Remington de Joseph Incardona, Fayard Noir, 2008
« On a beau dire, on écrit pour se raconter soi-même, le plus souvent, les autres ne sont qu’un prétexte. Meubler le vide est une imposture. »
On s’attend parfois à lire un polar (et tout l’indique – ne serait-ce que le titre de la collection ou le titre tout court), et on se trouve littéralement pris de court, plongé dès les premières pages dans une chronique désenchantée où la froideur de ton le dispute à la désespérance, où le quotidien du narrateur, cadré, organisé, ne suffit pas à nous duper sur le mal-être qui l’habite, ni sur les émotions qui le malmènent. Matteo Greco n’est ni flic, ni voyou. Il mène au contraire une vie réglée, disciplinée, même, et sans drames (si l’on omet les faits divers qu’il découpe dans les journaux) et parvient à cumuler plusieurs activités, alternant brèves missions pour une agence de sécurité (par nécessité financière), entraînements de boxe et séances d’écriture, qui se déroulent à sa table de cuisine, sur laquelle séjourne une vieille Remington portative. Il écrit des nouvelles (inspirées, justement, des petites coupures qu’il collectionne) et, bientôt, un roman, sur lequel il reste malgré tout très discret.
Pourtant, une rencontre va dérégler, puis bouleverser cet ordonnancement solitaire et ce leurre du temps réglé. Elle s’appelle Elsa, elle est belle, arrogante, abrupte voire davantage, et participe au même atelier d’écriture que Matteo, un rendez-vous hebdomadaire que propose Daniel, un écrivain qui n’a plus publié depuis des années. Matteo, sous le charme, n’a pas encore saisi qu’Elsa était prête à tout pour changer de statut social, en étant publiée, par exemple – et que le plus tôt serait le mieux. Aussi, après qu’elle s’est glissée (sans peine) dans le lit et la vie du jeune homme et qu’elle lui a demandé de relire le manuscrit de son roman, il fonce tête baissée et s’investit totalement dans cette entreprise, allant même jusqu’à en faire un peu trop, à l’insu de l'auteure du roman. « Je sabrais, peaufinais le montage, ajoutais quelques phrases çà et là. Les faiblesses saillaient au même endroit, ce n’était pas trop difficile. » Il est « conscient d’exagérer », mais cette tâche qu’il s’est fixée (améliorer le roman de celle qui ne peut lui offrir que son corps et certainement pas l’exclusivité) est pour lui de l’ordre du défi, un défi dont il ne mesure pas encore les conséquences, ni l’ironie à venir.
L’écriture, à l’image du protagoniste, est franche et nette comme pourraient l’être les coups que se portent les boxeurs lors des entraînements suivis par Matteo, sans détour ni manipulation (apparente) du lecteur, et tout sonne juste, d’un bout à l’autre des combats qu’il mène comme il peut, en se raccrochant à ce qu’il aime (les livres, le cinéma, la boxe) et à son emploi du temps minutieux, une béquille. Les détours sont ailleurs, dans la manière subtile dont les événements vont s’articuler, se superposer et s’entrelacer, quand le narrateur perd pied mais que la construction narrative conserve sa rigueur implacable (comme lui conserve son organisation de surface) et continue d’égrener les faits divers réels, tous tirés de Libération (placés à des endroits stratégiques du récit).
Remington a tout d’un roman noir et l’atmosphère, en symbiose avec l’écriture, y est pour beaucoup, de même que les références qui le parsèment (littéraires et cinématographiques, surtout) et certains événements (qu’on laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même) qui l’inscrivent dans le genre. Mais il reste avant tout un roman ancré dans notre temps, qui flirte avec le social et qui parle de la difficulté à vivre – à vivre et à écrire, et à vivre de l’écriture. Un roman d’écrivain, en somme, qui dévoile des préoccupations d'écrivain et qui expose entre autres, par le biais de la fiction, ce qu’on peut penser de la scène littéraire médiatisée (qui étouffe ou ignore les véritables auteurs), mais aussi de l’écriture tout court, discipline exigeante, qui requiert solitude et persévérance. Matteo en train d’écrire se présente plus souvent comme un laborieux, un artisan du verbe qui réfléchit au meilleur moyen d’agencer les mots et de se les approprier (quitte à manipuler ceux des autres), tout en étant conscient que ce n’est pas la gloire qui l’intéresse, « mais plutôt l’idée que l’on puisse obtenir quelque chose de concret à partir de son imagination. Il n’y a rien, et puis la phrase existe. » Miracle de l’écriture, ou de l’acte créatif en général, l’écrivain se posant d’emblée comme démiurge en composant à partir d’un « rien ». Une position pourtant instable dans le cas du narrateur, malgré le contrôle qu’il cherche à exercer sur son écriture et sur sa vie, qui l’amènera à outrepasser ses droits de créateur, libérant ainsi un ubris au fondement de toute tragédie humaine et littéraire.
(B. Longre)
Dans la même collection, plusieurs titres ont paru récemment.
La récup' de Jean-Bernard Pouy, Le doigt coupé de la rue du Bison de François Caradec, Noir béton de Eric Miles Williamson ou encore le premier tome de Lolita complex de Romain Slocombe.