"Louis Pasteur alla chercher un lourd volume sur ses étagères. C’était L’Histoire du choléra asiatique de Macnamara ; publié quelque douze années plus tôt à Londres, le livre était déjà un classique. (…)
Il y avait dans un temple du Gujarat, en Inde occidentale, un monolithe datant de l’époque d’Alexandre le Grand et sur lequel était inscrit : « Les lèvres bleues, le visage hagard, les yeux caves, l’estomac affaissé, les membres contractés et ratatinés, comme par le feu : tels sont les symptômes de la grande maladie qui est invoquée par une malédiction des prêtres et s’abat sur les braves pour les occire. » Hippocrate décrivit cette diarrhée mortelle. Il l’avait vue à l’œuvre à bord des navires qui entraient dans les ports grecs. Il avait examiné les suintements liquides qui s’écoulaient des corps des victimes et les grumeaux de mucus dans leurs intestins. (…)
Anonyme, invisible, cet organisme minuscule, recourbé et muni d’une queue mobile, flottait dans les fleuves où les grands dieux avaient plongé, dérivait près des rochers sur lesquels les femmes battaient leurs draps, effaçant les souillures laissées par l’amour et la procréation, par le sang et la salive, par les mucosités, le pus, les taches fécales, les caillots des bronches. Ces êtres n’avaient pas de poésie propre, aucun mythe ne les soutenait en chemin, et pourtant ils prospéraient sur les panses des poissons, se cachaient dans les carapaces des crabes – à la jointure des pattes et des pinces –, et là, se multipliaient au cœur des bouquets d’algues qui filaient dans les courants, vers la mer. Quel était l’objectif de ce vibrion, quelle place tenait-il dans le grand dessein, si grand dessein il y avait ? Ses errances servaient-elles Satan, où était-il simplement une chose en soi, s’efforçant de survivre, ne contenant aucun souvenir, mais dotée d’une férocité plus grande que celle du tigre, que la puissance d’une chute d’eau, que le tonnerre dans le ciel, une férocité concentrée sur sa propre pérégrination ? Ce vibrion était-il seulement une autre manifestation de la colère de la nature contre l’humanité ?"
(extrait du chapitre 2)
L'Insaisissable, Anne Roiphe
Traduction de l’anglais (États-Unis) de Blandine Longre
(traduit avec le concours du CNL), avril 2015, les Editions du Sonneur.
http://www.editionsdusonneur.com/livre/linsaisissable-anne-roiphe/
(tous les posts : http://blongre.hautetfort.com/tag/l%27insaisissable)
A young Venetian woman, aged 23, depicted before and after contracting cholera.
Coloured stipple engraving. Courtesy of Wellcome Library, London Iconographic Collections, Library reference no.: ICV No 10741. source: http://www.branchcollective.org/?attachment_id=1297
Albert Edelfelt: Louis Pasteur en 1885, huile sur toile (source: Musée d'Orsay)
Le choléra en France. Paris - mesures de désinfection prises à la gare de Lyon, à l'égard des voyageurs arrivant de Toulon et de Marseille, L'Illustration Edition Paris, 1884
Source : http://www2.biusante.parisdescartes.fr/img/?refphot=CISC0238x1