Mat de Ronan Bennett
Traduit de l'anglais par Danielle Mazingarbe, Editions Sonatine, 2009 (titre original, Zugzwang, Bloomsbury)
St Pétersbourg, 1914. Un tournoi d'échecs international se prépare. Otto Spethmann, un veuf sans histoires, psychanalyste et amateur d'échecs, est interrogé par la police secrète, qui soutient que le docteur et sa fille de dix-huit ans, Catherine, seraient impliqués dans le meurtre d'un jeune poète. Parmi ses patients, Otto compte trois personnages relativement importants : Rozental, champion d'échecs (pressenti comme favori pour le tournoi mais sujet à de profondes angoisses), Gregory Petrov, député bolchevique, défenseur des ouvriers, et Anna Ziatdinov, épuisée par des cauchemars récurrents. Otto, très attiré par elle, lui parle de la visite de la police et la jeune femme tâche de faire intervenir son père, un industriel influent.
Ainsi débute ce thriller qui n'est pas à proprement parler un roman historique, même si à l'arrière-plan de l'intrigue, se dessine une époque trouble de l'histoire russe ; en contraste avec ses quartiers sordides, la magnificence de la ville est évoquée, un faste qui incarne un impérialisme tremblant sur ses fondations - les attentats, le peuple affamé, les manifestations réprimées dans le sang, les différentes factions politiques (autocrates, anarchistes, bolcheviques, Juifs polonais...). La guerre aussi approche et la révolution est insidieusement en marche, ce dont le narrateur, Otto Spethmann, est convaincu ; pour lui, les puissants sont « en Zugzwang » (terme allemand, signifiant "obligation de jouer", lorsqu'un joueur est contraint de jouer un coup perdant) : « When things reach this pitch, we are all in Zugzwang. Past wrongs will not be forgiven. Rage and numbers will tell. » Les échecs (un jeu « meurtrier ») sont en effet omniprésents : Otto s'efforce de réfléchir en stratège quand la situation paraît inextricable et, en parallèle à l'intrigue, on suit la longue partie qui l'oppose à un ami violoniste, Kopelzon, une partie qui rejoint l'évolution de l'amitié entre les deux hommes. Dans le même temps, plus Otto avance, et quoi qu'il fasse, plus le piège se referme sur lui, un engrenage terrible et peut-être mortel. En définitive, lui qui s'oppose à toute forme de violence devra à son tour tuer un homme, plutôt que de voir des centaines d'autres mourir, et 'idée de libre-arbitre est sans cesse remise en cause : selon le député Petrov, un individu n'a jamais le choix de ses actes.
Aussi, ce psychanalyste sans allégeances politiques, qui mène une existence paisible, se retrouve aux prises avec des forces d'abord invisibles, en tout cas quasi omnipotentes. Sa situation rappelle immanquablement celle du personnage central de Havoc in its third year, roman précédent de Ronan Bennett, fresque fascinante qui se déroulait dans l'Angleterre des années 1630, période de bouleversements religieux et politiques. Pour Mat, l'auteur a choisi un contexte spatio-temporel bien différent, mais similaire sur de nombreux points (une crise politique, une société sur le point d'exploser) ; les problèmes abordés et le schéma éthique (la façon dont Otto perçoit ces changements mais aussi les actes criminels qui se succèdent) restent en effet semblables, comme les grands thèmes qui traversent le roman : les mécanismes du pouvoir, ses dangers et ses limites, les dérives qui l'accompagnent quand il est entre les mains de fanatiques (antisémites, bolcheviques, tyrans...) ou sous l'influence d'idéologies qui, en dépit de leurs éventuelles qualités premières, mènent à des compromis, à des trahisons et corrompent les individus.
Otto possède malgré tout un pouvoir sur la psyché, son matériau de travail ; son rôle consiste à décrypter les troubles psychologiques et à appréhender l'esprit humain, sans toutefois être en position de tout saisir : d'abord dans la position du candide qui croit pouvoir se distancer du monde et des troubles du pays, il comprend peu à peu qu'il lui est impossible de conserver une position neutre. Il s'agit donc ici (comme dans Havoc in its third year) du roman d'un homme seul contre tous, héros malgré lui, écartelé entre ses valeurs morales, son honnêteté intellectuelle, sa quête de bonheur privé, et les actes de violence ou les compromis que requiert la situation. Lui aussi est faillible : il tombe amoureux d'une patiente (déontologiquement, une faute) dont il doute parfois de la sincérité et dont on se méfie. De même, on l'accuse de passivité, de s'être assoupi dans son confort bourgeois (la visite de la police secrète est sa première confrontation réelle avec le despotisme), tandis que d'autres Juifs sont des victimes (la menace des pogroms n'est jamais loin) et vivent misérablement en Pologne.
On apprécie l'écriture sobre, rigoureuse (à l'image du narrateur), le style sans fioritures, la narration linéaire, avant tout au service de l'action et de son inéluctable progression, mais encore le très classique procédé d'ironie dramatique employé par l'auteur, quand Otto reste aveugle face à des événements et des ramifications qui n'échappent pas au lecteur, qui s'identifie malgré tout très vite au personnage malmené par son créateur. Le suspense est amplifié par les multiples rebondissements (les masques tombent successivement, aucun personnage n'étant en réalité celui qu'il donnait l'impression d'être) et par la progressive accélération de l'action. Efficace et savoureux, malgré sa relative complexité, le roman possède d'évidentes résonances contemporaines dans le traitement du fanatisme (politique ou religieux, il mène aux mêmes exactions et actes sacrificiels) et ouvre de multiples pistes de réflexions.
B. Longre, février 2010