Mes souvenirs - Histoire d’Alexina / Abel B.
Herculine Barbin
La cause des livres, 2008
Middlesex…
En 1874, le Docteur Ambroise Tardieu publiait un ouvrage scientifique intitulé "Question médico-légale de l'identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels", qui comprenait un manuscrit découvert en 1868, dans "une des plus pauvres mansardes du Quartier Latin". Auprès de ce manuscrit, un corps : celui d'Abel Barbin, âgé de vingt-huit ans, qui venait de se suicider. Abel, certes, pourtant né(e) Adélaïde Herculine Barbin (surnommée Alexina par ses proches) et rebaptisé(e) à vingt et un ans, après qu'un tribunal la/le déclare de sexe masculin. Une décision administrative qui tient compte de la « prédominance évidente du sexe masculin » d’Abel d’un point de vue physiologique, néanmoins insuffisante à résoudre les états d’âme de cet hermaphrodite et d’offrir de réponse à ses incessants questionnements identitaires.
Abel fait le récit de sa courte existence sans aucune prétention littéraire ("Ma plume ne peut se mesurer à celle de ces géants du drame", écrit-il en mentionnant Alexandre Dumas et Paul Féval) ; il se raconte avec pudeur et dignité – une tournure d’esprit engendrée selon toute vraisemblance par la honte qui l’habite, mais aussi par une éducation religieuse « parfaite », tout au long des années durant lesquelles il fut « fille » puis « femme». En effet, jusqu'à quinze ans, Herculine est confiée au "calme délicieux des maisons religieuses". Les "études sérieuses" comblent la jeune fille, ainsi que diverses amitiés avec certaines de ses camarades, à qui elle voue parfois des passions démesurées ; des comportements qui ne sont pas sans inquiéter les religieuses. Ces dernières ne lui inspirent qu'un profond amour, respectueux, et le soutien moral qu'elles lui apportent sera essentiel. Aussi, de retour chez sa mère, Herculine se voit proposer une carrière dans l'enseignement ; elle accepte, malgré "une antipathie non raisonnée mais profonde pour le métier". Deux ans d'école normale, où elle vit de nouveau entourée de jeunes filles, lui font prendre conscience de sa nature trouble ; ses sens en éveil ne cessent de la harceler dans un lieu qu’elle décrit pourtant comme un "sanctuaire de la virginité", et seule l'étude semble la protéger temporairement des pulsions qui la tiraillent mais qu’elle ne comprend pas. Ses études terminées, elle est affectée à l'école privée d'une petite ville et tombe amoureuse de Sara, une autre institutrice qui deviendra sa maîtresse, avec toutes les complications que ce statut provoque.
Rien de rocambolesque, ni de grivois, car l'humour n'a pas sa place ici ; à défaut, l’auteur exprime une lucidité désespérée et morbide. Si érotisme il y a, il n'est nullement prémédité ou gratuit, mais uniquement dicté par un profond désir d'authenticité de la part d'Abel Barbin ; un désir pourtant étouffé par la douleur qui nourrit ce récit : une souffrance infinie se dégage de ce témoignage, une souffrance morale, surtout, qu'il/elle ne cesse de clamer et de renvoyer à la face d'une société en marge de laquelle il se situe ; car sa nature hybride fait naître des réactions cruelles chez certains avides de scandale (en particulier la presse, qui multiplie les « insinuations perfides » quand il est déclaré « homme » par l’état civil) et même si d'autres le soutiennent (sa mère, les médecins, son amie Sara, ou encore l'évêque qui tranchera pour lui), il sait que les voies vers un bonheur simple lui sont fermées, comme à jamais voué à la marginalité ; pour preuve, devenu officiellement un homme, il admet que sa "connaissance intime, profonde de toutes les aptitudes, de tous les secrets du caractère de la femme" ferait de lui "un détestable mari". Une souffrance née d’une ambivalence inscrite au cœur du texte (oscillant sans cesse entre le masculin et le féminin pour parler de lui), que lui/elle-même est incapable d’apaiser et qui le mènera au suicide.
Tout comme leur auteur, ces mémoires très particuliers, écrits d'une plume élégante, ont une histoire : nous devons à Michel Foucault d'avoir retrouvé le texte dans les archives du Département de l'Hygiène publique, de l'avoir publié en 1978, accompagné de documents d'époque et d'avoir ainsi fait connaître Abel/Herculine Barbin, mi-homme, mi-femme, incapable de définir sa véritable identité sexuelle, qu'elle soit biologique ou psychique. Tragédie identitaire, récit d'éducation, témoignage de l'histoire privée, ce récit frappant et sincère est aussi un appel à la compassion et au respect. « Il est difficile de lire une histoire plus navrante, racontée avec un accent plus vrai », disait Ambroise Tardieu en introduction de ces Souvenirs.
Blandine Longre
En annexe de cette publication soignée et fort agréable à parcourir, on trouvera divers éléments de documentation – dont un texte d’Antoinette Weill (qui retrace les lois scolaires qui se sont succédées au cours du XIXe), des données chronologiques et biographiques, le rapport précis de l’examen médical d’Herculine, à l’âge de 21 ans, ainsi que quelques photos d’un hermaphrodite inconnu, signées Nadar.
Le titre de cet article fait référence au roman de Jeffrey Eugenides, Middlesex - critique en ligne.
Commentaires
herculine Barbin ! ça alors !! J'ai lu ce livre il y a des années! je l'avais trouvé chez un libraire d'occasion, il était paru chez je ne sais quel éditeur... ça avait été un choc, je devais avoir 17 ans !! :-) (après, on s'étonne... !)
La question de l'ambivalence du sexe biologique embarrasse depuis longtemps ceux qui, pour diverses raisons, ont besoin de penser que tout est binaire et que les rôles doivent être clairs. Mais Montaigne s'était déjà étonné... qu'on puisse s'étonner d'un hermaphrodite et concluait l'un de ses essais (Livre 2 , chapitre 30 : "D'un enfant monstrueux") en disant : rien n'est contre nature, "rien n'est que selon elle, quel qu'il soit".
Anne : non, je ne m'étonne plus (et je comprends mieux maintenant :-D)
Christophe : merci pour cette belle formule, que je ne connaissais pas (ou que j'avais oubliée !) et qui sonne très juste.