J'ai récemment découvert cette note sur le blog de Vincent Cuvellier, auteur jeunesse (pour plus d'informations, lire l'entretien en ligne et cet article).
"Alors voilà une critique de mon nouveau livre... houlà, ils m'aiment pas, eux ! ça fait dix livres qu'ils me démolissent! j'aime particulièrement le: "L’intérêt éducatif indéniable de ce roman, est malheureusement contrebalancé par le style littéraire employé. Pour aborder ce thème important, l’auteur a choisi de s’adresser aux enfants dans un vocabulaire très familier, truffé de gros mots, qu'il considère être le leur... "
et l'auteur de donner ce lien : www.choisirunlivre.com/fiche_lecture.php5?livre_id=9286 qui mène sur le site intitulé "Choisir un Livre".
En réaction à son post, Anne Percin, elle aussi auteure jeunesse, écrit :
" Salut Vincent ! je me sens tout à fait solidaire, ayant subi la même attaque de la part de ces mystérieux "critiques". www.choisirunlivre.com/fiche_lecture.php5?livre_id=7881
article où j'ai appris avec stupeur que mon roman était une sorte de traité de la masturbation masculine, écrit dans une langue "très relâchée". Et l'auteur de ce commentaire (ChB = Christine Boutin ?) de citer dans son article les deux ou trois seules phrases qui pouvaient voir en effet quelque chose de cru, tout le reste étant, de l'avis général, très pudique... Bref. Là où j'ai ri, c'est en lisant leur critique au sujet de mon 2eme roman..."
Que des lecteurs lambdas donnent leur point de vue sur des ouvrages qu'ils ont lus n'a rien de gênant en soi, au contraire (la diversité de la critique est source de débat), mais que ces personnes qui ne signent pas leurs commentaires (les recensions sont signées par des initiales) s'érigent en "prescripteurs" ou critiques littéraires (on les retrouve en "prescripteurs" plus ou moins officiels sur un site de vente en ligne bien établi sur la toile) laisse dubitatif...
Justement, qui sont ces "mystérieux" auteurs qui ne signent pas leurs avis ? Sur leur site, on trouve cette brève présentation : "Parents, bibliothécaires, enseignants, près de 30 personnes toutes actives auprès des enfants. Les comités de lecture sont présents en province et à Paris."
Leur motivation ? "Donner le goût de lire ! Répondre à la demande croissante de conseils des parents et des éducateurs en général, ainsi que des enfants, en les informant sur le contenu des livres qui paraissent."
Autant dire qu'on reste sur sa faim. Par ailleurs, il suffira de lire quelques-unes de leurs prétendues critiques, émaillées de jugements à l'emporte-pièce et adoptant un ton moralisateur d'un autre âge (j'ose espérer...) pour se faire une idée de leur ouverture d'esprit, de leur professionnalisme et de la rigueur de leurs analyses.
Quelques exemples en vrac (voir aussi ceux qu'a relevés Vincent), d'ouvrages que je pense bien connaître.
Sur On n'aime pas les chats de François David et Géraldine Alibeu (Sarbacane), voici ce que "CHB" nous dit, "Cette fable sur l'intolérance et la différence est difficile d'accès pour les enfants. Elle fait référence à des situations qu'ils ignorent. Les illustrations sont agressives et expriment une grande violence. Les adultes comprendront le message mais peuvent choisir de le transmettre par d'autres moyens moins perturbants. "
Illustrations "agressives" ? C'est un point de vue... Mais en quoi ? Sur quels arguments se fonde ce jugement ? "perturbant" ? De savoir que le racisme épidermique est une absurdité ?
Pour ma part, j'ai dû passer à côté de quelque chose en lisant cet admirable album, dont je parle ici : www.sitartmag.com/chats.htm
(Quelle inconscience de l'avoir partagé avec mes enfants !)
Sur Jeu Mortel de Moka (Medium de l'école des loisirs), voici ce qu'on lira (cette fois signé par "HB")
"La violence des situations, le manque de respect d’autrui ainsi que la volonté de blesser avec cruauté celle qui n’est pas de son milieu social, pour en arriver au meurtre, ne permettent pas de donner à lire ce livre aux adolescents (...) l’absence de culpabilité, de remords ou de pardon devant le meurtre, ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Même si l’actualité nous en donne parfois une telle image, les adolescentes ne sont pas aussi perverses."
Ah bon ? Honte sur moi, qui l'ai conseillé ici : www.sitartmag.com/moka.htm
Plus fort encore (et là, on dépasse le cadre de la simple morale pour atteindre des sommets dignes des censeurs américains dont je parlais précédemment), sur Lady, ma chienne de vie de Melvin Burgess, paru chez Gallimard (Scripto), et qui obtient un zéro pointé (si ! Ils osent !)
"Il est inadmissible qu'un ouvrage de ce type, faisant l'apologie des plus bas instincts, soit le "nec plus ultra" proposé par cette nouvelle collection, présentée avec éloge par l'éditeur qui nous annonce des grands textes de qualité. On reste très mal à l'aise, pensant que les adolescents méritent mieux !
"CHB" termine en beauté : "A ne pas acheter, à oter des bibliothèques et à mettre à la poubelle."
(tant qu'à faire, l'auteur de cette charmante diatribe devrait peut-être ajouter qu'il faudrait y jeter aussi l'auteur et brûler le tout).
