de l'arabe (Egypte) par Luc Barbulesco
(Actes Sud, 2005)


"Le roman n'examine pas la réalité mais l'existence (...) le champ des possibilités humaines." - Milan Kundera, L'Art du roman



Le titre de ce saisissant roman offre déjà quelques clefs sur l’univers intimiste dans lequel le lecteur pénètre prudemment pour bientôt se trouver happé par le récit de la narratrice éponyme, personnage par essence hybride, inspirant d'abord une crainte mêlée d'admiration ; car (qui oserait en douter ?) c’est l’authentique Toutankhamon qui nous parle, et son récit obsédant a traversé les siècles après qu’elle l’a livré aux murs de sa prison : il est parvenu jusqu’à nous par le biais de la prose tour à tour audacieuse ou lyrique de Nabil Naoum.

Le roman, certes ancré dans l’histoire de l’Égypte ancienne (dont on sait en réalité peu de choses, hormis ce que les tombeaux ont livré), retrace un destin invérifiable, que nulle source ne pourra venir confirmer ou infirmer – mais, à défaut d’être véridique, tout y est hautement vraisemblable, le romancier ayant déployé son imagination, en toute liberté, pour pallier les incertitudes de l’histoire. Il réinvente Tout, fille d’Amenothep et sœur d’Akhenaton (le roi rebelle qui remit en vogue le dieu Aton au détriment d’Amon), élevée comme un garçon, installée sur le trône à neuf ans ; pour se voir, à dix-huit ans, brutalement écartée de ce rôle masculin, créé de toutes pièces par sa mère et le grand vizir. Après avoir été le dieu vivant, sur lequel nul mortel ne peut poser le regard à moins d’y être autorisé, Tout-Nefret, enceinte de plusieurs mois, est jetée dans une fosse obscure tandis qu’un jeune prêtre est sacrifié pour servir de dépouille royale ; car un « roi » ne peut concevoir et encore moins enfanter, et devient gênant quand il s’obstine à vouloir mener une grossesse à terme…

Dans sa dernière demeure, la jeune femme relate l’histoire de sa brève existence sur le point de s’achever par le poison – se confiant à des interlocuteurs invisibles ou absents, sa fidèle servante Senou (est-elle présente ?) ou son amant, Horemheb, celui qui l’aurait trahie.

On trouve là des lamentations, il est vrai, mais étayées de souvenirs entrelacés, permettant à Tout de revivre tous les instants remémorés avant de mourir ; elle revient sans relâche sur son amour et sa haine mêlés, dirigés contre Horemheb, le chef des armées, celui qui l’a ouverte au plaisir des sens pour mieux la tromper ensuite, celui qui fut l’un des seuls à deviner que sous le costume du roi, se cachait une toute jeune fille.

Le récit progresse par circonvolutions, retours et brusques avancées, par digressions temporelles, d’un souvenir à l’autre, au fil des sentiments souvent contradictoires éprouvés par la jeune Tout-Nefret (du désespoir à l’exaltation, de la fierté à la générosité, de l’abnégation de soi à la honte, etc.) – un mouvement de la pensée débarrassé de toute chronologie, qui se déploie au rythme des paradoxes d’un esprit subtil qui atteint peu à peu des vérités essentielles, et apprend à rejeter ce qui n’est qu’illusion – le pouvoir, les richesses et la vénalité de ceux qui ont pu commettre l'ultime trahison. Seule compte maintenant la vie nouvelle qu’elle abrite en elle (et pourtant condamnée). Le personnage grandit et s’affirme, et si elle s’écarte ainsi des lamentations et d’Horemheb, faisant preuve vis-à-vis de lui d’un cynisme montant, c'est bien grâce à ses multiples réminiscences : l’analyse du passé l’incite à dresser un bilan détaché de cette liaison secrète : « Comme les voies du souvenir sont curieuses… toutes les fois où je m’y suis enfoncée, j’ai découvert qu’elles étaient peuplées de mille détails, comme un rêve… Comme si le passé était plus clair que le présent… », confie-t-elle, comprenant que ces retours en arrière lui ont permis de se faire l’observatrice lucide et a posteriori d’événements sur lesquels elle n’avait aucune prise par le passé.

