Ce qui va suivre risque d'en ennuyer quelques-uns, mais l'exercice m'amuse... Prenons l'extrait d'un poème "profane" de John Donne (1572-1631), intitulé The Flea (la Puce), composé dans les années 1590.
Marke but this flea, and marke in this,
How little that which thou deny'st me is;
Me it suck'd first, and now sucks thee,
And in this flea our two bloods mingled bee;
Confesse it, this cannot be said
A sinne, or shame, or losse of maidenhead,
Yet this enjoyes before it wooe,
And pamper'd swells with one blood made of two,
And this, alas, is more than wee would doe.
Dans ce texte célèbre, le narrateur s’efforce de persuader sa presque amante de perdre sa virginité en sa compagnie ; il use pour cela d’un argument très astucieux, développé tout au long du poème, que lui inspire la présence d’une puce qui vient de les piquer ! Un poème de séduction ancré dans le réel, d'un genre nouveau à l'époque.
Voici deux traductions françaises, composées à plus de quarante ans d’écart… (j'ai inséré les vers anglais pour faciliter les comparaisons) La première est certes plus élégante, plus raffinée (plus décorative ?), on trouve des rimes, comme dans l'original, et le nombre de pieds est dans l'ensemble respecté (approximativement). Mais le traducteur a tendance à étoffer l'original ("bagatelle" pour "little", "infamie" pour "sinne" - le péché). La seconde est à mon avis plus limpide, plus proche du texte source, reproduisant de façon plus satisfaisante, je crois, son apparente spontanéité et ses sous-entendus, tout en conservant ses complexités...
Marke but this flea, and marke in this,
Vois cette puce, et vois par elle
How little that which thou deny'st me is;
Que tu te fais prier pour une bagatelle ;
Me it suck'd first, and now sucks thee,
Nous ayant tour à tour piqués
And in this flea our two bloods mingled bee;
Elle tient nos deux sangs en elle conjugués
Confesse it, this cannot be said
Tu ne peux parler d’infamie,
A sinne, or shame, or losse of maidenhead,
De déshonneur ou de virginité ravie
Yet this enjoyes before it wooe,
Bien que sans cour elle ait joui
And pamper'd swells with one blood made of two,
Et se gonfle, gorge à nos deux sangs réunis :
And this, alas, is more than wee would doe.
C’est pourtant plus, hélas, qu’il ne nous est permis !
(traduction de Jean Fuzier, Gallimard , 1962)
Marke but this flea, and marke in this,
Observe cette puce, et, ce faisant, observe
How little that which thou deny'st me is;
À quel point est bien peu ce que tu me refuses ;
Me it suck'd first, and now sucks thee,
M’ayant d’abord piqué, voici qu’elle te pique,
And in this flea our two bloods mingled bee;
En cette puce donc nos deux sangs sont mêlés ;
Confesse it, this cannot be said
Qu’il n’y a en cela ni honte ni péché,
A sinne, or shame, or losse of maidenhead,
Tu le sais, ni non plus virginité perdue
Yet this enjoyes before it wooe,
Pourtant elle jouit sans avoir fait sa cour,
And pamper'd swells with one blood made of two,
Et, d’un sang fait de deux gorges, elle se gonfle
And this, alas, is more than wee would doe.
Ce qui est plus, hélas, que nous ne saurions faire.
(traduction de Bernard Pautrat – Rivages Poche, 2006)
Pour plus d’informations sur John Donne http://www.luminarium.org/sevenlit/donne/
Commentaires
Oui, la deuxième en effet, la sonorité, la musique des mots, entre les mots, une fluidité, et la lecture est sans effort, comme l'eau qui coule...
Encore une fois, c'est la preuve qu'on ne traduit pas les mots mais la musique des mots. On n'écrit pas non plus son propre texte, en s'éloignant du texte d'origine. C'est un équilibre entre la liberté et la fidélité - la justesse est au juste au milieu...le point J
Quelle charmante loufoquerie amoureuse.