Je ne vais pas plus loin, parce que j'en ai un peu assez de perdre mon temps à lire des textes aussi pathétiques, et parce qu'on aura saisi quelles valeurs sous-tendent ses pseudo analyses, qui véhiculent une vision réductrice de l'enfance, de l'adolescence et de la littérature (encore faudrait-il qu'ils sachent ce qu'on entend par là). Allez, juste une dernière, histoire de rire de la (touchante ? Alarmante, plutôt) naïveté de lecteurs/commentateurs anonymes, assez dévoués pour nous transmettre leur bonne parole.
A propos de Je me marierai avec Anna de Thierry Lenain (illustré par Aurélie Guillerey, chez Nathan Jeunesse, Première Lune)
"Dans cette histoire, la mère n’a pas une attitude constructive du tout : elle ne sanctionne rien et n’explique pas pourquoi deux filles ne peuvent pas se marier ensemble. Elle contente de se mettre en colère, puis de confectioner un gâteau au chocolat pour se faire pardonner. Quant au père, il ne va même pas expliquer à sa fille pourquoi deux femmes ne peuvent pas avoir d’enfant ni seule ni ensemble! Et Cora ne s’est pas sentie comprise par ses parents. Ce livre n’apporte aucune réponse à l’enfant qui se trouve dans une situation analogue, ni à celui qui ne la vit pas personnellement... ni aux adultes qui chercheraient une explication afin d'aider un enfant. "
Merci à "IV" pour cette lecture certainement sincère, mais en tout cas si naïve que même de très jeunes lecteurs ont compris qu'il fallait aller au-delà des apparences. (et je passe sur les allusions chargées de relents homophobes - car justement, le sujet n'est pas celui que l'on croit...) J'en parle ici : www.sitartmag.com/thierrylenain.htm
Pour les parents démunis (qui sont apparemment la cible de "Choisir un livre"), un conseil : faire confiance aux sites suivants (liste non-exhaustive) et à leurs publications.
Pour finir, un conseil à Vincent Cuvellier : qu'il tâche de soigner son français (ça suffit, les "gros mots" !) dans ses prochains livres, histoire de voir si c'est pour cette seule raison qu'ils ont pris ses textes en grippe... Quant aux autres ouvrages victimes de ce comité de vigilance, que leurs auteurs n'hésitent pas à se manifester...
Commentaires
Je crois en effet qu'il ne faut pas s'arrêter à ces censeurs peu inspirés. De toute façon, quand on publie un livre, on s'expose, à l'avis construit, à la destruction haineuse, etc. Il suffit de les ignorer et de passer à autre chose.
Je suis d'accord, il ne faut pas en tenir compte et je préfère en rire... mais il est important de dire qu'ils existent (puisqu'ils ont plus ou moins "pignon sur rue"), que de nombreux ouvrages sont indirectement victimes de leurs préjugés et de leur morale pernicieuse (qui peut encourager le public à se détourner des dits ouvrages) et de rappeler ce qu'est la véritable critique littéraire (comme celle que vous pratiquez au quotidien sur votre site !)
Ce que je remets en cause, ce n'est pas tant leur existence (chaque époque a ses réactionnaires ou ses apprentis censeurs), que leur légitimité et leur anonymat...
amicalement
Oui, dans l'absolu et l'utopie, Blandine, mais en réalité ces nocifs-là ont plus de poids que tous nos doigts pointés vers leurs jugements qui, hélas, sont souvent lus et suivis. C'est pourquoi - même si c'est bien de les dénoncer - je maintiens qu'il faut les oublier et avancer, je pense surtout aux auteurs incriminés, c'est à eux que s'adressait mon message précédent. Il y a toujours eu plus de destructeurs que de constructeurs, en littérature comme ailleurs...
Je ne partage pas forcément votre pessimisme... En revanche, je suis d'accord pour avancer et je vous suis !
Merci pour ce travail de signalement, Blandine. Je suis allé voir à mon tour ce site et j'en ai tiré quelques analyses.
http://joannic-arnoi.over-blog.fr/article-13838343.html
Ces gens-là sont d'une hypocrisie sans nom.
J'ai rencontré une dame qui écrivait ce genre de critique, peut-être même bien pour "choisir un livre". Elle est venue me voir dans un salon et m'a dit, à propos d'un de mes romans qui parlait de marginalité, de drogues, etc. : "Votre livre est très bien, contre la drogue : ça montre aux jeunes ce qui ne faut pas faire"...
A l'époque (2000) j'avais été sciée par ces propos, vu que mon livre, justement, n'apportait aucun jugement, et n'était surtout pas un livre "pour montrer aux jeunes ce qu'il ne fallait pas faire".
J'ai retrouvé aussi cette critique sur un de mes petits romans :
"Des situations rocambolesques, la description de parents égoïstes, une histoire tissée de bout en bout par des mensonges... Il faut faire la part des choses pour en tirer une réflexion intéressante." (sic !)
En fait, ce ne sont que de vieux grincheux, de vieux réacs rassis (voire pire). Ils n'apportent rien à la littérature si ce n'est leur morale qu'ils assènent à tout va. Ce sont sûrement eux qu'il faudrait mettre aux oubliettes ;-) (j'ai pas dit à la poubelle, hein !)
Aux oubliettes, c'est certain ! On retrouve en tout cas dans le témoignage que vous rapportez le désir d'une littérature fonctionnelle, qui ne serve qu'à alimenter des "débats"... rien à voir avec le goût de lire.
Ce qui est plus inquiétant, ce sont les propos réactionnaires, homophobes et j'en passe... souvent amenés de manière très insidieuse.