Oliver Goldsmith
The Description of a Little Great Man / Un Petit Grand Homme
(En 1760, Oliver Goldsmith entame la publication d’une série de lettres dans un périodique intitulé the Public Ledger ; ces missives, écrites par le très fictif Lien Chi Altangi, philosophe et savant chinois voyageant en Angleterre, furent rassemblées et publiées sous le titre Le Citoyen du monde en 1762.)
"En lisant les journaux de ce pays, j’ai compté, en moins d’une demi-année, jusqu’à vingt-cinq grands hommes, dix-sept très grands hommes et neuf hommes très extraordinaires. Ce sont eux, disent les gazettes, que la postérité se devra de considérer avec admiration : voilà les noms que la renommée s’emploiera à exhiber pour étonner les siècles à venir. Voyons voir, quarante-six grands hommes en six mois, cela fait tout juste quatre-vingt-douze par an. À se demander comment la postérité pourra se les rappeler tous, ou si les générations futures n’auront d’autres préoccupations que de retenir ce catalogue par cœur.
Le maire d’une ville prononce-t-il un discours ? on l’institue aussitôt grand homme. Un pédant fait-il imprimer son banal ouvrage en in-folio ? il est grand homme sur-le-champ. Un poète met-il en rimes quelques sentiments rebattus ? il devient lui aussi le grand homme du jour. Quelque minuscule que soit l’objet de l’admiration, il est accompagné d’une foule d’admirateurs plus minuscules encore. La clameur s’élève dans son sillage tandis qu’il marche vers l’immortalité et avise la cohue qui le suit avec une grande satisfaction de lui-même, affectant en chemin toutes les bizarreries, les fantaisies, les absurdités et les petitesses de la grandeur qu’il s’attribue.
Je fus hier invité à dîner chez un gentilhomme, lequel me promit que les réjouissances consisteraient en une pièce de venaison, une tortue et un grand homme. Je m’y rendis à l’heure dite. La venaison était excellente, la tortue délicieuse, mais le grand homme insupportable. Dès l’instant où je m’aventurai à parler, je fus aussitôt contredit sur un ton cassant. Je hasardai un deuxième, puis un troisième assaut afin de sauver ma réputation mise à mal, mais fus de nouveau rabroué et me retirai confus. Acculé dans mes retranchements, je décidai d’attaquer encore une fois et fis porter la conversation sur le gouvernement de la Chine : cependant il affirma, rabroua et contredit comme précédemment. Ciel, pensai-je, cet homme prétend connaître la Chine mieux que moi-même ! Je regardai autour de moi afin de voir qui se rangeait dans mon camp, mais tous les yeux étaient rivés, admiratifs, sur le grand homme ; en conséquence, je me résolus à demeurer silencieux et à jouer le rôle du gentilhomme aimable durant la discussion qui suivit."
(extrait - cette traduction, accompagnée du texte original, a paru dans le n°4 du BLACK HERALD, 2013 - traduction Blandine Longre)
Pour lire le texte dans son intégralité:
http://blackheraldpress.wordpress.com/magazine/the-black-herald-4/
Oliver Goldsmith par Sir Joshua Reynolds.
Oliver Goldsmith (1731?-1774) est un auteur anglo-irlandais surtout connu pour The Citizen of The World (1762), le roman Le Vicaire de Wakefield (1766), le poème pastoral Le Village abandonné (1770) et la pièce Elle s’abaisse pour triompher (1771). Après des études de droit et de théologie à Trinity College, Dublin, il s’essaie à divers métiers, étudie la médecine et voyage à Leyde, en France, en Suisse et en Italie. De retour à Londres, en 1756, il entame une carrière précaire d’écrivain à gages, s’endette, mène une vie dissolue et s’adonne au jeu. Il réussira à s’imposer dans le monde des lettres grâce à l’influence de Samuel Johnson.