Ces Portraits d'écrivains ne doivent pas tous se lire comme étant le portrait d'un seul homme : de multiples protagonistes se succèdent tout au long de ces textes dont on ne peut aisément définir le genre ; des nouvelles un peu sombres à l'odeur de désespérance, mais aussi des pamphlets à l'humour subtil, des épitaphes ironiques, de drôles de haïku en prose, des historiettes sarcastiques et des fragments où l'absurde aime à pointer son nez...
Le fil conducteur obsessionnel de tous ces textes tient en peu de mots : l'écriture et les écrivains. Jean-Jacques Nuel jongle brillamment avec le thème, déployant de multiples variations sur plusieurs tons : l'écriture est vue comme une "maladie rare" (Les grands remèdes, Tel père, tel fils) ou comme un bon filon commercial (La Jurisprudence, L'hommage) ; la gloire et la postérité, ces lourds fardeaux qui "pourchassent" certains écrivains, sont traitées avec dérision (Le Musée, Les ennemis) de même que l'écrivain en quête de gloire, mais qui disparaît corps et âme avec l'oeuvre unique de toute une vie, celle qui devait lui apporter une reconnaissance posthume (L'épitaphe) ; mais l'auteur transmet aussi sa compassion et ses pensées pour les "travailleurs" de l'ombre que la notoriété n'a jamais daigné toucher, mais qui s'obstinent, comme Paul dans L'infinie tristesse : "Les refus des éditeurs sont comme des coups qui l'enfoncent, qui le font rentrer sous la terre, qui ravivent la même blessure". L'écrivain est aussi parfois prisonnier : de sa femme et de la misère (Le cagibi) voire de ses propres rituels, et Jean-Jacques Nuel décrit avec la poésie du quotidien la routine de certains écrivains, comme de petits instantanés de vie littéraire (Le thé, La boulangerie Paul, Le marché de la poésie). Ainsi, il examine aussi de près l'acte créatif, la magie des combinaisons de mots et de signes, déconstruisant le processus et ses secrets et lui donnant un sens précis (Il, Les lignes, L'Angine, La phrase). D'autres textes virent à l'absurde, évoquant des univers renversés où les écrivains n'ont plus le même statut (Le livre des morts, La radiation, Nocturne), dans un fantastique subtil et fantaisiste qui sort des chemins battus et rappelle l'atmosphère de certaines nouvelles d'Eric Faye.
Malheureusement, des mots s'égarent, et l'on ne peut combattre cet oubli de l'esprit, comme dans On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, où un écrivain interrompu dans son travail par un coup de téléphone inopportun ne peut ensuite retrouver les mots qu'il était sur le point de noter ; on y lit l'expression d'une angoisse face au temps qui passe, à l'écriture qui sombre dans l'incognito, oubliée, et aux mots que l'on perd sans avoir eu le temps de les écrire... Cette anxiété se ressent dès le premier texte, très justement intitulé La Perte, où l'auteur tente de s'accrocher à quelques certitudes qui pourraient justifier la nécessité d'écrire : "Un texte, ce n'est peut-être pas très important. Ce sont juste des mots, de petits mouvements de la plume dessinant sur la feuille des signes compréhensibles par une faible partie de l'humanité. (...) Mais c'est la seule façon de donner une idée, un frisson de l'éternel."
On découvre avec plaisir ces textes drôles, inventifs et touchants, des textes qui fleurent bon l'authenticité : ils posent sur les écrivains un regard de dérision et de compassion, ils sont les témoins d'une pensée autonome, libérée des contraintes commerciales, et l'auteur use d'un humour habile et modeste, sans effets de style grandiloquents ; un recueil que l'auteur lui-même définit en quelques lignes dans... Les lignes : "C'est l'histoire d'un écrivain qui n'écrit jamais d'histoires, ou brèves alors, incomplètes ou interrompues, des histoires qui ne sont que des fragments, du grain de texte, des prétextes pour avancer sur la page. (...) Ecrire est pour lui un verbe intransitif."
(B. Longre)