La comparaison des traductions est intéressante. Elle m'a rappelé un beau livre d'Antoine Berman sur Donne...
Oui, loufoquerie et facétie... Donne était jeune alors et n'avait pas encore endossé son habit de Doyen de St Paul... Axel : avez-vous les références du livre de Berman ? cela m'intéresse. Merci !
"Pour une critique des traductions : John Donne", Gallimard, 1995.
Voilà un article qui recense ce livre :
http://www.pum.umontreal.ca/revues/surfaces/vol5/bouvet.html
Le plus beau livre d'Antoine Berman sur la traduction est "La traduction et la lettre. Ou l'auberge du lointain". Seuil, 1999.
C'est rare qu'un livre théorique fasse autant vibrer.
Merci Axel, ce sera plus approfondi que ma présentation !
C'est passionnant !
J'aime bien le vers
"ni honte ni péché" mais le mot "honte" me paraît rajouté car la honte renvoie à un comportement social et non à la culpabilité qu'implique le mot péché.
"Sans cour" dans la traduction 1 est presque incompréhensible...
Mais je regrette qu'en effet à ce jour on ne se donne plus la peine de faire la cour avant de jouir, ce que suppose le traducteur de 2006.
Merci Rosa !
le terme "honte" traduit le terme "shame" qui est dans le texte original après le terme signifiant "péché" ("A sinne, or shame") - cette 2nde trad est la plus fidèle à mes yeux.
Quant à John Donne, lui savait faire sa cour... (non pas comme l'entendaient les troubadours et la poésie courtoise - il est vrai !)
Merci pour ce billet passionnant.
C'est dur d'être à la fois loufoque et profond, facétieux et poétique, comme l'est Donne.
La différence entre les deux traductions est presque effrayante. Je repense à tous les livres traduits que j'ai lu : qu'ai-je lu ? Le livre de l'auteur ou celui du traducteur ?La traduction est un sujet sans fond, éternel.
Oui, je pense quand même que la rime de John Donne n'était pas à supprimer. Une rime est une voyelle qui revient, et une voyelle porte en elle un sentiment. Si la rime disparaît, ce sentiment disparaît aussi.
(Cela dit, rien de plus limpide que l'anglais de John Donne. J'ai récemment rédigé un article sur le poème que Shelley a consacré au mont-Blanc, et le langage du poète romantique est plus ardu à la compréhension, je crois bien.)
@Atlantica : en lisant une traduction, on lit évidemment un texte second... mais rassurez-vous, la plupart des traductions qui paraissent n'ôtent en rien la teneur des textes orginaux. Quant à la poésie, c'est un peu différent..., il est vrai, tant le rapport à la syntaxe et à la musicalité de la langue source peut être essentiel.
@ Ramiel : sur la rime, je suis d'accord - la seconde traduction, bien que plus satisfaisante (car plus adaptée à notre rapoort au langage que celle de 1962 ?) est parfois un peu maladroite (mais il est si facile de juger ce qu'on n'a pas travaillé/imaginé soi même... !)
L'anglais de Donne est certes limpide (moins orné que celui des romantiques, peut-être ?), en même temps, il faut se méfier car ses propos sont pétris de paradoxes, de double-entendre et autres "conceits" (ces traits d'esprit parfois difficiles à déceler).
Sans hésiter je préfère quant à moi la première!
Bien que toutes deux soient très intéressantes, la rime est nécessaire à mes oreilles et à mon cœur. Une rime n'est pas une décoration superficielle, et n'est certainement pas "en option"! Traduire sans les rimes, c'est traduire le fond sans la forme, et changer l'âme du texte... Par ailleurs je préfère également le langage un peu "vieillot" de la première, mais ça c'est une question purement subjective j'imagine. Quoique là encore, peut-être ce langage est-il nécessaire pour rester dans l'esprit de l'époque et ne pas faire d'anachronismes lexicaux ni grammaticaux.
Belle trouvaille en tout cas, je ne connaissais pas ce poème ni ses traductions!
Merci Marina, pour ces remarques. Je parle à nouveau de Donne dans une autre note !