Moi, Toutankhamon, reine d’Egypte est surtout un hymne à la féminité qui revendique son droit au plaisir charnel et au pouvoir, refuse la domination masculine et le paternalisme brutal des hommes ; un récit parcouru de révélations existentielles et de judicieux commentaires (évidemment très contemporains) sur les relations entre les sexes, la place réelle des femmes dans la société (en définitive, bien peu nous sépare de l'Égypte ancienne), et sur les faiblesses et les paradoxes de la tyrannie et de la virilité masculines : « j’ai compris à quel point tu craignais la mort. La violence est l’expression de la crainte, comme la cruauté. », constate la reine, s’adressant à Horemheb l’absent ; ou encore : «les hommes ne connaîtront pas la vérité de l’amour tant qu’ils ne seront pas libérés de leur crainte de notre supériorité. » Des traits de caractère qu’elle retrouvait chez le « frère » tant admiré, Akhenaton, si prompt à libérer les femmes et à les protéger, contrairement aux autres hommes... Cette exaltante réécriture de l’histoire (qui n’est pas sans rappeler l'épique roman de David Haziot, Elles) sert la cause des femmes et prône une égalité nécessaire, montrant combien l’histoire, la « grande », peut se faire mensongère quand elle est écrite par des hommes : « les chroniques des règnes sont pleines d’hypocrisie et de mensonges », affirme la narratrice, sachant qu’ils « graveront sur la pierre le récit des victoires illusoires que je n’ai pas remportées. » Les traces laissées par l’histoire seraient-elle donc semblables au verbiage fleuri d’Horemheb, amant volage tentant de se disculper de ses multiples absences ? Au contraire, seules la poésie (l’une des passions de Tout) et la littérature libéreraient la vérité du joug masculin et lui redonneraient la place qui lui revient. C’est donc le langage, libérateur, qui conduit Tout-Nefret à se révolter contre les manipulations passées et à entrer en subversion (contre l’ordre établi, les carcans religieux, moraux, politiques, etc.), délaissant pour un temps son désespoir (qui lui a toutefois fait prendre conscience que « Tout va à son extinction. ») ; en se souvenant de sa liaison avec un autre homme, Ta’ou, elle analyse désormais finement pourquoi les autres ont pu voir en elle un danger: « il [Ta’ou ] voyait en moi cette aspiration à me libérer de toute servitude (…) le pouvoir de s’émanciper de l’emprisonnement de l’idée d’éternité, imposée par tous les rites minutieux du culte et de l’embaumement. » ; et plus loin, elle lègue à sa fille (et à travers elle, à toutes les filles à venir au monde), ce message d’exultation : elle « reviendra à la vie dans le ventre d’une autre femme , et elle se verra alors en possession de toute la terre. »

Nabil Naoum ne se targue pas d’être historien, mais paradoxalement, Moi, Toutankhamon, reine d’Égypte dépasse sans mal ces ouvrages pseudo-historico-romanesques faciles et rébarbatifs sur l'Égypte ancienne, auxquels le public s'est malheureusement habitué. Cet ouvrage unique appartient plutôt à la catégorie des grandes œuvres entêtantes et atemporelles, où l’acte langagier, dans son urgence, participe à un mouvement libérateur, où chaque mot s'impose au lecteur et participe d'un cheminement humain irremplaçable.

B. Longre (sept. 2005)

http://www.actes-sud.fr/index.htm


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Commentaires

  • Très joli de définir le roman comme l'art de rêver la plume à la main, mais c'est oublier le suicide du roman par Flaubert dès qu'il se reconnaît en Mme Bovary, rêveuse bourgeoise de province. Le roman est l'art du suicide après "Bovary". L'existentialisme porte sur le choix du cercueil le plus stylé en acajou, ébène ou chêne.

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